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ECOLE NATIONALE

III. DU LIEU DE MÉMOIRE AU MONUMENT

1. De la dimension collective à la mémoire-simil

1.3. Le «devoir de mémoire», une mémoire immobile?

Les préoccupations quant à la Shoah et au statut des rescapés de l’ex- termination sont peu présentes au sortir de la guerre. «Auschwitz était loin de dominer les débats intellectuels et politiques 1». La difficulté

d’analyse dans une période aussi proche d’un tel phénomène met en avant le manque d’appréhension de nombreux penseurs. «La libéra- tion semblait réconcilier l’histoire avec l’idée de progrès, en réduisant le nazisme à une forme de barbarie opposée à la civilisation moderne 2».

Le nazisme apparaissait comme un mal étranger et détaché de la civi- lisation occidentale.

Mais, au cours de la seconde moitié du xxème siècle, aussi bien avec

l’édition d’ouvrages de références qu’avec la création de documents

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Du lieu de mémoire au monument plus accessibles (qui peuvent laisser perplexe quant à leur pertinence), la Shoah prend place dans l’espace public, jusqu’à en devenir un objet de témoignages, de recherches et de muséographie. Cet évènement a même été largement «traité» par l’industrie culturelle, le transfor- mant -jusqu’à l’extrême- en bien consommable. Enzo Traverso va même jusqu’à faire le constat que «pour une bonne partie des habi- tants de la planète, l’image des camps nazis est celle des �lms réalisés à Hollywood 1».

Sans pour autant tomber dans une caricature, nous pouvons nous interroger sur la manière de transmettre cette mémoire dans notre société. Quelle doit être sa place? Le processus de mémoire s’installe t-il si simplement?

Régine Robin part du constat que : «la ‘mémoire’ est à la mode, au devant de la scène. Mémoire collective, devoir de mémoire, travail de mémoire, abus de la mémoire, etc. 2» Cette phrase un peu lapidaire

décrit à quel point la mémoire in�uence notre société : monuments, journées commémoratives, «muséi�cation» du passé,… L’évolution des formes mémorielles et leur importance acquise au sein la société se sont considérablement transformées en l’espace d’un demi-siècle. À l’automne 2005, en France, le parlement vote des «lois mémorielles». Elles ont -entre autres- pour but d’établir un contexte juridique a�n de reconnaitre le «devoir de mémoire». L’argument entendu vise à se rappeler de souffrances endurées, de combats menés ou même d’exac- tions faites… Un exemple bien connu est la plaque commémorant la ra�e du Vel d’Hiv se terminant sur la phrase : «Passant, souviens toi!». Il y a donc une dimension morale : on tente de prévenir le futur d’er- reurs déjà commises dans le but de ne plus des reproduire.

Le but est évidement louable, mais comporte une dimension pres- que injonctive. «On parle d’un devoir de mémoire, ce qui montre bien

1 – Traverso Enzo, Rouge, n0 2096, janvier 2005.

2 – Robin Régine, L’inactuel, Paris, Nouvelle série, automne 1998, p 34.

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1 – Abécassis Eliette, Peut-on parler de la Shoah?, Paris, Le Nouvel Observateur - La mémoire

de la Shoah, décembre 2003 / janvier 2004, p 10.

2 – Candau Joël, Les bienfaits de l’oubli, Paris, Le Nouvel Observateur - La mémoire de la

Shoah, décembre 2003 / janvier 2004, p 50.

que la mémoire est forcée, qu’elle ne vient pas naturellement, et qu’il faut faire un effort pour la préserver 1». La question n’est absolument

pas s’il faut se souvenir ou pas, mais est : comment se souvenir de choses que nous n’avons pas forcément vécu? Décréter que l’on doit se souvenir permet-il de commencer un processus de mémoire si sim- plement?

De nombreux exemples montrent que la mémoire, à la différence de l’histoire, est dé�nie par le présent. Elle met en perspective un regard contemporain sur une période antérieure. Chaque décision -le plus souvent souvent politique- de constitution de mémoire collective nous rappelle cette dimension : l’inauguration du Mémorial international le 16 avril 1967 à Auschwitz sous l’in�uence de l’idéologie commu- niste, la création par Jimmy Carter d’une Commission présidentielle de l’Holocauste à la �n des années 70 après la diffusion du feuilleton éponyme, le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995… Ces déci- sions politiques parmi bien d’autres ont modi�é et institué profondé- ment le rapport des États par rapport à leur mémoire. Mais cela illus- tre aussi qu’il n’existe pas une mémoire absolue, totale et dé�nitive. Les mémoriaux d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui.

Une autre critique entendue est le fait que la mémoire partagée ne va pas de soi. Cette notion «est une inférence exprimée par le biais de métaphores -mémoire collective, commune, sociale, familiale, his- torique, etc.- qui au mieux, rendent compte de certains aspects de la réalité sociale et culturelle, au pis sont de la pure rhétorique 2». D’après

cet anthropologue, à l’inverse de la mémoire individuelle, la faculté de mémoire partagée n’a jamais pu être attestée scienti�quement. Par ailleurs, pour Joël Candau, on a tendance à confondre le fait de dire, écrire ou de penser qu’une mémoire collective existe avec l’idée que ce qui est dit, écrit ou pensé rend compte de l’existence d’une mémoire collective. Comme un processus réversible, on confond alors

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Du lieu de mémoire au monument

1 – Candau Joël, Les bienfaits de l’oubli, Paris, Le Nouvel Observateur - La mémoire de la

Shoah, décembre 2003 / janvier 2004, p 50.

2 – Robin Régine, L’inactuel, Paris, Nouvelle série, automne 1998, p 51. 3 – Robin Régine, L’inactuel, Paris, Nouvelle série, automne 1998, p 35.

le fait du discours avec ce qu’il est supposé décrire. «Cette confusion […] fait entrer dans les mémoires individuelles la croyance en des racines et un destin commun 1».

Il apparait donc que l’idée de remémoration ne fonctionne pas en terme d’absolue. Le processus ne se construit pas unique- ment sur une mémoire commune et imposée, ni seulement sur des souvenirs individuels, ni encore par le trop plein d’infor- mations. «La remémoration est une ‘île de temps’ et permet la constitution d’un espace de contemplation rétrospective. Elle s’installe sur le silence, les manques, les trous, les bribes, elle permet un certain travail du silence en nous, de la confronta- tion non pas avec des images mais avec l’absence même, avec la ruine, avec une conscience historique de l’enruinement qui ne fait pas l’économie de la perte. Loin des mémoires saturées, elle ouvre un espace tiers 2».