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PARTIE I : CADRE THÉORIQUE

Chapitre 2 État des connaissances

2.2 Mise en œuvre de services cliniques intégrés

2.2.4 La transformation des pratiques professionnelles

La question de la transformation des pratiques professionnelles est au cœur de tout projet de mise en œuvre de services cliniques intégrés. En effet, pour que l’intégration des services s’opère véritablement, il importe que les professionnels impliqués dans la dispensation des services visés ajustent leur façon habituelle de travailler et trouvent avantage à mieux coordonner leurs pratiques (Contandriopoulos, et al., 2001). Cette nécessaire transformation des pratiques professionnelles est d’ailleurs reconnue comme l’une des difficultés principales à la mise en œuvre de changements dans les organisations de santé (Shortell & McCurdy, 2010). Cette section fait un bref survol des influences considérées déterminantes à cet égard.

Ces influences sont mieux comprises lorsque les pratiques professionnelles sont considérées dans le contexte organisationnel où elles s’inscrivent, soit les organisations de santé. Une caractéristique importante de ces organisations est que le travail y est complexe et conséquemment, sous le contrôle des professionnels. Les travaux fondateurs de Mintzberg (1979) ont permis de caractériser ces organisations professionnelles. D’abord, la partie maîtresse se trouve dans le centre opérationnel où, pour produire des biens et des services, les professionnels vont s’appuyer principalement sur leurs qualifications et leur savoir spécialisé. D’autres mécanismes de coordination sont également nécessaires; ils varient selon les besoins cliniques et les préférences des professionnels (Glouberman & Mintzberg, 2001b; Lamothe, 1996).

Aussi, pour réaliser leur travail, les professionnels disposent généralement d’une autonomie importante; ils sont ainsi en mesure d’exercer une influence importante sur les décisions administratives qui les concernent. Différents travaux empiriques ont montré

précisément qu’ils constituent des acteurs incontournables dans la conduite régulière des activités et la mise en œuvre de transformations majeures (Buchanan, Addicott, Fitzgerald, Ferlie, & Baeza, 2007; Ferlie, Fitzgerald, Wood, & Hawkins, 2005; McNulty & Ferlie, 2004). La décentralisation importante qui caractérise les organisations professionnelles accentue ce phénomène. Ceci s’explique notamment par l’hétérogénéité du centre opérationnel de ces organisations, lequel se compose typiquement d’une variété d’unités de production, en cohérence avec la variété des besoins de la clientèle (Lamothe & Dufour, 2007). C’est cette hétérogénéité des unités de production qui permet aux professionnels de répondre aux impératifs de soins requis par la condition clinique de différentes catégories de patients.

Bien que le travail des professionnels repose sur des bases solides de connaissances, il n’en demeure pas moins fortement influencé par la formation et la filiation des professionnels. À cet égard, les travaux de Morgan et Ogbonna (2008) ont montré que le travail professionnel est certes ancré dans des valeurs communes, mais également dans des valeurs spécifiques à chaque profession. Ceci alimente la tension permanente entre la vision spécialisée de chacun et la collaboration nécessaire à la production des services (Lamothe, 2006). Cette tension constituerait une dimension importante de la prise de décision dans les organisations professionnelles, en santé par exemple, où des professionnels qui diffèrent sur le plan de leur expertise et de leurs valeurs sont néanmoins amenés à travailler ensemble afin de résoudre des problèmes dans l’intérêt primordial de leurs patients (Anderson & McDaniel, 2000).

Sur cette question, les travaux classiques d’Eliot Freidson (1970) ont souligné le contrôle important exercé par la profession médicale sur les autres professions, l’instituant de fait comme une profession dominante. Pour Abbott (1988), cependant, la subordination ne constituerait qu’un type d’arrangement parmi d’autres. Cette conclusion repose sur la prémisse que les professions aspirent à se développer et que pour y parvenir, elles vont tenter d’accroître leur contrôle sur des sphères du travail. Les professions sont vues conséquemment comme interreliées et en concurrence les unes avec les autres. Ces jeux de

concurrence sont susceptibles d’avoir des répercussions concrètes sur l’issue des projets d’implantation qui sont mis en oeuvre. Par exemple, Ferlie, et al. (2005) ont montré que la difficulté à implanter des innovations soutenues par des évidences scientifiques robustes pouvait s’expliquer par l’existence de frontières importantes au niveau local entre les différents groupes professionnels. En s’appuyant sur une vaste base empirique, ces auteurs ont en effet trouvé qu’il existait des frontières au plan social et cognitif entre les groupes et que ces frontières entravaient considérablement les échanges et l’apprentissage au niveau interprofessionnel, retardant conséquemment la diffusion et l’implantation des innovations.

En somme, le contexte organisationnel dans lequel s’inscrivent les pratiques professionnelles ressort comme un élément clé à considérer pour mieux comprendre comment ces pratiques peuvent se transformer afin de mettre en œuvre des services cliniques intégrés. Dans ce contexte, il est acquis que la diffusion d’informations et la formation sont insuffisantes pour assurer une transformation des pratiques (Fixsen, et al., 2005). Certains aspects du contexte social sont cependant reconnus avoir un influence déterminante. L’engagement des professionnels à modifier leurs pratiques est l’un d’eux. En s’appuyant sur les travaux de Strauss et al. (1964 et 1965), Lamothe (1996) soutient que cet engagement entraîne les professionnels dans un processus de déconstruction des divers ordres négociés qui assurent l’efficacité de leurs pratiques pour en reconstruire de nouveaux. Ce processus est lié cependant à la confiance qui prévaut entre les différents professionnels appelés à coopérer. Plusieurs travaux montrent que ces nouvelles relations de confiance deviennent un ingrédient fondamental de la coopération et de la coordination entre les professionnels et entre les organisations (Ferrin, Bligh, & Kohles, 2008; Poppo, Zhou, & Ryu, 2008; Ring & Ven, 1994). En scellant les ententes sur les règles, elles éviteraient de constamment reprendre les négociations et permettaient un partage des responsabilités, même lorsque le degré d’incertitude est important (Lamothe, 1996).

Le développement de consensus cliniques constitue un autre aspect crucial pour favoriser la transformation des pratiques professionnelles et l’intégration des services. Ces consensus correspondent typiquement à des ententes négociées entre les professionnels sur

un modèle ou un plan de traitement. Parce que les consensus cliniques permettent la standardisation des normes, ils sont généralement considérés comme le moyen de coordination le plus efficace pour les professionnels (Glouberman & Mintzberg, 2001b). Standardiser les normes signifie créer un même système de croyances, une culture commune, où le contrôle externe est remplacé par l’internalisation des attitudes. Lorsqu’une telle standardisation est atteinte, les professionnels ont plus facilement recours à l’ajustement mutuel; l’inattendu peut alors être géré de manière adaptative dans la collaboration (Glouberman & Mintzberg, 2001b).

Enfin, la présence de professionnels exerçant un leadership clinique affirmé est également reconnue comme une condition favorable aux changements de pratiques professionnelles (Arweiler, Noyeau, Charlin, Millette, & Hodges, 2010; Ham, 2003; Oates, 2012). Ces individus qualifiés de « champions » seraient notamment en mesure d’assurer la légitimité et la crédibilité du projet, de sorte à susciter la collaboration des différentes personnes concernées (Touati et al., 2006; Fortin, Lamothe, & Lapointe, 2002). Selon Hendy et Barlow (2012), l’influence du leader serait particulièrement importante dans les premières phases du processus, lorsqu’il s’agit de motiver les pairs et d’expérimenter de nouvelles pratiques. Cette influence serait cependant plus nuancée dans les phases ultérieures, lorsqu’il s’agit de susciter le même mouvement, mais avec des groupes d’acteurs plus éloignés avec qui le leader ne partage pas nécessairement la même culture professionnelle. Ces résultats mettent ainsi en garde contre une stratégie de changement qui reposerait principalement sur l’influence de quelques individus reconnus pour leur leadership. Ils rappellent qu’ultimement, la réalisation du changement désiré dépend de la capacité à générer une « masse critique d’enthousiastes » (Pettigrew, Ferlie, & McKee, 1992) au sein de l’organisation. Cette dimension collective du changement est au premier plan de la question d’identité organisationnelle vers laquelle nous nous tournons à présent.