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LE SOIGNANT PLEURE AVEC LA PERSONNE SOIGNEE

Suite à la réflexion autour du ressenti et du vécu émotionnel du soignant face à une personne en pleurs, voici une présentation réflexive autour de l’infirmier pleurant avec une personne soignée. La neutralité émotionnelle est à nouveau questionnée, accompagnée de la juste distance professionnelle, d’un questionnement autour du rôle et de l’identité du soignant ainsi qu’une approche des conditions qui permettent au soignant de pleurer avec une personne soignée.

Tous les soignants sont réticents à pleurer avec le patient. Les soignants ayant déjà pleuré avec un patient le semblent moins, mais expriment tout de même une certaine retenue. Voici quelques témoignages : « Je me retenais, je reconnais que je me retenais, il me semblait que je n’étais pas aidante si je montrais mes larmes. Puis parfois il me semblait que ça aurait touché des familles […] de voir que le soignant était capable de pleurer » (n°2, p.5) ;

« ça m’est arrivé d’avoir les larmes aux yeux et j’ai essayé de me cacher en fait […] pas montrer ma faiblesse […] on a peut-être aussi le droit de dire, ben voyez, ben cette personne elle est partie, ben je suis touchée […] c’est plus facile à de le dire comme ça que dans la situation » (n°3, p.6).

Je trouve cela quelque peu surprenant puisque plusieurs soignants et patients insistent sur le fait que voir quelqu’un pleurer les fait pleurer. L’infirmière et sociologue Mercadier confirme que les larmes sont contagieuses, à l’hôpital comme au cinéma. L’hypothèse peut être la suivante : afin de maintenir la norme sociétale, les soignants maîtrisent leurs affects pour répondre à la nécessité d’une certaine neutralité émotionnelle. Cependant, un problème peut être soulevé : « L’absence d’affectivité peut devenir pour les infirmières la réponse

émotionnelle standard, programmée. » (Lawler, 2002, p.142), ce qui peut l’empêcher d’entrer en relation sur un plan existentiel avec le patient ou d’entrer dans ses moments difficiles.

Cette neutralité émotionnelle est notamment perçue dans la manière dont les soignants parlent de leurs affects. Ils utilisent un vocabulaire mesuré, pondéré, proche de la neutralité.

Le terme « touché » revient souvent. Il me semble que tous les soignants interviewés ont le souci de présenter au malade, soit uniquement quelques bribes d’émotions, ou même, un

« visage qui ne laisse rien paraître de leur expérience émotionnelle, qu’elle soit agréable ou désagréable. » (Mercadier, 2002, p.177), ceci dans le but de se préserver des débordements redoutés et répondre au devoir de maîtrise émotionnelle afin de rester aidant. « On peut exprimer nous-même nos propres émotions quand on est touché, mais faut pas que ça rentre dans la pathologie, que ce soit le patient qui vous prenne dans les bras » (n°4, p.7).

Certains propos de soignants me semblent tout de même surprenants : pleurer avec le patient,

« C’est trop demandé ça » (n°5, p.4) ou encore « Là on sort du professionnalisme » (n°8, p.8).

Ces données viennent de soignants ayant travaillé uniquement en chirurgie. Pleurer avec un patient ne serait pas professionnel ! C’est étonnant et surprenant de réaliser que certains soignants perpétuent cette image de la soignante toujours

« Souriante, aimable, disponible, qui ne pleure ni ne se met en colère, maîtrisant toutes les situations sans avoir peur, sans plaisir ni dégoût au contact du corps du malade : la bonne soignante est très proche de la neutralité émotionnelle, sans être complètement neutre sous peine d’être accusée d’indifférence, de froideur. » (Mercadier, 2002, p. 177).

La professeur Lawler affirme que ce contrôle émotionnel fait partie de l’approche soignante. Actuellement reconnaître ses émotions est normal alors qu’historiquement, une des caractéristiques d’une soignante adéquate était justement de pouvoir cacher ses réactions émotionnelles. Paraître ou être ? Qu’est-ce qui différencie l’individu soignant du professionnel soignant ? Qu’est-ce qui différencie le soignant professionnel du soignant humain ? Qu’est-ce qui fait partie de l’identité soignante et qu’est-ce qui fait partie de l’identité de l’individu, en quoi se rejoignent-elles ou se confrontent-elles ? Certaines de ces questions sont reprises dans la synthèse-discussion.

Il semblerait que les soignants, tout comme les patients, préfèrent pleurer seuls. Aussi les infirmiers ne vont pas montrer leurs larmes au patient. Ils estiment que cela n’est pas judicieux ni aidant. Un infirmier semble différencier son rôle de soignant du fait d’être un être humain ; voici ce qu’il affirme après avoir pleuré avec un patient : « Là ce n’était plus un patient, une infirmière, mais deux êtres humains qui partageaient un petit moment. » (n°9, p.5). Pour l’infirmière Perraudin, pleurer avec le patient peut être un signe d’authenticité du soignant. Mais il faut rester soutenant. L’énergie mobilisée ne doit pas servir à consoler le soignant lui-même ; aussi des lieux pour exprimer ses émotions en tant que soignants devraient exister à l’hôpital. Etre aidant et authentique pour être un soignant, est-ce réellement humain ? Le soignant, doit-il toujours et encore se maîtriser d’une telle manière à paraître fort alors qu’il n’est rien d’autre qu’un être humain ? Existe-t-il une différence entre être un soignant et être un être humain ? Le soignant devrait-il porter un rôle qui le différencie d’un être humain authentique ? Serait-il amené à refouler ses émotions pour être professionnel et remplir son rôle d’aide ou de soignant ? Ne serait-ce pas là un principe à remettre en question ? Il me semble que pleurer avec une autre personne relève de l’authenticité envers l’autre et envers soi-même. Même si le soignant ne peut reprendre ses esprits directement, il lui est toujours possible de revenir par la suite auprès de la personne et de discuter de la situation qui vient de se produire pour ensuite pouvoir chercher avec la personne soignée,

ensemble, une solution. Il me semble que le soignant doit apprendre à respecter son caractère d’être humain.

Se révéler un être humain soignant aidant est une mission qui peut paraître paradoxale.

Selon Walter Hesbeen, le soignant ne peut se contenter d’imposer son aide, il est invité à favoriser le déploiement des moyens les plus judicieux auxquels le patient lui-même peut recourir. Dans ce sens, il me semble logique que ceci amène à la probabilité suivante : dans une même journée, le soignant peut se révéler être aidant dans une situation donnée et pas dans telle autre. En effet, « Cette probabilité d’être aidant est d’autant plus aléatoire qu’aucune situation de vie n’est comparable et qu’aucune gradation entre ces situations ne peut être établie. » (Hesbeen, 2003, p.13). A mon avis, le soignant peut penser ne pas être aidant pour le patient lorsque ce dernier le voit pleurer. Mais finalement, n’est-ce pas simplement être un humain authentique ? Un être humain soignant qui pleure n’élimine en rien la possibilité d’offrir des moyens qui peuvent être saisis par le patient, des moyens qui pourront l’aider dans sa situation singulière, me semble-t-il.

Quelle est la juste distance possible à entretenir avec la personne en pleurs ? La distance juste, selon Marie de Hennetzel se dessine autour de la capacité d’accueillir l’intimité psychique et physique des échanges et la capacité d’admettre ses peurs, échecs, vulnérabilité.

La distance juste « n’est pas une distance entre soi et l’autre, mais la distance que nous pouvons établir vis à vis de nos propres affects, non pas les déniant ou en les refoulant, mais en acceptant d’être en quelque sorte leur disciple. » (Hennetzel, 1998, p.56). Il me semble que cette distance ne refuse en rien la partage des pleurs entre soignants et soignés.

Des conditions pour qu’un soignant pleure avec un patient semblent énoncées par quelques personnes soignées : une personne en fin de vie et une certaine durée de la relation du soignant avec une personne soignée. Comment le soignant, dans un service de chirurgie, réagit-il à la rencontre d’une personne en fin de vie ? Quels sont ses ressentis ? A-t-il un espace d’expression ?

Il me semble que la durée de la relation de l’infirmier avec le patient joue un rôle sur l’attachement du soignant au patient et vis-versa. Bernard RiméXIX met en lien la perpétuation des liens d’attachement avec le partage social de l’émotion. Une contagion émotionnelle qui suscite de l’empathie provient de l’intensité de l’expérience écoutée qui provoque de l’émotion à celui qui écoute. « On sait qu’une personne qui s’engage dans des confidences intimes manifeste ensuite de l’affection pour son auditeur, et que celui-ci exprimera après coup d’autant plus d’affection pour l’auteur des confidences que celles-ci ont été intimes. » (Rimé, 2004, p.26) L’affection réciproque est alimentée par le partage social émotionnel d’une situation. Les personnes concernées sont généralement des intimes. Mais il me semble que le soignant vit aussi des moments émotionnellement intenses avec le patient, eux-mêmes incluant parfois la révélation de confidences intimes. Ces dernières peuvent favoriser un certain attachement et donc un vécu émotionnel d’autant plus intense. Ce vécu pourrait favoriser une expression plus aisée de pleurs du soignant dans le cas d’une situation difficile.

XIX Professeur de psychologie à l’université de Louvain, en Belgique

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