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Le masque, pour passer de l’intériorité à l’extériorité

A. Les supports d’un langage spirituel et pictural : le masque et le code

1. Le masque, pour passer de l’intériorité à l’extériorité

L’analyse stylistique a permis de déceler l’utilisation de la technique du masque à la manière de Picasso. L’artiste espagnol s’inspire des effets d’expression des masques de l’art ibérique pour « s’approprier l’esprit de ces œuvres afin de pouvoir créer un art du XXe siècle qui posséderait les mêmes pouvoirs d’expressivité neuve111 ». Pour renforcer l’intensité de l’expression de son visage, Borduas cherche à simplifier ses traits, sans pour autant altérer l’expression de sa vie intérieure qu’il souhaite communiquer, celle de son introspection et de sa quête spirituelle. Le motif du masque, support du contraste entre l’inerte et le vivant, revêt, chez Borduas, une signification particulière : il fait surgir l’état d’âme de l’intérieur vers l’extérieur, exposant ainsi une part de son identité ordinairement dissimulée. Il se situe à la convergence de deux personnalités : celle, réelle, de l’artiste et celle que ce dernier entend montrer aux autres. Il s’agit de comprendre, premièrement, comment Borduas se sert du motif du masque pour initier sa réflexion spirituelle et orchestrer la rencontre entre sa vie intérieure et la peinture et, deuxièmement, comment il exploite la matière picturale comme une matière vivante pour créer son code d’expression personnel.

1. Le masque, pour passer de l’intériorité à l’extériorité  

En peinture, le motif du masque est un artifice par lequel l’artiste, à partir d’un visage aux traits simplifiés, rend apparente la vie intérieure du modèle. Il a tendance à figer l’expression d’un visage, mais reste animé par le regard, seul élément sur lequel un artiste ne peut pas mentir. En effet, il l’utilise pour s’observer et pour transmettre à autrui le résultat de son introspection.

L’ouvrage de Pierre Sorlin112 nous guide dans notre réflexion. Bien qu’il traite de l’élaboration du portrait en général et non celle, spécifique, de l’autoportrait, il fournit beaucoup d’éléments sur les liens qui unissent le modèle, le peintre et la réalisation finale. Sorlin rappelle                                                                                                                

111 Jorge Semprun (dir.) (2006). Op. cit., p. 37. 112 Pierre Sorlin (2000). Op. cit..

que, depuis l’Antiquité, les masques sont utilisés dans les représentations théâtrales ou les divertissements comme les carnavals. Chacun caractérise l’identité d’un personnage et traduit son humeur par une expression exagérée. L’auteur rapproche le masque du portrait en évoquant le thème de la Persona. Ce terme latin désigne d’abord le masque en tant qu’objet, puis le rôle et l’image que le personnage donne de lui-même au public113. Pour un portrait réalisé sur commande, le peintre reproduit les traits du modèle, tout en prenant en compte les directives du mécène, relatives à sa représentation sociale. Le portrait doit correspondre à l’image que le commanditaire veut diffuser de lui-même dans la société, qu’il s’agisse de son rôle social, de ses convictions politiques ou intellectuelles114. Pour un autoportrait, la démarche est identique, à la différence près que l’auteur et le modèle sont une seule et même personne.

Selon Sorlin, le portrait ou l’autoportrait est non seulement une représentation, mais aussi une définition de la personne concernée115. Toute la difficulté réside dans l’art d’identifier les états d’âme les plus significatifs et de les traduire fidèlement, bien qu’ils soient en permanence voués au changement. Le peintre doit donc faire preuve d’adaptation aux mutations imprévisibles des sentiments, chacun étant susceptible de faire l’objet d’une représentation116. Pour cette raison, l’autoportrait s’avère un témoignage précieux de la personnalité de l’artiste. Par exemple, Jean- Jacques Rousseau s’est fait portraituré successivement par Maurice Quentin de la Tour et Ramsay117. Le philosophe n’étant convaincu par aucun des deux portraits, il s’exprime ainsi : « On est toujours très bien peint quand on est peint par soi-même118 ». Cette phrase suggère que seul l’artiste est capable de se connaître intérieurement et qu’il peut aussi, délibérément, tricher sur son apparence physique comme sur ses états d’âme, pour répondre à une stratégie personnelle. Borduas construit un masque aux traits légèrement différents des siens, observables sur les photographies. Par exemple, sur le cliché pris lors de la remise de son diplôme en 1928, il présente un front plus large et des oreilles plus décollées. Il structure donc son visage selon les traits qui lui conviennent. D’autres observations confortent l’idée que Borduas recourt au motif du masque. Les traits, immobiles et figés, font contraste avec le regard, qui anime le tableau et en                                                                                                                 113 Ibid., p. 9. 114 Ibid., p. 27. 115 Ibid., p. 12. 116 Ibid., p. 20 et 29. 117 Ibid., p. 26.

domine la composition par sa vivacité et son intensité. L’expression générale est marquée à la fois par un tourment intérieur et une forte détermination. Telle est bien la part secrète et invisible de lui-même qu’il donne à voir et qu’il livre à autrui de manière authentique. Cette expression témoigne aussi du tempérament de frondeur que Borduas montre à partir des années 1930, dans le domaine artistique et intellectuel. Ces éléments s’apparentent à une attitude de rébellion qui s’accompagne nécessairement d’une dynamique de déstabilisation psychologique. C’est pourquoi l’autoportrait représente à la fois la force de caractère de son auteur et son inquiétude face à l’avenir.

Cette première étape d’analyse sur la définition de soi en peinture conduit nécessairement à une interrogation sur les états d’âme de Borduas au moment de la réalisation de son autoportrait et sur le déclenchement de ses motivations en tant que peintre.