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Le grotesque hugolien dans l’œuvre balzacienne

1. Grotesque balzacien

1.3 Le grotesque chez Balzac

1.3.2 Le grotesque hugolien dans l’œuvre balzacienne

Deux articles de Balzac publiés dans le Feuilleton des journaux politiques des 24 mars et 7 avril 1830 attestent que l’auteur de La Comédie humaine connaît bien la

62 Dans l’ordre : César Birotteau, Pl., t. VI, p. 244 ; La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 98 ; Les

Paysans, Pl., t. IX, p. 94 ; Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 124 ; La Muse du département, Pl., t. IV, p. 665 ; ibid., p. 674.

« Préface » de Cromwell, comme la théorie du grotesque que cette dernière défend. Dans « Hernani ou l’honneur Castillan, drame, par (Monsieur) Victor Hugo » et « Hernani, drame nouveau, par M. Victor Hugo », Balzac ne mâche pas ses mots dans une critique acerbe de la pièce jouée le 25 février 1830 au Théâtre-Français. S’il reconnaît Victor Hugo comme « le chef de l’école nouvelle63 », celle du romantisme, il ne voit pas comment Hernani peut appartenir au drame romantique, du moins tel que le définit Hugo dans sa « Préface » :

M. Victor Hugo ne rencontrera jamais un trait de naturel que par hasard ; et, à moins de travaux consciencieux, d’une grande docilité aux conseils d’amis sévères, la scène lui est interdite. Entre la préface de Cromwell et le drame d’Hernani, il y a une distance énorme.64

La critique d’Hernani faite par Balzac cherche à montrer le peu de réalisme des personnages de la pièce de Hugo. C’est d’ailleurs par le biais des personnages, et non pas des scènes, que Balzac interroge l’essence même du théâtre et du drame, pour conclure que même la poésie doit être soumise à la raison et au vrai. Bien que ces articles, comme le souligne Roland Chollet dans Balzac journaliste, aient été fort probablement commandés,

[a]ucun motif personnel n’incitait Balzac à un règlement de comptes ; malgré la circonstance équivoque de sa publication, cet article sévère mérite d’être considéré sans réserves comme l’expression de l’opinion réelle de Balzac, d’autant plus que la presse s’était montrée en définitive plutôt favorable à la nouvelle œuvre.65

Cette critique montre, hors de tout doute, que Balzac a non seulement lu la « Préface » de Cromwell, mais qu’il interroge aussi la théorie du drame, et par elle la

63 Honoré de BALZAC, « Hernani ou l’honneur Castillan, drame, par (Monsieur) Victor

Hugo »,

O.D., t. II, p. 677.

64 Honoré de BALZAC, « Hernani, drame nouveau, par M. Victor Hugo », O.D., t. II, p. 690. 65 Roland CHOLLET, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983,

théorie du grotesque et du laid. En somme, le grotesque est certainement, pour Balzac en 1830, une préoccupation d’ordre artistique.

Dans La Comédie humaine, on ne sera donc pas étonné de retrouver plusieurs

occurrences du mot « grotesque » qui correspondent à la définition de Victor Hugo. Ce dernier, on l’a vu, en tâchant de consacrer le grotesque, l’a défini dans son opposition au sublime. Ce contraste du grotesque et du sublime est le propre de la modernité artistique et littéraire, parce qu’il imite la nature, le vrai. On retrouve ce contraste énoncé clairement chez Balzac pour la première fois dans la Physiologie du

mariage. La première version de cette œuvre, rédigée en 1826, s’inscrit directement

dans l’héritage de Rabelais. En effet, l’auteur de la Renaissance y est à maintes reprises cité, mis en scène, comme le sont quelques-uns de ses personnages. Dès la « Première Méditation », Balzac interpelle comme destinataire le lecteur rabelaisien : « Disciples de Panurge, de vous seuls je veux pour lecteurs. Vous savez prendre et quitter un livre à propos, faire du plus aisé, comprendre à demi-mot et tirer nourriture d’un os médullaire.66 » Aussi pourrions-nous nous attendre à retrouver, dans la Physiologie du mariage, un grotesque bakhtinien.

La seule occurrence que l’on retrouve dans le texte de 1826, comme notre étude l’a déjà montré67, s’attache en effet au rire. Toutefois, l’édition de 1829 présente cinq nouvelles occurrences du mot, parmi lesquelles trois s’inscrivent clairement dans la théorie hugolienne du grotesque en apparaissant aux côtés du mot « sublime ». Aussi y lisons-nous : « Flâner, c’est jouir, […] c’est admirer de sublimes

66 Honoré de BALZAC, Physiologie du mariage, Pl., t. XI, p. 917. 67 On relira à ce sujet la p. 41 de ce mémoire.

tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques68 », et plus loin : « Paraître sublime ou grotesque, voilà l’alternative à laquelle nous réduit un désir. / Partagé, notre amour est sublime ; mais couchez dans deux lits jumeaux, et le vôtre sera toujours grotesque.69 ». En 1829, Balzac s’éloigne graduellement du rire pour adopter, on le voit, la définition hugolienne. À quoi ce changement tient-il ? L’étude d’Arlette Michel, qui accompagne l’édition de la Physiologie du mariage dans la « Bibliothèque de la Pléiade », nous donne quelques précisions sur le contexte de la rédaction de 1829. Si le ton a changé entre 1826 et 1829, c’est peut- être parce que l’auteur souhaite « faire d’une " plaisanterie " un ouvrage capable de rivaliser avec la Physiologie du goût de Brillat-Savarin70 », ce qui lui assurerait la

notoriété littéraire.

Quoi qu’il en soit, il semble qu’il soit tout à fait possible d’envisager le grotesque de Balzac selon la théorie du laid, la théorie du drame de Victor Hugo. C’est d’ailleurs ce que fait Pierre Brunel dans son étude sur Le Père Goriot71, laquelle est, par ailleurs, la seule qui ait été publiée à ce jour sur ce sujet particulier. Dans Le Père Goriot, publié en 1834-1835, l’apparition conjointe des mots « sublime » et « grotesque » dans une description du personnage principal souligne ici encore l’influence de la « Préface » de Cromwell dans La Comédie humaine : « Les gens de la Halle, incapables de comprendre cette sublime folie, en plaisantèrent, et donnèrent à Goriot quelque grotesque sobriquet.72 ». Même si

68 Ibid., p. 930. Nous soulignons. 69 Ibid., p. 1069. Nous soulignons.

70 Arlette MICHEL, « Histoire du texte » de la Physiologie du mariage, dans Honoré de

BALZAC, Pl., t. XI, p. 1745. 71

Pierre BRUNEL, loc. cit.

Balzac, à l’époque, cherche à s’inscrire contre le drame romantique, il reste que l’incipit du Père Goriot, comme nous le rappelle Pierre Brunel, affiche tout de même l’adhésion de Balzac au genre défendu par la « Préface », le drame :

Qu’Hernani soit là derrière, à la date de rédaction du livre, en 1834, cela ne fait aucun doute. Balzac ne va pas sans être agacé par le bruit fait autour de la bataille – et de la victoire gagnée par Hugo –, par la vogue du drame romantique qui a suivi. Mais il sait qu’il tient, lui aussi, un sujet de drame, et son roman devra s’en trouver fortifié.73

Aussi pouvons-nous lire dès les premières lignes du Père Goriot : « Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être.74 »

Stéphane Vachon, dans un article intitulé « Le (mot) drame du Père Goriot », nous explique la nature de la rivalité opposant le roman et le conte au théâtre et au drame en 1830, et encore en 1834 avec Le Père Goriot :

Nous n’avons besoin que d’une œuvre et d’un mot – le mot « drame » dans Le Père Goriot –, qui défendent et illustrent la rivalité des genres qui se joue, en plein romantisme, entre le roman et le théâtre. Affichant cette rivalité, se nourrissant de ce conflit agonique, Le Père Goriot déploie le récit en prose comme contestation du théâtre et comme critique des genres littéraires et de la littérature. 75

Aux termes de cette confrontation, l’histoire littéraire en fait foi, le roman ressort grand vainqueur. Les ramifications de l’influence du grotesque hugolien chez Balzac sont donc nombreuses et rejoignent même la conception de la littérature pour l’auteur. Par ailleurs, bien que l’énonciation du couple de contraires sublime- grotesque soit somme toute assez rare dans l’ensemble de l’œuvre balzacienne, le mot « grotesque » se charge souvent, comme les différentes occurrences étudiées l’attestent, de la définition que lui octroie Hugo, celle de « laid ». Toutefois, l’influence du drame romantique chez Balzac reste ambivalente, et si l’écriture

73 Pierre BRUNEL, loc. cit., p. 37.

74 Honoré de BALZAC, Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 50.

75 Stéphane VACHON, « Le (mot) drame du Père Goriot », Poétique, vol. 28, no 111,

balzacienne prend parfois appui sur la théorie du grotesque, il semble finalement que ce soit dans le but de se l’approprier, il est vrai, mais également dans le but de la dépasser.