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V. CONTRAINTES TOUCHANT LES PERSONNES SOLLICITANT L’AIDE

1. Catégories discursives

1.4 Le racisme et la stigmatisation

L’abréviation même de « NEM » pour parler de personnes ayant reçues une décision de « non entrée en matière » concernant leur demande d’asile, est elle-même stigmatisante.

La substantialisation de ces initiales pour désigner des personnes mène en effet à une essentialisation de cette catégorie. Par cette appellation les personnes arrêtent d’être des

individus, pour devenir des « NEM »8 ! La catégorie de « NEM », qui plus est lorsqu’elle est essentialisée, renvoie aux personnes les plus démunies, mais aussi les plus indésirables qui soient. Le fait que les autorités leur fassent très clairement ressentir qu’ils n’ont rien à faire en Suisse, et qu’on ne les veut pas ici, doubler des préjugés les assimilant à des dealers, les font véritablement penser qu’on les considère, et se considérer eux-mêmes, comme des moins que rien. J’ai à ce propos souvent entendu dans le discours de mes informateurs qu’on ne les considérait, ni ne les traitait ici comme des humains, mais au mieux comme des animaux (quoique les animaux domestiques avaient en suisse un sort peut-être plus enviable qu’eux-mêmes). Je me rendis compte en diverses occasions, que mes informateurs avaient honte d’être des « NEM », et plus généralement requérants d’asile ! Lorsque je leur présentais des amis ou que nous rencontrions de nouvelles personnes, ils me demandèrent à plusieurs reprises de ne pas dire comment je les avais rencontrés, afin que les personnes ne sachent pas qu’ils étaient des « NEM ».

Cette stigmatisation peut être assimilée à une forme de déni de reconnaissance, qui selon C. Taylor (1994) peut causer un dommage réel aux personnes ou groupes qui en sont victimes, et de ce fait constituer une forme d’oppression. Cet auteur se base notamment sur la célèbre analyse que livre F. Fanon, dans son livre Les Damnés de la terres, où il affirme que des armes les plus efficaces de l’oppression de groupes dominants sur les dominés est l’image dépréciative d’eux-mêmes qui leur font intérioriser. Afin de pouvoir se libérer, les groupes dominés devraient donc chercher à se débarrasser de cette image dépréciative et destructrice, qui leur est imposée. Il me semble que ces analyses, même si elles ont été menées dans des contextes forts différents, correspondent très bien à la réalité qu’il m’a été donnée d’observer. J’ai pu en effet constater l’effet ravageur de la dévalorisation, dont étaient victimes mes informateurs, et qu’ils avaient fini par intérioriser complètement au point d’avoir honte d’eux-mêmes et de leur situation.

Il est probablement assez difficile d’identifier précisément d’où provient ce sentiment de honte, ainsi que la stigmatisation qui touche les « NEM » et plus généralement les requérants d’asile africains. R. Poli et G. Gold (2006) ont cependant mis en évidence les glissements qu’opéraient notamment certains articles de presse. La dernière campagne de

8 J’ai par conséquent moi-même cherché à éviter autant que possible cette abréviation pour parler des personnes frappées d’une décision de NEM. Si il m’arrive de parler « des NEM », ce n’est que pour refléter un discours essentialisant et stigmatisant.

l’UDC a elle aussi repris et affiché dans toute la Suisse le rapprochement entre étrangers et criminels. Les propos de mes informateurs mettaient aussi en évidence le rôle de la police dans ce sentiment de stigmatisation.

« Et aussi, il y a la police qui vient tous les jours nous déranger. Nous dire : « vous êtes des vendeurs de drogues », nous suspecter. Ça dérange vraiment, ce n’est pas facile de vivre comme ça ! »

Entretien avec Pierre.

Même si il est probable que la police ne vient en fait pas tous les jours au foyer du Lagnon pour le leur dire explicitement, cette citation nous montre en revanche bien ce que peuvent ressentir les personnes concernées. A ce propos Issa et Ibrahim m’ont raconté qu’une fois lorsqu’ils roulaient en ville en vélos, la police les arrêta en invoquant l’absence de phares. Une fois arrêté, les agents de police leur demandèrent si il n’avait pas une

« boulette » (probablement de cocaïne) à leur vendre. Ibrahim et Issa les traitèrent alors de

« faux flics », en leur rétorquant que tous les Noirs n’étaient pas des dealers ! Et les policiers les laissèrent alors repartir. Au-delà de l’aspect presque comique de la chose, cette anecdote montre bien les jeux auxquels peuvent se livrer des agents de police, et la manière dont ils peuvent ainsi faire comprendre qu’ils considèrent tous les Noirs comme des dealers potentiels.

J’ai eu l’occasion d’observer certaines tentatives de lutte contre cette image dépréciative du Noir et du « réfugié » (au sens large). La première figurait sur la forme d’inscriptions sur les murs du foyer du Lagnon, qui fustigeait « Babylone », et glorifiait « Jah Rastafari » et la terre promise africaine. Le recours à la religion Rastafari et la rhétorique qui lui est lié est, à mon sens, emblématique de cette volonté lutte contre l’image imposée par le groupe dominant sur les groupes dominés, puisqu’elle se base presque entièrement sur la revalorisation de l’Afrique, et de l’Africain, au dépend de l’homme blanc et de la société qu’il a engendré : « Babylone »9. La seconde tentative était le fruit non des acteurs concernés eux-mêmes, mais de l’UNHCR, qui par une campagne d’affichage visait très explicitement une revalorisation de l’image des réfugiés. Sur une de ces affiches figurait une célèbre photo d’Einstein, avec l’inscription suivante : « On peut être génial et être un réfugié. Einstein était un réfugié. » Cette affiche se trouve dans chaque container de « Genève roule », où les

9 Pour plus de détail à ce sujet voir notamment Lieberherr (1987) ou Volpato (2000).

requérants d’asile et les personnes ayant reçue une décision de « NEM » travaillent (pour 3 francs de l’heures).

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