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Le paradigme de Stroop chez les bilingues

4. L’évolution du caractère obligatoire en fonction du niveau de pratique

4.3. Le paradigme de Stroop chez les bilingues

Une méthode plus prometteuse, à première vue, pour étudier l’évolution du caractère obligatoire du traitement automatique en fonction du niveau de pratique, consiste à utiliser le paradigme de Stroop standard avec des mots appartenant à une seconde langue. L’acquisition d’une seconde langue survient plus tard que l’apprentissage de la lecture, parfois même à

24 l’âge adulte (et donc à une période du développement où le système nerveux et les fonctions cognitives sont matures), et implique une pratique intensive et naturelle qui peut être relativement bien contrôlée. Cette méthode peut ainsi permettre d’évaluer l’interférence en fonction du degré d’automaticité de la lecture du second langage en évitant les biais liés à l’âge (chez des sujets sans problèmes cognitifs).

4.3.1. Comparaison des effets Stroop obtenus dans les deux langages

Cette situation expérimentale a essentiellement été utilisée pour investiguer la structure de la représentation des connaissances chez les bilingues, notamment les relations lexicales et sémantiques entre les différents langages (e.g., Altarriba & Mathis, 1997). Les études concernant le contrôle du traitement automatique (avec ce paradigme spécifique) ne sont pas légion, mais certains travaux ont apporté des informations notables sur l’automatisation. Tzelgov et al. (1990) ont montré par exemple que le contrôle cognitif était plus efficace pour la première langue (L1) que pour la seconde (L2). Ils ont manipulé la fréquence du langage des mots écrits (à ignorer). Les sujets étaient informés de cette manipulation. Ils savaient ainsi que la plupart des mots présentés seraient en L1 ou en L2 (80% des mots étaient dans un langage, 20% dans l’autre). Les auteurs considéraient que les attentes des participants (à propos d’un langage donné) induiraient un plus grand contrôle sur le traitement (des mots écrits attendus). L’effet de la congruence (seules une condition congruente et une condition incongruente furent utilisées) s’atténuait de façon significative quand les mots attendus appartenaient principalement à L1, quel que soit le langage de réponse. Aucune différence n’était observée (l’effet de la congruence ne variait pas) quand les mots attendus concernaient essentiellement L2. Ce résultat fut obtenu avec des participants de L1 arabe et de L2 hébreu (Expérience 1), et de la même manière, pour des sujets de L1 hébreu et de L2 arabe (Expérience 2). Les auteurs ont avancé que des mécanismes de contrôle appliqués aux processus de lecture seraient mis en œuvre à partir d’un certain degré d’automaticité, ce qui expliquerait la relation en U inversé observée dans les études qui évaluent l’interférence en fonction du niveau de pratique de la lecture (p. 769).

Néanmoins, certains résultats semblent contredire l’idée que l’interférence diminue (après une brève phase de croissance) quand l’automaticité d’un traitement s’accentue. En effet, si cette relation était vérifiée, l’interférence devrait être plus importante avec des mots présentés en L2 qu’avec des mots présentés en L1. Sumiya et Healy (2008) ont pourtant constaté (avec des participants adultes de langue maternelle anglaise qui apprenaient le

25 japonais) que l’interférence apparaissait plus forte quand les mots étaient présentés en L1 (quel que soit le langage de réponse). Ils ont également mentionné que la taille de l’interférence, pour les stimuli appartenant au second langage (réponses en L1), n’était pas significativement corrélée avec les habiletés de lecture en L2. Lee et Chan (2000) ont trouvé cependant que l’interférence était similaire dans les deux langues des sujets (des chinois adultes qui apprenaient l’anglais). Ils précisèrent toutefois que le niveau des participants dans les deux langues était équivalent. Ce dernier résultat suggère que l’interférence dépendrait du degré d’automaticité du traitement non-pertinent.

4.3.2. Evolution de l’automaticité du second langage

Peu d’études ont mesuré l’évolution de l’interférence en fonction du niveau de pratique avec des mots du second langage (en demandant aux participants de dénommer la couleur des stimuli dans leur langue maternelle). La première fut réalisée par Mägiste (1984) avec des participants de langue maternelle allemande (âgés de 14 à 19 ans) qui apprenaient le suédois. Elle utilisa deux tâches de type Stroop (couleur-mot et image-mot). L’interférence n’évoluait pas en fonction du niveau de suédois (évalué par la durée de résidence en Suède ; tous les sujets vivaient en Suède) dans la tâche de Stroop couleur-mot, alors qu’elle semblait augmenter de façon croissante dans la tâche de Stroop image-mot (aucune analyse inférentielle n’a été réalisée sur ces données). L’auteur suggéra que la quantité d’interférence induite par les mots suédois était directement liée à la pratique de ce langage. Chen et Ho (1986) ont observé une diminution de l’interférence à partir de la deuxième année de primaire et à nouveau une augmentation à l’université avec des participants chinois de seconde langue anglaise (l’acquisition de l’anglais commençait à l’école primaire). Mais l’âge était confondu avec le niveau de lecture.

Plus récemment, Braet, Noppe, Wagemans, et Op de Beeck (2011) ont réalisé une étude avec des participants adultes de langue maternelle allemande qui apprenaient le japonais (tous les sujets ont commencé à apprendre le japonais à l’université et ont suivi le même enseignement). Ils ont utilisé un mode de réponse manuel pour éviter les confusions entre les langages (les sujets devaient appuyer le plus rapidement possible sur une touche colorée qui correspondait à la couleur avec laquelle l’item était présenté). L’effet Stroop observé (TRs incongruent – TRs congruent) était plus fort en L1 qu’en L2. De plus, les auteurs ont montré une corrélation entre les deux effets Stroop (allemand et japonais) qui semblait suggérer que des différences individuelles affectaient les effets obtenus dans les deux langages. Ils ont donc

26 calculé un rapport ΔStroop à partir de l’effet Stroop mesuré dans les deux langages tel que ΔStroop = Stroop(L2) / Stroop(L1) de manière à normaliser les scores individuels. Le principal résultat de cette étude concernait la corrélation positive entre le ΔStroop et le niveau de lecture des participants en japonais.

4.3.3. Conclusions

Les travaux sur les bilingues n’apportent pas de conclusions univoques sur la relation entre l’interférence Stroop et le degré d’automaticité du traitement non-pertinent. Bien que l’étude probante de Braet et al. (2011) indique une relation positive, peu de données empiriques ont répliqué cette liaison. L’utilisation du paradigme de Stroop chez les bilingues apparaît cependant problématique car de nombreuses questions à propos du bilinguisme sont encore non-résolues. La nature des processus automatisés avec la pratique d’une seconde langue est notamment débattue. Est-ce qu’il s’agit du lien entre les mots de chaque langage (e.g., RED-rouge, avec rouge activant RED et RED activant une réponse interférente5) ou de l’accès direct aux concepts (avec rouge activant directement une réponse interférente)? La réponse à cette question dépend d’options théoriques (voir en particulier le modèle d’association de mots vs. le modèle de médiation conceptuelle de Kroll et Stewart, 1994). A un niveau plus élémentaire, quel est le rôle de l’apprentissage de la correspondance graphème/phonème ? Ce rôle est certainement nul quand les deux langages partagent la plupart de leur alphabet (e.g., anglais/français), mais la réponse est moins claire lorsque les deux langages impliquent des symboles différents, comme l’anglais et le chinois (voir, par exemple, Chen & Ho, 1986). Il est probable que le poids de tous ces facteurs change avec la pratique, ce qui rend l’étude d’un éventuel processus d’automatisation relativement complexe. Quoi qu’il en soit, il semble exagéré de considérer que l’utilisation du paradigme de Stroop avec un second langage permet de reproduire ce qui survient initialement avec le premier langage, avec l’avantage de découpler l’âge et le niveau d’automaticité.

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