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Le réveil de la conscience des droits civiques

Section 1 : Les transformations de la société urbaine chinoise

1. Le réveil de la conscience des droits civiques

À en croire le politologue Wang Shaoguang, quand le niveau de différenciation sociale est faible, les gens sont « satisfaits » de leur situation et ne disposent pas de conscience de « revendication ». Ils ne cherchent pas à influencer les politiques publiques qui affecteraient éventuellement leurs propres intérêts. Cependant, l’accentuation de la différenciation sociale rendant les gens plus sensibles à leurs propres intérêts, ils deviennent plus enclins à revendiquer1.

Avant les réformes, la planification régissait le système économique chinois. Il n’existait alors dans la société que deux configurations : l’économie était, soit nationale, soit collective, même si quelques formes d’économie privée -comme le petit commerce survivait, mais en déclin. En effet, durant le système planifié, les intérêts privés étaient stigmatisés et condamnés à disparaître au profit de l’intérêt général. Les réformes économiques lancées à partir de 1978 ont changé les données du problème. Les secteurs national et collectif n’apparaissent plus comme les seuls légitimes : d’autres formes économiques, privées ou semi-publiques, sont autorisées ; la différenciation des intérêts commence à poindre. Accompagnant la diversification des formes de production, de nouvelles couches sociales apparaissent : à côté des cadres, des ouvriers, des paysans, des intellectuels et des « ennemis du socialisme », on assiste à l'arrivée, des entrepreneurs privés, des managers, des travailleurs indépendants, des travailleurs migrants, mais aussi de personnes sans emploi et de chômeurs.2

La restructuration de l’économie et l’apparition de nouvelles couches sociales entraîne la différenciation des intérêts et des demandes divergentes, ainsi que des conflits

1 WANG Shaoguang, «Zhongguo gonggongyicheng shezhi de moshi» (Les modèles des prises de décisions

en Chine), in Zhongguo shehui kexue, vol. 5, 2006, p. 94 ; voir aussi HUNTINGTON Samuel P., Political Order in Changing societies, Yale University Press, 1969, p. 32.

2 ZHU Guanglei, Dangdai zhongguo zhengfu guocheng (Le processus gouvernemental dans la Chine

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économiques et sociaux1. De même, la reconnaissance progressive de la propriété privée par l’État 2 renforce la prise de conscience et l’identification de leur intérêt personnel par les citoyens, qui augmentent le processus d’individuation. Au fil du temps, ces derniers ont appris à utiliser les dispositions législatives pour protéger leurs droits légitimes : au lieu de demander de l'aide aux organes du Parti, comme ils le faisaient avant, les citoyens préfèrent de plus en plus intenter des procès ou consulter un avocat pour régler leurs différends.

Entre 1999 et 2004, par exemple, les litiges civils ont augmenté de 30 %, atteignant 4,3 millions3. Depuis la promulgation en 1990 des textes relatifs au contentieux administratif, les Chinois en profitent abondamment ; ils s’appuient fréquemment sur cette loi pour déférer les agences gouvernementales en justice et défendre leurs droits contre les abus commis par les organismes d'État. De 1996 à 2002, 90 550 affaires ont été en moyenne engagées chaque année, ce qui représente neuf fois plus de saisines des tribunaux administratifs qu’en 1990, où les dossiers ne concernaient encore que 10 003 cas4,total particulièrement faible compte tenu de l’immensité du territoire et de la population.

De plus, avec le développement de l’économie de marché et l’introduction graduelle des valeurs occidentales, l’individualisme 1 se développe en Chine. Malgré la succession des générations depuis soixante ans, il reprend en quelque sorte sa place au fur et à mesure qu’il s’émancipe des contraintes antérieures, qui le réduisaient au profit de la primauté attribuée à la collectivité. Si la propagande communiste du passé pressait les citoyens d’agir volontairement comme « petites vis » (luosiding) en faisant des sacrifices personnels

1 LI Peilin, «Introduction : Changes in Social Stratification in China Since the Reform», in Social Sciences in

China, vol. XXIII, n°1, Spring 2002; LI Qiang, Stratification in China’s Urban society during the transition period, in Social Sciences in China, vol. XXIII, n°1, Spring 2002

2 La nouvelle rédaction de l’article 13 de la révision constitutionnelle de 2004 a réintroduit dans le droit

chinois la notion de propriété privée (Siyou caichan quan) abolie dans les années 1950; en lui accordant un statut presque égal à ceux de la propriété d’État et de la propriété collective, cette avancée libérale peut en revanche être considérée comme le résultat du processus de renforcement des droits réels. La loi de mars 2007 a d’ailleurs renforcé la reconnaissance de la propriété et des droits d’usage des personnes, en complétant la procédure d’attribution de ces droits. Certains ont vu dans la promulgation de ce texte la mise à bas d’un des derniers vestiges du communisme (voir Libération, AFP du 16 mars 2007), jugement qui reste très exagéré, bien que la légalisation de certaines possessions privées soit cependant la marque concrète d’une évolution et d’un tournant irréversible importants.

3KAHN Joseph, «Rebel Lawyer Takes China’s Unwinnable Cases», in International Herald Tribune, 13

December 2005.

4 Guojia Tongji ju (National Statistical Bureau), Zhongguo tongji nianjian 2003 (Chinese Statistical

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pour « la grande cause de la construction du socialisme », il est aujourd’hui très difficile pour la population en général de se conformer à cette solidarité imposée : hommes et femmes réclament de plus en plus l’autonomie et la liberté, notamment dans la recherche d'emploi, les activités commerciales, la vie privée, les libertés d’association, d’expression, de croyance, etc2 ; les populations exigent aussi l'égalité des droits civils.

Ainsi, en 2003, le jeune diplômé Zhang Xianzhu a tenté d’être recruté comme fonctionnaire de la municipalité de Wuhu dans la province d’Anhui. Malgré ses excellents résultats au concours, dont il sort premier parmi des centaines de postulants, il n’est pas embauché par le Bureau du personnel municipal sous prétexte qu’il est porteur du virus hépatite B. Considérant que ce Bureau « l’a privé de son droit à participer au concours des fonctions publiques en toute égalité » et « a violé son droit légitime de citoyen d’accéder aux fonctions publics »3, Zhang poursuit ce Bureau du personnel devant le tribunal. Le procès constitue la première affaire historique concernant la discrimination du travail dans la République populaire de Chine, et bénéficie d’un large écho dans la société. A l’instar de Zhang Xianzhu, d’autres victimes de discriminations recourent eux aussi à l’arme judiciaire pour défendre leur droit d’accès au travail.

Ces exemples démontrent que les Chinois ont de plus en plus conscience de leurs droits civiques : ils ne supportent plus que les agents publics de l’État ou des collectivités territoriales les traitent comme de simples « petits gens » (laobaixing), 4 et revendiquent désormais leur statut de « citoyen » 5 à part entière.

1 Voir ROCCA Jean-Louis, La condition chinoise : La mise au travail capitaliste à l’âge des réformes (1978-

2004), Karthala, 2006, p. 24-37.

2 LIOU Tom Kuotsai, «State-society relations in post-Mao Chinese economic reforms: changes and

challenges», in International Journal of Economic Development, vol. 2, n° 1, 2000, p 132-154. Voir également GOLDMAN Merle, From comrade to citizen: The struggle for political rights in China, Harvard University Press, 2005.

3 Selon le réquisitoire de ZHANG Xianzhu, disponible sur : http://news.sIna.com.cn/s/2004-01-

14/23022633267.shtml, consulté le 23 novembre 2010.

4 Si l’on recherche la phrase « jiao wo gongmin, buyao jiao wo laobaixing » (appelez-moi citoyen, pas

laobaixing) par le moteur de recherche Google, on pourrait trouver 581 000 résultats en chinois. http://www.google.fr, consulté le 16 novembre 2010.

5 Il convient de signaler que de nombreux chercheurs abordent ce thème en s’appuyant sur les mouvements

sociaux : l’analyse des protestations des citoyens chinois les amène à conclure que la conscience des droits citoyens se réveille en Chine. (Voir GOLDMAN Merle, op.cit. ; O’BRIEN Kevin, « Rightful resistance », in World Politics, vol. 49, n° 1, oct. 1996, p. 31-55 ; PEI Minxin, «Right and Resistance : The changing contexts of the dissident movement», in PERRY Elizabeth J. and SELDEN Mark, Chinese society : Change, conflict and resistance, Londres, Routledge, 2000, p. 20-40.

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