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Le bénéfi ce au moins partiel de l’employeur

Dès 1973, Jean-Louis Baudouin proposait « le bénéfi ce au moins par-tiel de l’employeur » comme critère de rattachement de l’abus des fonc-tions de l’employé au cadre de l’exécution de ses foncfonc-tions25. Il s’agit de savoir si le but premier de l’acte du préposé visait la satisfaction de l’inté-rêt premier ou du bénéfi ce direct du patron. Dans le cas où le but premier de l’activité ne vise que les intérêts de l’employé, il n’y a pas lieu de consi-dérer que l’activité se déroule dans l’exécution de ses fonctions. Dans le cas d’abus des fonctions, la responsabilité du commettant peut être enga-gée si le préposé est demeuré dans le cadre général de ses fonctions et si la faute commise peut se rattacher au bénéfi ce, au moins partiel, du com-mettant26. Les diffi cultés d’interprétation se profi lent déjà : parle-t-on de

24 Gosselin c. Fournier, préc., note 16.

25 J.-L. BAUDOUIN, La responsabilité civile délictuelle, préc., note 10, no 401, p. 257 : « C’est, à notre avis, dans la notion d’intérêt ou de bénéfi ce que se trouve le critère fondamental de l’exécution des fonctions ». La même phrase revient dans l’édition de 2007 : Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 7e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, no 1-856, p. 754.

26 Voir, entre autres : Guité c. Québec (Procureur général), 2006 QCCA 354 (responsabilité de l’employeur pour la faute du policier qui agresse un citoyen) ; Allan c. Boutin, 2002 CanLII 41163 (QC C.A.) (responsabilité d’une Caisse populaire pour la fraude immobilière de l’un de ses anciens directeurs).

bénéfi ce économique ou moral de l’employeur ? Doit-on quantifi er ce bénéfi ce en termes fi nanciers ? Le bénéfi ce s’interprète-t-il à partir du point de vue de l’employeur, de l’employé ou du citoyen « raisonnable » ? Par quelle gymnastique intellectuelle peut-on rattacher un cas de fraude ou de violence de l’employé au « bénéfi ce de l’employeur » ? Pourquoi rete-nir un critère qui se concentre sur l’employeur ?

Le critère du bénéfi ce même partiel de l’employeur a été repris par plusieurs tribunaux au cours des années. Bien qu’il ne soit pas un arrêt de principe, l’arrêt Dubé c. Havre des femmes Inc.27 de la Cour d’appel pré-sente un bon portrait de la situation jurisprudentielle et semble être devenu l’arrêt de référence. Il est très pertinent pour nos fi ns, puisqu’il concerne un cas de fraude à l’encontre d’une femme vulnérable.

Dans cette affaire, Mme Dubé, une femme violentée et qui souffre de problèmes d’alcool, est victime de fraude par Mme Denis, une interve-nante bénévole du centre pour femmes où Mme Dubé est hébergée. Allant à l’encontre des règles claires du centre, l’intervenante lui propose de l’hé-berger chez elle, où elle pourra boire à volonté. L’intervenante et son mari la convainquent de leur faire des avances de fonds. Mme Dubé poursuit l’intervenante et son mari, ainsi que le centre, Le Havre des femmes, pour récupérer les sommes perdues. La Cour supérieure tient l’intervenante et son mari responsables de la fraude ainsi que l’employeur, le centre d’hé-bergement, en vertu de l’article 1054 al. 7 C.c.B.C. La Cour considère que le geste de l’employée s’est produit dans l’exécution de ses fonctions. Elle a profi té de son travail dans le centre d’hébergement et de la relation de confi ance établie avec la bénéfi ciaire pour préparer l’extorsion, même si le geste s’est produit alors que la victime avait quitté le centre.

Dans un jugement unanime auquel participent les juges LeBel, Baudouin et Chamberland, la Cour d’appel, sous la plume du juge LeBel, infi rme la décision de première instance quant à la responsabilité objective de l’employeur, le centre d’hébergement. Le juge LeBel reconnaît que la planifi cation de la fraude par l’intervenante s’est faite au cours de son tra-vail, qu’elle a obtenu à cette occasion les informations nécessaires sur la situation médicale et fi nancière de sa victime et a préparé la sortie de cette

27 Dubé c. Havre des femmes Inc., préc., note 20, par. 28. L’arrêt ne modifi e pas l’état de la jurisprudence. Dès le début de son analyse, le juge LeBel affi rme : « Le cadre d’application de l’article 1054, al. 7 C.c.B.-C. a été fi xé depuis longtemps par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada » (par. 28).

dernière du centre. Cependant, comme la fraude s’est déroulée complète-ment en dehors du cadre des fonctions de l’intervenante – la victime n’ha-bitant plus dans le centre lors de l’extorsion même –, le juge considère que l’intervenante recherchait exclusivement son avantage personnel, ce qui la place « à l’occasion des fonctions » et n’engage pas la responsabilité objec-tive de l’employeur. Selon le juge LeBel, « l’analyse de la relation entre l’acte reproché et le cadre des fonctions doit s’effectuer essentiellement lors de la commission du geste fautif ultime »28.

Le juge rejette aussi la responsabilité personnelle de l’employeur en vertu de l’article 1053 C.c.B.C., puisque ce dernier n’a pas commis de faute dans le choix de l’employée qui avait reçu une formation adéquate et com-plété une période d’essai. L’employeur avait adopté une bonne procédure de sélection de ses intervenantes et aucune plainte n’avait été déposée contre l’intervenante.

Sans se prononcer sur la théorie de la responsabilité de l’employeur pour le vice de personnalité de l’employé29, la Cour d’appel la rejette en l’espèce, compte tenu de la qualité de la procédure de sélection des employés mise sur pied par l’employeur. La Cour semble aussi mettre de côté la théorie du risque :

« En réalité, on tendrait à établir une règle de responsabilité fondée sur le risque pur, pour l’ensemble des activités d’un préposé qui aurait pu entrer en contact avec la victime, en raison, à l’origine, de son travail auprès d’elle. Son adoption paraît, de prime abord, peu conforme aux règles qui ont régi la res-ponsabilité civile du commettant en droit québécois depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Curley c. Latreille. »30

Cette décision démontre que le critère de l’intérêt même partiel de l’employeur a atteint ses limites. La position adoptée par la Cour d’appel, qui ne se penche pas sur les fondements de cette responsabilité aujourd’hui, rend encore plus illusoire la responsabilité objective de l’employeur pour la faute intentionnelle ou criminelle de son employé, malgré la présomp-tion absolue de responsabilité qui pèse sur l’employeur. Avec les critères énoncés dans l’arrêt Havre des femmes31, jamais des cas de violence sexuelle

28 Id., par. 39.

29 Id., par. 40.

30 Id.

31 Id.

perpétrée par des employés, même commise sur les lieux du travail et pen-dant les heures de travail, dans un cadre institutionnel (par exemple, dans des hôpitaux, dans des pensionnats ou dans des centres jeunesse) ou non institutionnel (par exemple, dans des hôtels, des terrains de camping), ne pourraient retenir la responsabilité objective du commettant. Comment voir, même avec beaucoup d’imagination, ne serait-ce qu’un bénéfi ce par-tiel pour l’employeur dans le geste violent de l’employé, et particulière-ment lorsqu’il s’agit d’un organisme voué au bien-être de ses patients ou de ses clients ?

En imposant que le lien de rattachement entre l’acte reproché et le cadre des fonctions soit analysé essentiellement lors de la commission de la faute, la Cour d’appel réduit grandement la portée de la responsabilité objective de l’employeur en vertu de l’article 1463 C.c.Q.

Avec cette restriction temporelle et géographique – le tribunal doit se placer lors de la commission de la faute –, la Cour d’appel ne tient pas compte du fait que toute la fraude a été pensée et orchestrée, parce que l’intervenante travaillait dans le centre, qu’elle a pu y rencontrer la victime qui avait de l’argent et qui était dans une position de vulnérabilité, et qu’elle a pu établir une relation de confi ance avec celle-ci. N’eût été son travail, l’intervenante fautive n’aurait pas rencontré Mme Dubé. Ce critère de temporalité ne reconnaît pas que l’employé peut profi ter du contexte de son emploi pour abuser de ses fonctions, comme les enseignants ou les moniteurs de sport qui utilisent leur emploi, et l’autorité qui en découle, pour amadouer des enfants et ensuite les agresser.

En plus du critère de la temporalité, la Cour d’appel introduit un nou-veau critère dans l’évaluation du bénéfi ce de l’employeur : celui du contrôle de l’employeur sur l’employé. Le centre d’hébergement ne savait pas que la cliente avait quitté les lieux. En quelque sorte, le tribunal affi rme que le centre n’était pas fautif, puisqu’il n’était même pas au courant des manœuvres de l’intervenante. Doit-on en déduire que le bénéfi ce de l’em-ployeur passe nécessairement par la connaissance par l’eml’em-ployeur de tous les gestes de ses employés ? Il est rare qu’un employé fraudeur avertisse son employeur de ses projets ... Il semble ici que la Cour d’appel tente d’intro-duire l’élément non pertinent de la faute de l’employeur dans l’analyse de l’article 1463 C.c.Q .32.

32 Un auteur remarque le même phénomène en common law canadienne : Bruce FELDTHUSEN,

« Vicarious Liability for Sexual Torts », dans Nicholas J. MULLANY et Allen M. LINDEN (dir.),

Le fait que Le Havre des femmes soit un organisme à but non lucratif semble peser lourd dans la balance de la Cour d’appel : si les tribunaux les tiennent responsables et que ces organismes doivent indemniser des vic-times, ils ne pourront plus remplir leurs rôles sociaux importants. Le juge Lebel affi rme que « [l]’adoption d’une telle théorie pourrait transformer des institutions comme Le Havre littéralement en garantes de leurs employés, même hors du cadre de leurs fonctions »33. Selon cette logique, le gouver-nement luimême peut être considéré comme un organisme sans but lucra-tif et ne devrait pas être poursuivi34. Si ces organismes jouent des rôles sociaux importants dans la communauté, ils devraient aussi être respon-sables des risques que leurs activités peuvent y produire. Leur caractère de bienfaisance ou à but non lucratif ne devrait pas réduire leur responsabi-lité. De plus, des centres comme Le Havre des femmes sont en très grande partie fi nancés par l’État qui, au lieu de gérer lui-même de tels établisse-ments, délègue à ceux-ci la tâche de le faire. Serait-ce une façon pour l’État d’échapper à sa responsabilité ?

Le juge LeBel semble rejeter la théorie du risque comme fondement de cette responsabilité pour adopter celle de la faute du commettant35. Il ne remet pas en question la pertinence d’un critère élaboré en 1920, ni ne s’interroge sur les objectifs du législateur d’alors et de celui d’aujourd’hui.

Il veut protéger les règles de droit civil sans se demander si elles répondent aux besoins de la société actuelle, alors que la doctrine a critiqué l’impré-cision de la distinction « à l’occasion des fonctions » et « dans l’exécution

Torts Tomorrow : A Tribute to John Fleming, Sydney, LBC Information Services, 1998, p. 221, à la page 222.

33 Dubé c. Havre des femmes Inc., préc., note 20, par. 40. Pourtant, dans des affaires de common law, la Cour suprême a affi rmé qu’il n’était pas contre l’intérêt public de tenir responsables les organismes à but non lucratif en tant qu’employeur pour la faute de leurs employés.

Voir : Bazley c. Curry, préc., note 10, par. 47 et suiv. ; Untel c. Bennett, préc., note 10. Dans l’arrêt Blackwater c. Plint, [2005] 3 R.C.S. 3, par. 41, la Cour suprême tient responsable l’Église unie du Canada de la faute de son employé, un surveillant de dortoir, qui a agressé des enfants autochtones placés dans l’Alberni Indian Residential School : « Exonérer un orga-nisme sans but lucratif lorsque l’État est partie prenante ne l’inciterait pas à recruter du personnel sûr et à protéger les enfants contre les agressions sexuelles ».

34 Comme l’affi rme la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Blackwater c. Plint, préc., note 33, par. 43.

35 Dubé c. Havre des femmes Inc., préc., note 20, par. 40.

des fonctions »36. La protection du droit civil ne passe certainement pas par une attitude passéiste.

À notre avis, la distinction byzantine37 entre « dans l’exécution de ses fonctions » et « à l’occasion de ses fonctions », élaborée dans l’arrêt Curley c. Latreille38 de 1920, et la tentative d’y insérer dans certains cas l’abus des fonctions de l’employé, si l’employeur y retire un bénéfi ce minime, doit être abandonnée. Ces gymnastiques juridiques ne font que paralyser la présomption de responsabilité qui devait peser sur l’employeur pour avan-tager la victime. Le bénéfi ce même partiel de l’employeur s’avère mal adapté à la réalité des abus de fonctions lorsqu’il s’agit d’actes criminels, d’actes frauduleu x39 ou même d’actes ou de propos discriminatoire s40. Les réticences de la Cour suprême des années 1920 à étendre la responsabilité objective de l’employeur pour les fautes de ses employés doivent être replacées dans leur contexte. Aujourd’hui, la plupart des risques sociaux sont assumés par des régimes étatiques d’indemnisation (accidents du tra-vail, accidents de la route, actes criminels, etc.) ou des régimes étatiques de prise en charge (assurance hospitalisation) qui répartissent les coûts sur toute la population.

Et si l’extorsion commise par l’intervenante du Centre Havre des femmes s’était produite à l’encontre d’une personne âgée habitant dans un

36 J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, préc., note 2, no 1-818, p. 735, affi rment que « [l]’étude de la jurisprudence sur le problème de l’exécution des fonctions est déroutante à première vue [...] » ; voir également : C. MASSE, préc., note 19.

37 Qualifi catif emprunté à J. FLOUR, J.-L. AUBERT et É. SAVAUX, préc., note 10, p. 230.

38 Curley c. Latreille, préc., note 2.

39 Pourquoi certains actes frauduleux sont-ils considérés comme commis au bénéfi ce de l’em-ployeur et d’autres non ? Bien que les faits soient importants, il n’est pas toujours facile de comprendre la logique. Voir, entre autres : Ménard c. St-Germain, 1998 AQ no 816 (C.S.) (aucune responsabilité de la caisse pour la fraude de son employé) ; Lachance-Patry (Succes-sion de) c. Caisse populaire Desjardins de Stadacona, J.E. 98-1207 (C.Q.) (aucune responsa-bilité de la caisse pour la fraude de son employé) ; Stacey c. Sauvé Plymouth Chrysler (1991) inc., 2002 CanLII 40660 (QC C.Q.) (aucune responsabilité du concessionnaire pour la fraude de son employé) ; Patenaude c. Caisse populaire Desjardins de Ville-Émard, 2011 QCCS 6086 (aucune responsabilité de l’employeur pour la fraude de son employé, mais responsabilité personnelle de la caisse pour sa négligence) ; Desjardins Assurances générales c. Patry, 2010 QCCQ 11527 (aucune responsabilité de la caisse pour la fraude de son employé) ; Markarian c. Marchés mondiaux CIBC Inc., 2006 QCCS 3314 (responsabilité de la courtière en valeurs mobilières pour la fraude de son employé).

40 Voir, par exemple : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Remor-quage Sud-Ouest (9148-7314 Québec Inc.), 2010 QCTDP 12 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Systèmes de drainage Modernes Inc., 2009 QCTDP 10.

foyer d’accueil ? L’article 48 de la Charte des droits et libertés de la personne41 interdit l’exploitation des personnes âgées ou handicapées. Il y aura exploi-tation en cas de mise à profi t, de position de force qui s’exécute au détri-ment d’intérêts plus vulnérables42. Dans ces affaires, les fraudeurs – employés ou propriétaires de la résidence43 – profi tent de leurs fonctions et de la vulnérabilité de la victime pour lui extorquer des fonds. La responsabilité de l’employeur pour la fraude de son employé peut être retenue en vertu de l’article 1463 C.c.Q. Comme on le verra plus tard, le Tribunal des droits de la personne du Québec n’applique pas le critère très étroit du bénéfi ce même partiel de l’employeur.

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