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A. La socialisation par les portraits reconfigurée tout au long de l’évolution technique de

1. Le portrait aux prémices de la photographie

La pratique du portrait répondrait, selon Adeline Wrona, à un besoin anthropologique : celui, pour une société donnée, « d’inventer les modalités poétiques d’une représentation articulant l’individuel et le collectif, le singulier, et le général. »152

. Ainsi, dans la figure du portrait et de l’autoportrait s’articule un « je-nous », dans le sens où la représentation d’un individu particulier renvoie à un collectif. Tout portrait ou autoportrait est en effet produit à une époque et dans une société données ; et les formes de ses représentations sont influencées par « tout un système symbolique, culturel, sociologique »153

.

Selon l’auteure, la Renaissance serait « l’âge du portrait »154

. Les tableaux et leurs représentations picturales sont voués à être « socialisés », puisqu’ils anticipent une réception collective, c’est-à-dire au-delà de deux ou trois personnes. Il faut dès lors penser l’œuvre d’art dans son espace social et l’articulation qui se joue entre « l’espace de l’œuvre » et « l’espace

152

WRONA Adeline. Face au portrait : de Sainte-Breuve à Facebook. Paris Hermann, 2012, p.24

153 Ibid., p. 21 154 Ibid., p. 34

42 public »155. Le portrait et l’autoportrait ne sont donc pas destinés à rester autonomes, ce qui va se confirmer avec les prémices de la photographie.

La pratique du portrait reprend de l’ampleur dès l’invention du daguerréotype – procédé qui consiste à fixer par l’action conjuguée de la lumière et de vapeurs d’iode, une image positive sur une plaque de cuivre recouverte d’une couche d’argent. Le premier portrait sur daguerréotype est celui réalisé par Daguerre en 1837156. Les usages de cette nouvelle technique, présentée par le scientifique et homme politique François Arago à l’Assemblée française, sont rapidement détournés au profit d’essais de portraits qui représentent des enjeux industriels et financiers colossaux157

. On cherche alors à améliorer la technique afin de réduire le temps de pose, et la pratique du portrait devient, selon les auteurs de l’ouvrage La photographie, « l’activité centrale des années 1840 ». A cette époque, le portrait photographique est difficilement réalisable autrement que par des professionnels qui disposent des techniques et matériels les plus actualisés. C’est à partir de 1841 que la profession de portraitiste spécialisée dans les daguerréotypes apparaît, « soutenue par la demande d’une clientèle variée et de plus en plus importante. »158

.

En 1859, la mode est aux portraits-carte de visite. L’entrepreneur Adolphe Eugène Disdéri a alors l’idée de coller l’image de ses clients au dos d’une carte de visite et «l’accroissement d’un public friand de sa propre effigie »159

permet de développer rapidement son commerce. Le temps de pose est réduit grâce à a technique du collodion humide, ce qui permet aux modèles d’adopter différentes postures et mises en scène. Le format du portrait étant devenu facilement transportable, il « s’avère foncièrement adapté à la manipulation collective, et aux échanges sociaux »160 selon Adeline Wrona. Les portraits-cartes de visite sont en effet destinés à être échangés : « leur propriétaire est invité à laisser une image de lui, en l’absence de la personne visitée à son domicile. Ou bien l’image circule par la poste, et le format carte ressemble alors davantage à la carte postale »161. Ces échanges de portraits photographiques amènent de nouvelles pratiques de collection et avec elles les premiers « livres de visages »162, les albums dans lesquels sont assemblés les portaits-cartes.

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Ibid., p.25-26

156

GERVAIS Thierry, MOREL Gaëlle. La photographie. Paris Larousse, 2011, p.19

157 Ibid. 158 Ibid., p. 58 159 Ibid., p. 60 160

WRONA Adeline. Face au portrait : de Sainte-Breuve à Facebook. Paris Hermann, 2012, p. 93

161

Ibid., p. 95

162

WRONA, Adeline. Colloque médias 09. In: Autoportraits collaboratifs et portabilité du moi. Les formes renouvelées du portrait au temps du numérique. Université Paul-Cézanne, Aix-en-Provence, décembre 2009, p.5

43 Disdéri met en avant que le portrait doit faire transparaître la personnalité du sujet reproduit. Mais pour Gervais et Morel, au-delà de la représentation de l’individu, il s’agit de faire figurer « la condition à laquelle aspire le modèle ». Ils expliquent ainsi que « dans une mise en scène théâtrale, l’expression de l’individu se perd parmi les objets qui témoignent de l’appartenance à un genre : la classe sociale bourgeoise. »163.

Avant les années 1930, les différences de la pratique du portrait sont remarquables entre les familles bourgeoises et citadines aisées et les familles « populaires et surtout paysannes »164 selon l’enquête de Sylvain Maresqua. Les premières font régulièrement recourt à un photographe professionnel pour tirer le portrait des visages qui composent la famille. La photographie s’inscrit alors dans « la logique dynastique jusque-là réservée au portrait peint »165

. Quant aux secondes, les portraits restent alors largement dépendants « des rares rituels collectifs devenus synonymes de photographies, au premier rang desquels les mariages. ». Les représentations de cette population sont donc principalement collectives à cette époque.

Selon le sociologue, la véritable démocratisation du portrait photographique individuel s’est jouée durant la guerre de 1914-1918 pour les hommes, « puisque c’est à cette occasion que les conscrits obtiennent d’être photographiés, quel que soit leur grade ou leur milieu d’origine ». En 1920, la plupart des enfants issus des milieux modestes obtiennent leur premier portrait photographique avec la photographie de classe. Puis le portrait photographique devient obligatoire en 1940 avec la carte d’identité.

Après la Libération, les portraits photographiques vont connaître une « diffusion élargie » avec les cartes postales. Ces photographies sont produites lors des « premiers déplacements, du voyage de noces ou des premières vacances »166 et sont envoyées aux proches.

La production des portraits photographiques a donc connu une croissance exponentielle depuis l’invention du daguerréotype ; et ces photographies se comptent par millions en Europe et aux Etats-Unis selon Maresca. Toutefois, « leur acquisition n’a commencé à devenir accessible aux couches les plus modestes de la population qu’à partir de la fin du XIXe siècle. Certes, les premiers appareils Kodak conçus pour le grand public apparurent sur

163

GERVAIS Thierry, MOREL Gaëlle. La photographie. Paris Larousse, 2011, p. 62

164 MARESCA Sylvain, « L’introduction de la photographie dans la vie quotidienne » [Document en ligne]

Études photographiques, 15, 2004, p. 61‑77

165 Ibid. 166 Ibid.

44 le marché américain dès 1889, mais il fallut attendre les années 1960 pour voir les Français acheter en masse leur premier appareil photo. »167.

La pratique photographique « à usage privé » prend sont essor avec la commercialisation des premiers appareils automatiques et bons marchés, les Instamatics, en 1963. A ce moment, « l’immense majorité des gens utilisent leur appareil dans le but exclusif de réaliser des photographies de leur famille, à l’occasion des fêtes, réunions, événements marquants, vacances. »168

.

Dans les années 70, les congés payés, le développement des loisirs et des moyens de communication permettent à des millions de gens de voyager. Pour la majorité des amateurs, « la photo n’est avant tout qu’un moyen de garder un souvenir en images, aussi bien des membres de leur famille, des amis que des sites parcourus »169

. Le portrait photographique est alors touristique.

2. La standardisation des autoportraits photographiques par leur mise en