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Le colonialisme de peuplement : séparatisme et dépossession

Section 1 / Situer le fait colonial 29

1.3/ Le colonialisme de peuplement : séparatisme et dépossession

Le colonialisme fut pluriel dans ses expressions. Le colonialisme dit « de peuplement » (settler

colonialism) se caractérise par l’implantation d’une population relativement conséquente de

colons européens afin d’établir une présence pérenne en fondant sur place une nouvelle société, au détriment de la société autochtone. Il se distingue en cela d’un colonialisme dit « d’occupation » ou « de métropole », pour lequel la domination et l’exploitation de la colonie s’opère au moyen d’une administration coloniale minimale, sans en transformer directement le paysage démographique. Par ailleurs, les colonies dites « de peuplement mixte » sont celles où les « autochtones » sont intégrés comme subalternes pour servir de main d’œuvre et de débouchés au profit des colons. Dans d’autres cas, cette population est essentiellement exclue et fait l’objet d’un « nettoyage ethnique », par expulsion ou par extermination. La main d’œuvre peut alors être importée d’ailleurs vers les colonies dites « de plantation », soit provenir exclusivement des colons européens eux-mêmes qui formeront ainsi une colonie « de peuplement pur » [Fieldhouse D. K., 1982 : 11-12 ; Fredrickson G. M., 1988 : 216-235]. Le colonialisme de peuplement a cela de particulier qu’il voit l’établissement d’institutions de modèle européen à l’usage des nouvelles sociétés de colons. Qu’il s’agisse d’organes représentatifs et législatifs, d’appareils de police et de justice, ou de banques et de monnaies, celles-ci contrastent sensiblement avec des institutions par ailleurs uniquement destinées à la spoliation des colonies et à la subordination des colonisés. Elles prédisposent d’ailleurs ces nouvelles Europes à une plus grande autonomie puis à l’indépendance. Or si ces nouvelles nations sont marquées par l’évolution de leurs rapports aux métropoles européennes, elles sont également déterminées par leurs rapports à la population autochtone colonisée, y compris lorsque celle-ci a parfois disparu [Veracini L., 2010].

En effet, quel que soit en définitive le sort réservé à la population autochtone, celle-ci constitue une préoccupation majeure pour la société de colons qui ne peut survivre, en tant que telle, que tant qu’elle parvient à maintenir une ligne de démarcation stricte vis-à-vis des populations colonisées [Wolfe P., 2006]. En cas de coexistence sur un même territoire, cette anxiété trouvera sa traduction très concrète dans un système de ségrégation et de hiérarchisation des rapports

entre les deux populations. Un principe de séparation qui se manifestera racialement d’abord, mais aussi culturellement, socialement, spatialement, de manière, pour la nouvelle société, à garder son caractère européen exclusif et de ne pas voir ses membres assimilés aux locaux, et ainsi à préserver le privilège d’appartenir à la race ou à la civilisation dominante [Lake M., 2003].

Ainsi le concept d’« Apartheid », qui signifie dans la langue des colons Afrikaners « séparation » ou « mise à part », exprime parfaitement le défi pour ces derniers de survivre dans un environnement dont ils souhaitent pourtant se démarquer15. Il s’agit alors, au travers d’un système de lois et de politiques de ségrégation raciale, de maintenir la domination d’une minorité blanche dont l’existence dépend de la soumission et de l’exploitation de la majorité noire. La mise en place des bantoustans, confiés à différentes autorités autochtones, permet également aux Afrikaners de s’assurer de la présence d’une main d’œuvre noire avantageuse tout en la confinant dans des territoires morcelés, mais formellement autonomes. Ce faisant, les Afrikaners entendent conjurer le « péril démographique » noir [Mamdani M., 1996]. Pourtant ce principe de séparation sera progressivement délégitimé et dépassé par la remise en cause croissante des récits racialo-nationalistes après la 2nde Guerre mondiale et l’avènement de

sociétés plus libérales, ou encore la percée des revendications tiers-mondistes et le déclin des empires coloniaux.

Cela étant, cette obsession séparatiste, à fin de hiérarchisation, reflète essentiellement la perspective du colon et ne constitue qu’une facette du rapport que celui-ci entretient avec le colonisé. Car les deux sociétés ne vivent pas côte à côte, ni même non plus l’une sur l’autre. De fait, les nouvelles sociétés qui s’implantent dans les colonies le font principalement au détriment des sociétés autochtones, par la monopolisation des ressources, de l’espace et du temps, par la subordination de l’Autre en même temps que sa négation. Une caractéristique essentielle du colonialisme de peuplement est ainsi sa tendance systématique à vouloir supplanter la population autochtone [Wolfe P., 2012]16. En Afrique du Sud, le régime d’Apartheid ne fut pas

       

15 En ce sens la racialisation traduit la crainte du colonisateur d’avoir à partager un espace social commun avec le colonisé [Wolfe P., 2011 : 275].

16 Cette tendance à l’élimination de la société autochtone conduit dans les faits à un large éventail de pratiques. Pourtant, mettre l’accent sur la logique d’élimination a des conséquences aussi bien politiques qu’analytiques. Bien qu’en pratique la main d’œuvre indigène soit souvent indispensable aux colons européens, le colonialisme de peuplement est dominé par une logique d’accaparement de la terre et de remplacement plutôt que d’exploitation de la population [Wolfe P., 2012].

seulement celui de la séparation et de la hiérarchisation des populations blanches et noires, mais aussi celui de la spoliation et de la dépossession systématique des moyens matériels, sociaux et culturels de l’autonomie des populations noires, au profit d’une installation durable de la population blanche [Wolpe H., 1972 ; Bond P., 2007].

Le cas sud-africain a cela d’intéressant ici qu’il constitue un cas emblématique, souvent comparé au cas palestinien. Or la fin du régime d’Apartheid en Afrique du Sud, s’il a signifié la fin officielle de la politique de séparation et donc de la suprématie raciale blanche, a également mis un terme aux revendications indépendantistes, fédéralistes ou confédéralistes noires. En Palestine au contraire, c’est la consolidation du principe de séparation entre Palestiniens et Israéliens, par la suggestion d’une « solution des deux Etats », qui fut aux fondements du processus de paix d’Oslo. Ces deux trajectoires divergentes sont assurément le fruit de contextes historiques différents. Elles sont néanmoins toutes les deux un produit de compromis entre colons et autochtones pour une forme de coexistence plus ou moins pacifiée sur le territoire colonisé. Pourtant l’assimilation des territoires sous autorité palestinienne, mais toujours sous contrôle israélien, aux bantoustans sud-africains, ainsi que le système de ségrégation et les politiques de discriminations israéliens, que subissent également les Palestiniens de citoyenneté israélienne, entretiennent aujourd’hui l’hypothèse d’un seul et unique régime, israélien, d’Apartheid, sur l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire (Israël et les TPO).

Au-delà de la dimension militante immédiate du discours sur l’Apartheid israélien, visant à stigmatiser et à criminaliser17 Israël sur la scène internationale, il apparaît que la focalisation

sur le principe de séparation/hiérarchisation et sa dénonciation sont généralement un parti pris pour une « solution à un Etat » s’inspirant là aussi du modèle Sud-africain18. En effet au côté du dualisme méthodologique, qui domine encore largement la littérature sur les rapports entre

       

17 En 1973, l’Apartheid a été codifié par la Résolution 3068 (XXVIII) des Nations Unies, puis reconnu par le Statut de Rome de 2002 instituant la Cour pénale internationale (CPI), qui déclarent «que l’apartheid est un crime contre l’humanité » (Art.1) qui « désigne les actes inhumains [...] commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci ; » (Art.2).

18 On trouve une illustration remarquable de ce rapprochement entre dénonciation de l’Apartheid israélien et suggestion d’une « solution à un Etat » dans le film-documentaire « Roadmap to

Apartheid » [Nogueira A., Davidson E., 2012]. Inversement, l’emploi (au conditionnel) du terme « apartheid » par l’ancien président américain Jimmy Carter dans un ouvrage publié en 2007,

Palestine: Peace Not Apartheid, ou plus récemment en 2012 par le secrétaire d’Etat américain John Kerry, révèle leur inquiétude à tous deux de voir échouer la « solution des deux Etats ».

Palestiniens et Israéliens, émerge progressivement depuis les années 1980 un nouveau paradigme d’interprétation relationnel, qui répond précisément à l’effort de dépasser le séparatisme hérité des premières heures de la colonisation sioniste en Palestine. Il est intéressant de noter ici que ce renouveau épistémique quant à l’interprétation des rapports entre Palestiniens et Israéliens ne va pas sans porter sa propre vision sur l’issue souhaitable au conflit qui les oppose.