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II. CORPS ET TERRITOIRE

3. Le corps-territoire

Mon corps, c'est le contraire d'une utopie, ce qui n'est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. 124

Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n'est nulle part. Mon corps (...) n'a pas de lieu, mais c'est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. 125

On figure le corps comme un simple instrument ou véhicule auxquels on attache un ensemble de significations culturelles qui leur sont externes. Mais le « corps » est lui-même une construction. 126

Afin d’expliciter la notion du corps comme un territoire, Linn envisage le territoire comme un espace concret. Ensuite, elle s’intéresse aux interactions entre le corps et les espaces en démontrant la symbiose entre les deux, pour aboutir en fin de raisonnement au corps-territoire. Dans la première scène du film, elle se déplace dans les rues de la périphérie d’où elle vient, comme si elle cherchait quelque chose, au moment qu'était entonné dans la chanson qui passait en fond les paroles « je cherche ». Quand les paroles de la chanson commencent, la recherche devient, au même temps, une recherche dans un espace physique et une autre par rapport à son corps, puisqu’elle se met à chanter sur lui. Dès les premières minutes du film, la symbiose entre le corps et l’espace est déjà donnée.

Plus tard dans le film, il y a la scène qui commence par des images d’une périphérie à São Paulo, accompagnées par la voix off de Linn qui énumère des périphéries, en disant leurs noms, et elle finit la première partie de cette parole en disant « toutes les quebradas où j’ai 127 habité font et ont fait partie de moi ». Encore une fois, la symbiose entre le corps et le 124 FOUCAULT, op. cit ., (note 52) p.1

125 ibid .

126 BUTLER, op. cit. , (note 110) p.71

territoire est présente, comme elle l’est aussi dans Era o Hotel Cambridge e Que Horas Ela Volta. Dans le premier, nous la retrouvons depuis le début, avec les cadres qui montrent les éléments intérieurs du bâtiment. Alors que Linn parle d’un corps auquel des lieux font partie, l’Hôtel Cambridge est montré comme un lieu dans lequel des corps font partie et, encore plus, un lieu qui est, lui-même, vu comme un corps.

Dans Que Horas Ela Volta , au-delà de toutes les tensions entre patronat et employées domestiques, cette question s’explicite aussi d’une autre manière. Cela de la différence de la maturité entre Fabinho et Jéssica. Même s’ils ont la même âge, la différence de traitement entre les deux est aberrante. Alors que le garçon a grandi à côté de ses parents et avec ce qui correspond à une « seconde mère », la fille a été élevée loin de sa mère, qui n’avait pas une bonne relation avec son père, c’est pourquoi elles sont restées plus de dix ans sans se voir. Si Fabinho est traité comme une enfant par tout le monde, y compris Val, Jéssica est vue comme une adulte. Jéssica sort de sa ville pour habiter loin de ses origines et Fabinho est toujours chez lui ; il ne fait même pas la vaisselle, il a besoin de dormir avec Val quand il n’arrive pas à dormir. Val, par son côté, chante pour lui comme s’il était un petit garçon, fait des petites blagues avec lui, alors que, avec sa fille, la relation est pleine de tensions, de disputes. Si Fabinho est préoccupé avec sa virginité, Jéssica a laissé son fils à sa ville-mère. Lorsque Jéssica réussit à l’examen universitaire et Fabinho non, ses parents lui paient un échange en Australie. Sur cela, il dit à Val « je vais habiter tout seul ! » et c’est finalement quand Fabinho part, que Val part aussi, pour finalement vivre avec sa fille et permettre qu’elle cherche son petit fils pour vivre avec les deux. Les différentes charges liées à la maturité sont liées à l'ensemble des territoires traversés par l'organisme ; dans ce cas-là, le genre et la classe sociale. La nécessité fait avec qui la fille de ce qu’un jour était la senzala grandit plus rapide que le fils de la casa grande .

Linn, alors, considère son propre corps comme un territoire, un squat, et l’Hôtel Cambridge n’est qu’un squat aussi. Voyons ce qu’elle dit juste après la phrase où elle considère les périphéries comme une partie d’elle :

La question géographique existe, mais je vois mon propre corps comme ce territoire géographique à explorer, comme à ces effondrements, pensant encore au corps comme à cette archéologie même, comme à ce processus de fouilles, de découverte de territoires, de fissures qui se font, de tremblements de terre qui modifient les choses, qui les transforment, qui en font une autre.

Cette notion de corps autant qu’un territoire à être exploité concrétise, alors, son expérience comme un espace tangible, ce qui reste encore plus claire pendant les derniers mots dits par Linn dans le film, quand elle dit qu’elle continuera en travaux. Avoir le corps en travaux continu c’est faire avec qu’il devient un chantier, un espace physique et concret, passible d’être à chaque fois transformé, modifié. Telle réflexion est très présente dans un passage du film où elle regard des archives avec une amie. Parmi ces archives, elles retrouvent des vidéos faites pendant que Linn était hospitalisée avec du cancer, époque où, dit-elle, elle a le plus appris sur son corps, sur les fragilités et les puissances qui se révèlent dans la fragilité. Ainsi, cette personne qui semble très forte et combative pendant la narrative, même lorsqu’elle parle de ses insécurités et fragilités, apparaît ici très fragile, au même temps qu’elle continue forte et provocatrice, capable de re-signifier les situations et, bien sûr, son propre corps. À propos de la maladie, elle dit :

Le cancer, c’est moi. Ça fait partie de moi. Ça me fait réfléchir, de manière métaphorique, mais aussi de manière concrète, puisque c’est dans mon corps. À qui appartient ce corps malade ? Les médecins passent à avoir un contrôle et à imposer une discipline, un pouvoir sur mon corps. Ils décident de mon corps, de mon traitement. (...) Les personnes proches à moi passent aussi à contrôler mon corps, désormais.

De la même manière qu’elle considère que les périphéries où elle a vécu font partie d’elle, elle le considère aussi par rapport au cancer. Judith Butler considère le corps comme une construction ; Foucault, comme un lieu d’où sortent d’autres lieux ; pour Linn, il est un territoire, un squat, qui est toujours en train de se transformer et se modifier, parmi des éléments extérieurs ou de réflexions internes. Ces formes de penser à propos du corps le rendent une expérience concrète ou, comme le dit Foucault, les distancient de l’utopie. Alors, il est un espace formé par différentes expériences et son unité est construit par plusieurs parties, soient-elles des parties corporelles où d’autres parties comme, à l’exemple de Linn, les lieux où ce corps a déjà habité ou même les maladies pour lesquelles il est déjà passé. Sur cela, elle re-signifie l'expérience du corps malade. Au-delà de se demander sur l’appartenance de son corps et de prendre contact avec ses puissances et fragilités, le moment où elle reste hospitalisée c’est aussi une circonstance d’essais avec son corps.

Les images au-dessus forment une séquence où Linn performe avec son corps dans la chambre d’un hôpital. Les éléments toujours présents dans son discours et dans le film sont là aussi : le genre, les génitaux, la danse, la sexualité. Juste après cette séquence, il y a la scène où l’artiste est toute seule, assise nue devant un piano, qui, dans un moment donné, ne fait pas de son lorsqu’elle appuie sur une de ses touches. La séquence qui se suit montre Linn en train de prendre une douche, où le focus principal est comment elle lave ses énormes cheveux,

pendant qu’elle chante des paroles qui disent « ne livrez votre corps qu'à ceux qui peuvent le porter » et, par la suite, elle sèche ses cheveux. Juste après une séquence qui commence par128 le moment où elle enlève tous ses cheveux avec ses mains et se suit par des performances où elle est chauve, il y a ce moment entre elle et son corps déjà guéri et qui montre le pouvoir de transformation de cet lieu corporel, d’où des poils tombent, mais poussent encore une fois.

Lorsqu’elle parle avec son amie des cicatrices causées par la chimiothérapie, elles disent que Linn voulait les tatouer. Le tatouage est, donc, un bon exemple de comment éterniser des moments en s’utilisant son corps comme territoire. Dans le film, quand Linn parle avec sa mère et ses amies dans la cuisine de sa maison, sa mère utilise le pronom « il » pour parler de sa fille, qui dit « lui, qui ? Je vais écrire “elle” sur mon front, comme ça t’oublies plus ». En portugais, « écrire quelque chose sur le front » ou « avoir quelque chose écrit sur le front » exprime quand quelque chose est explicite, évidente. Alors, plus tard dans le film, il a justement la scène où Linn concrétise la blague qu’elle a fait pour sa mère :

***

Enfin, le corps est à la fois territoire et espace à travers lesquels passent diverses territorialités. C'est un lieu de transformation et de réception des influences extérieures, telles que la race, la culture, la classe, la nationalité ou même les endroits qu'elle traverse. À la fois territoire de dispute et de domination - ce qui est symboliquement bien expliqué par la théoricienne Anne McClintock lorsqu'elle compare la cartographie du temps des grandes explorations avec le corps féminin -, le corps est aussi un espace de transformation et d'émancipation. Si nous nous mettons à la question de la spiritualité, comme l'Église catholique l'a fait pour justifier les génocides autochtones et noirs, en considérant les personnes assassinées comme des êtres sans âme, le corps est le premier lieu où notre esprit

demeure. C'est la première concrétisation de l'existence, le premier confort de savoir que nous appartenons à quelque part, c’est-à-dire à nous-mêmes. Penser le corps comme un territoire, c'est aussi le considérer comme la preuve que nous ne sommes une utopie. Cette territorialité corporelle est ce qui palpe et concrétise l'expérience du corps dans le monde et, est ce qui nous présente de façon unitaire et unique.