• Aucun résultat trouvé

La représentation de soi entre maîtrise et illusion

Dans le document De Husserl à Levinas (Page 128-131)

1 Le masque des représentations subjectives.

Que l’homme ait plus de capacité à dire la vérité sur les choses que sur lui-même, ce n’est pas un phénomène nouveau et la philosophie a souvent pu décrire cette difficulté à se voir de la part d’un être qui a la possibilité de voir toutes choses. On dit souvent que l’homme désire naturellement connaître, mais cet adage se vérifie moins bien avec la connaissance de soi et on peut avancer avec saint Augustin, avec Malebranche et avec Rousseau que l’homme préfère souvent se représenter les choses les plus lointaines sur lesquelles il développe une science, mais que la représentation objective de soi est non seulement difficile, mais aussi pas nécessairement désirée. Tel est le sens d’un célèbre passage des Confessions dans lequel saint Augustin développe l’idée que nous aimons la lumière qui éclaire les choses, mais que nous n’aimons pas la lumière qui nous dévoile, qui nous montre. Sans développer tout de suite la question de l’orgueil, il convient au préalable de souligner un paradoxe de la modernité. Heidegger, dans L’époque des images du monde, dans l’ouvrage Holzwege (Chemins qui ne

mènent nulle part), a défendu l’idée que la modernité était l’époque de la représentation.

lui-même, mais désormais cette volonté de se représenter, de se mettre en scène, et même parfois l’obligation de se représenter, est devenue le mode d’être de l’homme, dans la mesure où il n’est lui-même qu’en se retournant en permanence vers lui-même, en se racontant en permanence, au moins en racontant une belle histoire qu’il dit être soi. Les exemples sont si nombreux qu’il est impossible de les citer tous, mais on peut penser à l’obsession présente des selfies, de toutes les images de soi que l’on diffuse, de tous ses profils en tout genre, de cette manie de la communication dans tous les domaines de la vie sociale. Encore une fois, le phénomène n’est pas nouveau dans la modernité, mais il a pris une ampleur sans précédent. La tâche du philosophe n’est pas de faire de la sociologie, mais il peut partir de cela pour souligner combien les représentations de soi sont le plus souvent de pures constructions qui sont volontairement trompeuses pour de nombreuses raisons. Non seulement il s’agit d’avancer une image avantageuse de soi afin de mieux exercer une domination sur le monde, mais également pour exercer une domination sur soi. Maîtriser son image, c’est la garantie de préserver sa place dans le monde, dans la vie sociale. Il y a là une volonté toute moderne de création de soi : on ne s’aime pas tel que l’on est, alors on produit une autre représentation de soi qui aura plus de réalité dans le monde social que son être propre. Il ne s’agit pas d’une simple perfidie, même si bien évidemment il y a des degrés, mais c’est le monde moderne qui parfois nous contraint à cette représentation de soi, qui nous force à vendre une image de soi, bref qui nous oblige à vivre « en représentation ». Encore une fois, ce qui caractérise notre aujourd’hui, ce n’est pas ce décalage entre le « je » et le rôle qui relève lui de toutes les époques, mais le fait que la représentation de soi devienne autonome et finisse par se substituer à notre être au lieu d’y renvoyer. La représentation n’est pas alors trompeuse, parce qu’il n’y a plus de vérité : nous sommes notre représentation, celle que nous voulons mettre en avant.

2 La représentation de soi comme maîtrise

Cet impératif contemporain de représentation de soi s’enracine cependant dans le sens latin de la présence, qui a conduit à partir de la Renaissance à cette idée de nouvelle présence à soi, d’une deuxième présence à soi dans le récit de soi. Nous avons donc à nous représenter ce qu’est la représentation afin de pouvoir l’interroger. Le mot latin praesentia est issu du verbe praeesse, qui signifie être en avant, au-devant, diriger, commander, conduire. Le pré de présence27, et à fortiori de représentation, est le préfixe tout romain signifiant la présidence, la maîtrise de ce qui arrive. Ainsi la représentation de soi est une présence d’esprit redoublée, la capacité à se rendre deux fois maître de soi, une première fois dans le vécu et une deuxième fois dans un retour réflexif sur soi. Toute représentation de soi a le sens d’une maîtrise au double sens d’une prise et d’une reprise. Ainsi, par la représentation de moi-même, je fais face à moi, face même à ce qu’il peut y avoir de déconcertant en moi, je me prends délibérément pour thème, pour objet, dans l’idée qu’être soi, c’est maîtriser son être. On comprend alors que cette reprise de soi ne porte pas simplement sur un présent devenu passé et dont il s’agit de maîtriser sa présence absente par exemple dans une autobiographie, mais également sur le futur : la représentation de soi doit

pouvoir maitriser par l’anticipation ce que je vais devenir de manière à ne pas me laisser déborder par moi-même.

La représentation de soi introduit donc en moi les dimensions du proche et du lointain, puisque ce qui m’est arrivé peut m’être arrivé il y a peu et pourtant être déjà quasiment oublié, alors qu’un événement lointain, heureux ou traumatique, peut m’être très proche. Je suis là où je me préoccupe de moi-même et je dois savoir ce qui me préoccupe de moi-même afin de savoir qui je suis. Cette double maîtrise de soi qu’est la représentation de soi pose donc la question de la vérité du rapport à soi. Faire la vérité sur soi, est-ce la même chose que faire la vérité sur les choses dans le souci d’une représentation de plus en plus adéquate ? Autrement dit, pour pouvoir dire qu’une représentation de soi est trompeuse, il convient de s’interroger sur ce qu’est la vérité du soi. Est-ce en me représentant mon passé que je sais ce que je suis ? Est-ce à partir de photographies « horriblement ressemblantes », comme disait Cézanne à propos de certaines peintures (l’horrible tenant au projet même de ressemblance et non au représenté), qui ont surtout pour effet de faire oublier ? Est-ce dans la maîtrise de ma volonté et de mes projets que la représentation de moi-même est adéquate à mon être ? Ou bien faut-il envisager que la représentation de soi est celle d’une nouvelle présence ne relevant pas de la vérité comme adéquation, mais de la vérité comme appel de ce que j’ai à être ? Il est trop tôt pour en décider, mais cela dessine différentes modalités de la présence à soi.

3 Les ambivalences de la représentation de soi

On ne peut que constater l’insuffisance fréquente de nos représentations qui sont trop subjectives et qui de ce point de vue manquent la réalité de ce que nous sommes. Bien sûr nous pouvons nous regarder nous-mêmes, mais nous sommes le plus souvent assez mauvais juge de nous-mêmes, car il est très difficile d’être à la fois l’observateur et l’observé, celui qui juge et celui qui est jugé. Sans multiplier les exemples, il est clair que dans le souci de la justice, nous avons toujours tendance à faire exception pour nous, ou au moins à minimiser notre culpabilité. Même si ce n’est pas le meilleurs côté de l’humanité, on accepte beaucoup mieux une injustice quand on en bénéficie et on finit par se la représenter comme légitime. Cela souligne également un manque de maturité morale, comme a pu le souligner Hegel, à savoir que quand on accepte de mentir, le devoir de dire la vérité demeure pour nous une simple maxime subjective qui ne saurait déterminer objectivement notre action.

On peut ajouter à cela que l’homme peut vouloir se cacher à lui-même, soit dans le divertissement, soit dans l’illusion volontaire, comme le souligne Pascal contre le projet cartésien de rendre le moi transparent à lui-même. Il ne s’agit plus cette fois simplement d’user des représentations pour se cacher aux yeux des autres, mais plus radicalement d’en user afin de se dissimuler à soi, ce qui manifeste une haine de soi. Dans ce passage célèbre (Pensées § 978, Le manuscrit Périer) il écrit : « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait et il se voit plein d’imperfections : il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris ». Dans le français classique, « considérer » signifie être attentif à la nature et au mérite d’une chose ; donc ici « ne

considérer que soi » signifie « ne regarder que soi », « prendre conscience de soi », et donc se représenter. Pour Pascal penseur du moi haïssable (Pensées § 597), le véritable amour de soi ce sera de considérer autre chose que soi, et c’est bien mal s’aimer que ne considérer que soi. Néanmoins, pris par nos passions nous sommes toujours malheureux, car entre la représentation de ce que nous voudrions être et la représentation de ce que nous sommes il y a désaccord total. Plus le moi se représente, se voit, moins il s’aime. C’est bien la représentation de soi qui ici interdit l’amour de soi. Là l’homme ne se trompe pas sur lui-même, mais il finit par haïr la vérité sur lui-lui-même, et cela à tel point dit Pascal qu’il préfère qu’on lui mente. Le moi est donc naturellement menteur, trompeur, pour autrui mais également pour lui-même. C’est aussi en ce sens-là que toutes nos représentations sont trompeuses quand elles sont issues de ce mauvais amour de soi. Les représentations trompeuses que le moi produit de lui-même ne visent qu’à se cacher à ses propres yeux, aux yeux d’autrui et aux yeux de Dieu. De ce point de vue, la vie sociale se fonde selon Pascal sur la tromperie réciproque. On peut donc dire que quand la représentation de soi devient une fin en soi, quand elle devient un mode d’être, quand elle est une forme d’idolâtrie de soi, elle ne peut être que trompeuse, car elle repose sur une haine de la vérité. Dès lors, c’est peut-être le sens du projet de maîtrise de soi qui anime la représentation de soi qu’il faut interroger. Dans quel but voulons-nous nous représenter ? Est-ce uniquement en vue de notre propre gloire, ou bien est-ce en vue d’un projet plus universel ? Il y a bien des biographies en littérature, des autoportraits en peinture, mais quelle est leur vérité maintenant que se trouve écarté le projet absurde de ne considérer que soi ? L’autobiographie ou l’autoportrait sont-ils une image de soi toujours plus ou moins trompeuse ou ce qui nous fait être ?

Dans le document De Husserl à Levinas (Page 128-131)