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La territorialisation est liée, selon Liane Mozère 225

, se référant à Gilles Deleuze et

Félix Guattari, à un mouvement de « déterritorialisation » qui porte le territoire hors

de lui-même.

Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, le territoire est le produit d’une

territorialisation des « milieux » et des « rythmes ». Les exemples de situations que

nous amenons dans le cadre de cette thèse, montrent clairement que c’est le groupe

de jeunes gens qui fait qu’une emprise territoriale donnée, aussi anonyme soit-elle,

peut devenir un « lieu » au sens anthropologique du terme, la faisant passer du statut

de « non lieu », au sens où Marc Augé le définit, à celui de « lieu », au sens de la

tradition sociologique.

Le « micro » lieu, en tant qu’emprise territoriale appropriée est, en référence à la

perspective développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, le produit d’une

territorialisation des « milieux » et des « rythmes », issus du « chaos ». Cette

perspective nous amène à considérer que les « milieux » auxquels il est fait référence

dans cette approche, correspondent à ce que nous définissons dans notre thèse,

comme « sphère de socialisation ». En tant que tels, ils sont codés. Ces codes

correspondent aux normes auxquelles chacun doit se conformer pour répondre à ce

qui est attendu de lui dans un « milieu » donné. Ces « milieux » n’étant pas

hermétiques entre eux, ils communiquent en permanence les uns avec les autres et

sont en « perpétuel transcodage ou transduction », selon les termes employés par

Gilles Deleuze et Félix Guattari. Pour ces deux auteurs, il y a « rythme » dès qu’il y a

« passage transcodé » d’un « milieu » à un autre. Mais ce « rythme » n’agit pas

comme une cadence avec sa régularité et son tempo, il est « inégal et

incommensurable », précisent-ils. On ne peut donc ni le mesurer, ni le quantifier

parce que, d’un individu à un autre, il est forcément différent. Le processus

d’appropriation d’un « micro » lieu est un « rythme ». En tant que passage entre deux

« milieux », le « rythme » forme un « entre deux milieux » où le « chaos » a aussi

une chance de devenir rythme, en tant que « milieu » de tous les « milieux ». Il

menace d’épuisement ou d’intrusion les « milieux ». Les jeunes gens à l’origine de

ce phénomène sont bien dans une dynamique visant à se préserver du « chaos ». Pour

eux le territoire a une valeur existentielle. Selon François Zourabichvili

226

, il

circonscrit le champ du familier et de l’attachant, et marque les distances avec autrui.

Et surtout, il protège du « chaos » qui peut s’introduire dans les « milieux ».

« Le « fort 227» était le seul endroit qu’on pouvait aménager avec des vieux canapés que les gens jetaient. On y avait aménagé un petit studio. De toute façon, c’était ça ou les caves. Comme dans les caves, les trois quarts du temps, on se faisait jeter, ou bien, il y avait un problème de feu ou de bagarre, alors sans trop s’éloigner du quartier, on avait un espace. » (Djamel, du Quartier du Roi de Woippy).

Nous citons à nouveau ce témoignage de Djamel qui nous semble révélateur de ce

besoin de se protéger du « chaos », « milieux de tous les milieux ». Le fort approprié

par Djamel et ses copains est un « milieu ». Parmi les autres « milieux » dont il faut

se préserver, il y a bien évidemment le territoire de résidence du cercle familial et la

famille elle-même. Le « sans trop s’éloigner du quartier » nous informe que ces deux

« milieux » restent néanmoins rassurant. Cette posture paradoxale qui consiste à

vouloir se préserver de ces deux « milieux » que sont le quartier et la famille, en s’en

éloignant un peu, tout en ne les perdant pas de vue, montre bien que les « milieux »

ne sont pas hermétiques entre eux et que les codes dont ils disposent passent bien de

l’un à l’autre. Le fait de reproduire dans ce fort ce qu’ils vivent dans le milieu

familial en est une parfaite illustration. Ils n’ont fait que recréer un nouveau « chez

226

ZOURABICHVILI F., Le vocabulaire de Deleuze., op. cit, pp. 28-29.

227 Ancien fortin désaffecté de la ligne Maginaux, ouvert à tout vent, situé à quelques dizaines de mètres du quarrter du Roi de Woippy.

eux ». Djamel et ses copains ne sont pas en rupture avec leur famille, et ils restent

très attachés à leur quartier puisque partout où ils vont, ils s’en revendiquent.

Le processus d’appropriation en s’accomplissant, a pour conséquence le marquage

du « micro » lieu. Des « indices » que nous nommons « marqueurs », provenant,

selon Gilles Deleuze et Félix Guattari de tous les « milieux » témoignent de la

présence d’un groupe de jeunes gens. A y regarder de près, les marqueurs « signets »,

« centraux » et « frontières » dont nous faisons état, proviennent effectivement de

tous les « milieux ». En effet, chaque individu composant le groupe, est lui-même le

résultat de « passages transcodés » entre plusieurs « milieux ». Il amène par voie de

conséquence sa marque personnelle (savoir être, savoir faire, tenue vestimentaire,

goûts pour telle ou telle forme d’expression musicale, etc.) et ses propres « indices »

pouvant se traduire par l’apposition de différents types de marqueurs (visuels,

sonores, olfactifs, centraux, signets, frontières, etc.). Selon Gilles Deleuze et Félix

Guattari, le territoire n’est pas premier par rapport à la marque qualitative, c’est la

marque qui fait le territoire. De même, selon ces deux auteurs, les fonctions dans un

territoire, au sens éthologique du terme (protection, défense, reproduction, etc.), ne

sont pas premières, elles supposent d’abord une expressivité qui fasse territoire. C’est

bien en ce sens, précisent-ils, que le territoire et les fonctions qui s’y exercent, sont

des produits de la territorialisation, celle-ci étant l’acte du rythme devenu

expressif

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. Les vieux canapés cités par Djamel en sont une illustration. Ils

proviennent bien d’un ou de plusieurs « milieux » familiaux, déposés par leurs

membres sur le bord d’un trottoir du quartier dans le but d’être récupérés par le

service des objets encombrants de la commune. Leur récupération par Djamel et ses

copains et leur installation dans le « fort » constituent un des éléments qui contribue

à faire que ce « micro » lieu devienne pour ses utilisateurs «un petit studio ». En

rendant « expressif » le « rythme » ou « passage entre deux milieux », ils font

s’accomplir le mouvement de « territorialisation ».

Ces « indices » rendent expressif le « rythme » ou « passage entre deux milieux »,

même si le sens de cette expressivité est interprété différemment selon le point de

vue à partir duquel elle est observée et analysée. Pour une partie des « entrepreneurs

de morale », elle est perçue comme une transgression de la norme des usages qui

doivent être pratiqués dans ces « micro » lieux, quand ce n’est pas une transgression

de la loi républicaine. Pour une autre partie, elle est perçue comme un passage

incontournable répondant à un réel besoin de se retrouver entre pairs.

Le mouvement de «territorialisation » implique à un moment donné un mouvement

de « déterritorialisation ». Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, la fonction de

« déterritorialisation », qu’ils symbolisent par la lettre « D », est le mouvement par

lequel, on quitte le territoire

229

, sachant que le moment en question est difficile à

préciser et à situer dans le temps et dans l’espace. Comme nous le soulignons plus

haut, le « rythme » ou « passage entre deux milieux » n’agit pas comme une cadence

avec son tempo. Les jeunes gens restent dans ce passage le temps qu’il faudra à

chaque individu qui le compose de s’engager dans ce mouvement de

« déterritorialisation ».

« Cela a duré pendant trois ans, de 14 à 16 ans. J’ai ensuite quitté Woippy pour suivre une formation en internat à Paris. C’était comme si j’avais quitté le quartier. Quand je revenais le week-end et pendant les vacances scolaires, je continuais à retrouver mes potes. Quand je suis revenu à 18 ans, ça a redémarré plein pot. Mais, le problème c’est que j’étais le seul à être sorti du quartier. J’étais dans une autre région. J’ai commencé à avoir d’autres centres d’intérêts, comme par exemple : ma tenue vestimentaire, être propre et élégant, savoir parler aux filles, écouter de la musique. » (Djamel, Quartier du Roi de Woippy).

Ce témoignage montre que le processus de « déterritorialisation » s’amorce petit à

petit par des « va et des vient » entre les « milieux » du territoire de résidence du

cercle familial où il grandit (quartier, famille, école primaire, collège, groupes de

pairs, «micro » lieux appropriés) et des « milieux » situés à l’extérieur du territoire

du cercle familial, plus en rapport avec son projet professionnel. De 16 à 18 ans, sous

l’influence de ces nouveaux « milieux » (nouvelle région, internat, lycée

d’enseignement professionnel), Djamel commence à se détacher de ses pairs du

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quartier du Roi à Woippy, tout en gardant le contact et en prenant plaisir à les

retrouver le week-end ainsi que pendant les vacances scolaires. Il reconnaît avoir

changé durant cette période, ce qui semble lui poser problème, (« tenue

vestimentaire », « être propre et élégant », « écouter de la musique », « savoir parler

aux filles ») sous l’influence d’autres pairs et de sa formation professionnelle. C’est

comme si il devenait un étranger pour ses pairs. Le processus de socialisation se

poursuit couplé d’une valorisation de l’image de soi plus importante. Pour autant, à

18 ans, de retour dans le quartier après la fin de sa formation, il replonge. Le « ça a

redémarré » est sans ambiguïté. L’attachement au quartier reste le plus fort.

L’indissoluble intrication entre la sociabilité et la territorialité implique que chaque