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Le cycle indochinois, une autobiographie ?

Chapitre 1 : Le style de Duras dans le cycle indochinois

2.1.2 L’entre-deux ; autobiographie et roman : quand est-ce que je suis moi ?

2.1.2.1 Le cycle indochinois, une autobiographie ?

L’autobiographie, selon Lejeune, se définit selon le triangle : auteur – narrateur – personnage. Si l’auteur, le narrateur et le personnage ne forment qu’un, nous sommes dans l’autobiographie traditionnelle. L’Amant pourrait être un exemple de ce type, bien que dans certains passages, le « je » se confonde avec « elle » et « la petite ». Les éléments mentionnés dans ce livre restent vérifiables par les informations extérieures contenues dans d’autres livres, ou dans les entretiens que Duras a accordés. Dans les deux autres textes88, le triangle de base est brouillé : le personnage principal n’a pas de nom, aucun indice clair ne montre que le personnage est le narrateur ainsi que l’auteur. En revanche, les repères sont évidents pour affirmer qu’il s’agit d’une autobiographie à la troisième personne89 : une famille en l’absence

87 Roland BARTHES, Nouveaux essais critiques, in Œuvres complètes, Editions du Seuil, Paris, 2002, tome IV,

p.25.

88 L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord

89 Selon Philippe Lejeune,dans l’autobiographie à la troisième personne, le narrateur est le personnage principal,

mais le récit est raconté en utilisant le il ou elle. (Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Seuil, Paris, 1975, p.18)

58 du père, avec la mère, victime de la corruption du système colonial, deux frères dont l’un a raté sa vie pour l’opium, et l’autre vit dans l’ombre. Seule la fille se charge de tout l’espoir qui reste à la mère. Le toponyme a été légèrement modifié, pourtant nous reconnaissons facilement le nom des lieux où est passé la famille Donnadieu : Kam pour Kampot, Ram pour Réam, Vinh Long, Sadec… en nous référant à sa biographie écrite par Laure Adler90. Le « je » dans

L’Amant, Suzanne ou l’enfant sont sans aucun doute des incarnations de Duras, toutes les trois

constituent la figure archétypale d’une jeune fille blanche de nationalité française vivant en Indochine, dans des conditions lamentables, avec les indigènes. Elles expriment toutes le désir de sortir de cette situation misérable, le désir91 d’être aimée et d’aimer, le rêve de devenir écrivain, et leurs fantasmes92.

Parmi les trois livres du cycle, L’Amant appartient le plus à l’autobiographie, bien que l’auteure ne commence pas par ses premières années. Le livre s’ouvre sur la réflexion d’un homme qui préfère le visage « dévasté » de l’auteure aujourd’hui à celui d’autrefois. Ainsi

L’Amant se transforme en une quête des origines pour retrouver le visage intact dont elle seule

s’enchante. De cette manière, si l’on suit Lejeune, L’Amant est bien un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »93

En revanche, le cycle indochinois n’est pas une autobiographie à part entière. Son auteure n’a pas l’intention de tout exhiber au lecteur : avec Duras, le lecteur ne touche jamais la vérité, il ne sait jamais qui elle est vraiment94. L’auteure choisit des événements pour raconter, mais elle ne peut pas tout dire95

90 Laure ADLER, Marguerite Duras, op. cit.

91 Le désir désigne « toute forme de mouvement en direction d’un objet dont l’âme et le corps subissent l’attrait

spirituel ou sexuel » (Elisabeth ROUDINESCO, Michel PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, La Pochothèque, Paris, 2011, p.432). Nous ne voulons pas mener une analyse psychanalytique dans ce cadre du mémoire.

92 Nous prenons le terme « fantasme » pour désigner « la vie imaginaire du sujet et la manière dont celui-ci se

représente à lui-même son histoire ou l’histoire de ses origines » (Elisabeth ROUDINESCO, Michel PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, La Pochothèque, Paris, 2011, p.432). Le fantasme exprime « une réalité extérieure jamais atteignable », pourtant nous n’avons pas l’intention de faire une analyse psychanalytique dans ce cadre du mémoire.

93 Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Editions du Seuil, Paris, 1975, 1996, p.14. 94 D’ailleurs cette vérité est-elle accessible ?

59 J’ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans aller jusqu’à elles96

Ainsi elle choisit le biais de la troisième personne pour pouvoir dire ce qu’elle sent et ce qu’elle veut faire dans l’avenir. Ses histoires se construisent en plusieurs reprises, et à chaque reprise l’auteure dévoile un nouveau côté. Le moi autobiographique se refuse sans cesse en utilisant les ruses de l’écriture, et Duras s’affirme dans son autoportrait tout en se niant.

L’originalité de l’autobiographie durassienne réside dans le fait qu’elle n’a pas pour objet la reconstitution fidèle d’une histoire cohérente, dominée, maîtrisée, expliquant une identité et la transformant en destin mais qu’elle vise plutôt à rassembler les bribes d’un autoportrait, d’un moi éclaté, selon la logique du discours, le point de vue de l’écrivain écrivant97

L’autobiographie dans L’Amant ne commence pas à un âge très jeune, mais par le vieillissement d’un visage se référant au moment de l’écriture, le lecteur fait la connaissance d’une fille de dix-huit ans. Pourtant, ce même lecteur pourrait reconstruire les étapes de l’enfance à partir de la mémoire fragmentée qui ne revient qu’au moment où Duras revoit les photos prises en Indochine. Celles-ci éveillent le passé enfoui dans l’oubli, chaque photo est liée à un événement : L’Amant n’est que l’ensemble des récits personnels regroupés.

Dans L’Amant de la Chine du Nord, Duras choisit la position de la troisième personne, le lecteur repère facilement la trace de l’auteure dans les notes de bas de page.

Toute sa vie, même vieille, elle avait pleuré sur la terrible injustice dont leur mère avait été victime. Pas un sou ne lui a jamais été rendu. Pas un blâme, jamais, n’a été prononcé contre les escrocs du Cadastre français98

Ceci est une note de bas de page qu’on trouve dans le passage où l’enfant raconte l’histoire de sa mère. Qu’elle choisisse la voix de la troisième personne pour prendre de la distance vis-

96 AM, p.14.

97 Yves CLAVARON, Inde et Indochine E.M. Forster et M. Duras au miroir de l’Asie, op. cit., p.244. 98 AC, p.104.

60 à-vis de l’histoire, sa présence en tant qu’auteur-narrateur n’est pas niée : au contraire l’émotion est si forte qu’elle n’arrive pas à se maîtriser pour ne pas intervenir.

Ou bien, dans le même texte, Duras fait allusion aux livres qu’elle a déjà écrits. « Raconter cette histoire c’est pour moi plus tard de l’écrire. Je ne peux pas m’empêcher. Une fois j’écrirai ça : la vie de ma mère »99 et elle écrit en bas de page « Le pari a été tenu : Un barrage contre

le Pacifique ». Ainsi, l’histoire de l’enfant n’est autre que celle de son auteure. D’ailleurs, le

« elle » qui désigne l’enfant coïncide parfois avec le « elle » de l’écrivain : « L’enfant, elle parlera plus tard d’un pays indécis, d’enfance, des Flandres tropicales à peine délivrées de la mer »100

A travers le cycle indochinois, une partie de la vie de Duras se reconstitue donc. Les événements choisis de l’enfance, des rencontres en Indochine servent de décor au fantasme, et au désir de Duras. L’autobiographie dans une certaine mesure devient le fond sur lequel se joue le roman.