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gouvernance et politiques publiques

III. La résilience du néopatrimonialisme post-transitionnel

Le néopatrimonialisme, proposé par des auteurs comme S. Eisens-tadt ou Jean-François Médard, vise à donner une interprétation du politique et de l’État à partir des catégories wébériennes de la domination6. Si la domination patrimoniale repose sur un pouvoir personnel qui s’appuie sur un mélange de tradition et d’arbitraire (Médard, 1991 : 326), l’État néopatrimonial, lui, cor-respond à une situation de dualisme où l’État se caractérise à la fois par un phénomène de patrimonialisation et de bureau-cratisation. Cette combinaison ressort largement des données empiriques recueillies dans les différents contextes politiques de la sous-région (Bourmaud, 1997 : 62). Malgré les processus dé-mocratiques, ce phénomène continue de structurer les relations de pouvoir et d’encadrer l’espace public dans les États africains (Médard, 1991 : 323-353 ; Hermet et al., 2001 : 92).

1. La persistance du néopatrimonialisme dans le contexte de démocratisation

Selon Jean-François Médard, « la conception néopatrimoniale du pouvoir se situe dans le prolongement historique de la conception traditionnelle, mais ne peut être confondue avec elle, dans la me-sure où elle ne s’enracine dans aucune légitimité traditionnelle » (Médard, 1999 : 15). Elle s’enracine au contraire dans la domi-nation légale-rationnelle symbolisée par l’institution étatique.

Ce concept a longtemps permis d’expliquer la forme des institu-tions étatiques et de gouvernance politique en Afrique en mettant en lumière le système de prédation des ressources économiques par les élites africaines. Comme le rappellent opportunément Buijtenhuijs et Thiriot, « le néopatrimonialisme ou encore ‹ po-litique du ventre › est certainement un des problèmes les plus

6 Dans le chapitre de son ouvrageEconomie et société, Max Weber distingue trois types idéaux de domination politique : la domination traditionnelle, la domination charismatique et la domination légale-rationnelle.

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partagés par les États africains. Cette conception du pouvoir et l’attitude des acteurs politiques qui en découle sont considérées par beaucoup d’auteurs comme un blocage important. On ne peut pas dire en effet que ces principes et attitudes correspondent à ceux attendus dans une démocratie » (Buijtenhuijs et Thiriot, 1995 : 64). Pourtant, comme le constatent certains auteurs, ce phénomène s’est avéré « soluble dans la démocratie » (Gazibo, 2011 : 99-116). En effet, le néopatrimonialisme a survécu à la crise des régimes autoritaires qui l’avaient systématisé comme mécanisme de régulation de l’espace public, minant ainsi les ef-forts consentis pour promouvoir une nouvelle gouvernance en Afrique. Ce concept a ainsi conservé sa pertinence comme clé de compréhension des ressorts de la vie politique dans les sociétés du Sud. Au Burkina Faso, le néopatrimonialisme qui avait connu un certain recul sous la révolution sankariste au milieu des an-nées 1980 est devenu un mode de régulation de l’espace politique (Buijtenhuijs et Thiriot, 1995 : 65). Selon Augustin Loada, « si la réactivation du néopatrimonialisme constitue un fait notable depuis la fin de la révolution sankariste, l’une des innovations politiques majeures de l’élite dirigeante postrévolutionnaire, c’est de l’avoir systématisé comme mode de régulation politique en ir-riguant l’espace politique burkinabé de réseaux clientélistes, grâce au maillage politico-administratif de l’espace territorial opéré par le parti présidentiel » (Loada, 1995 : 220). Pour Pierre-François Gonidec, cette situation s’explique non seulement par la libé-ralisation des systèmes politiques mais aussi par l’existence de factions politiques liées à des ambitions personnelles (Gonidec, 1997 : 210). La prégnance du néopatrimonialisme dans les deux pays qui étaient considérés comme des réussites en matière de transition démocratique, à savoir le Bénin et le Mali, montre que ce phénomène est effectivement « soluble dans la démocratie ».

Le système de prébende qui a caractérisé le régime autoritaire malien du général Moussa Traoré a survécu à sa chute et s’est même développé sous le régime démocratique qui l’a remplacé, minant ainsi la crédibilité des institutions démocratiques et de l’État. Ainsi, la déconfiture de l’armée malienne face aux groupes

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rebelles qui ont occupé le nord du territoire, de même que le sou-tien apparent de beaucoup de Maliens au coup d’État du 22 mars 2012 (qui a ébranlé le processus démocratique), s’expliquent en partie par les ravages du « patrimonialisme républicain » et le rejet de ce mode de gestion qui semblait faire consensus au sein des élites dirigeantes depuis 1992. Quant au Bénin, considéré à tort ou à raison comme la vitrine de la démocratisation en Afrique de l’Ouest francophone, sa vie politique semble rythmée par des scandales de corruption publique qui témoignent de la résilience du phénomène du néopatrimonialisme.

2. La survivance du clientélisme dans le recrutement et la promotion des agents de la fonction publique Les problèmes de gouvernance inhérents à l’État en Afrique ne sont pas sans conséquences sur le fonctionnement de l’adminis-tration publique. Ces problèmes se traduisent, entre autres, par la politisation de l’espace administratif dans la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest, c’est-à-dire par un contrôle partisan de la bureaucratie, par le fait que l’activité des agents de l’État est da-vantage déterminée par des normes politiques que par les normes professionnelles définies par les administrations et régies par la loi (Cameron, 2010 : 709-734). Ce phénomène peut donc consister en la substitution des critères basés sur le mérite par des critères politiques dans la sélection, la rétention, la promotion et la ré-compense des agents publics, ainsi que dans la prise de mesures disciplinaires à leur encontre. Une distinction doit cependant être faite entre la politisation descriptive et la politisation péjora-tive (Cameron, 2010). Le premier cas vise le droit reconnu à un nouveau gouvernement issu d’une victoire électorale de nommer son propre personnel à des postes de hauts fonctionnaires. Le second cas consiste surtout à remplacer les critères de gestion des agents publics basés sur le mérite par des critères politiques ou partisans. Dans les démocraties occidentales, par exemple aux États-Unis et en Grande-Bretagne, on rencontre généralement la politisation descriptive car toute nouvelle équipe présidentielle ou gouvernementale tient à s’appuyer logiquement sur des hauts

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fonctionnaires issus de son sérail politique, faisant preuve d’une loyauté à l’égard du parti ou de la coalition et engagés à mettre en œuvre la politique gouvernementale ou du président. La première forme de politisation de l’administration publique peut se justi-fier en ce sens que toute nouvelle équipe dirigeante veut compter sur un noyau de hauts fonctionnaires pour accroître les chances de succès de son programme politique. Il n’en est pas de même pour la seconde forme de politisation, qui heurte les principes d’impartialité et de neutralité de l’administration publique définis dans les textes la régissant.

En Afrique de l’Ouest, la politisation descriptive est moins pré-gnante dans les régimes politiques qui ne connaissent pas d’alter-nance politique et de rotation du personnel politique au pouvoir, comme c’est le cas au Burkina Faso et au Togo. Partout, y compris dans les pays comme le Bénin, le Mali ou le Ghana qui connaissent des alternances démocratiques au pouvoir, des pans entiers de l’ad-ministration continuent d’être politisés, notamment au sommet, sur la base des relations de clientèle et de patronage politique derrière les façades institutionnelles. Partout, la conception wé-bérienne de la méritocratie est mise à mal. Les recrutements dans la fonction publique reposent au moins en partie sur la distribu-tion des postes les plus stratégiques au profit des membres de la coalition dominante et sur le principe « qui connaissez-vous ? ».

Les logiques de réseautage prennent souvent le pas sur les critères de compétence, de qualification ou de profil professionnel. Les postes administratifs et politiques se transforment en prébendes pour les titulaires pourvu que leur allégeance au clan, au réseau ou au chef ne soit pas altérée. Ainsi, « les capacités intellectuelles et professionnelles acquises à l’école, importent peu pour accéder et gravir les échelons de la hiérarchie administrative. Seul l’accès à un réseau le permet, et l’obéissance aveugle dont il faudra faire preuve auprès de celui qui le contrôle. Le népotisme, le clientélisme, et la corruption s’imposent ainsi comme les véritables critères de recru-tement politique et administratif » (Kaya, 2008 : 6). À cela s’ajoute

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le phénomène de la corruption7. C’est un secret de polichinelle que certains concours organisés par la fonction publique sont entachés par des fraudes alimentées pour des faits de corruption.

Au Bénin par exemple, on peut citer les concours pour le recru-tement des douaniers (Nouvelle tribune, 2010), des magistrats (Hado, 2010), des policiers et militaires (Houngbo, 2011). Au Bur-kina Faso, l’utilisation de l’appareil administratif comme lieu de production et de reproduction d’enjeux politiques constitue un fait avéré. Déjà en 1999, le « Collège des sages » mis en place par le président Compaoré en vue de la formulation de propositions de sortie de la crise consécutive à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo a identifié « la politisation des institutions républicaines traditionnellement neutres (Administration, Armée, Justice) » comme l’un des facteurs explicatifs de cette crise structurelle qui a secoué le pays. Une décennie plus tard, un autre rapport officiel soulève la même question. En effet, le rapport du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) sur le Burkina Faso relève « la confusion entre l’administration publique et le pouvoir politique » (MAEP, 2009 : 185). La perméabilité de la frontière entre les activités politiques et l’administration publique est en réalité symptomatique de la volonté du parti au pouvoir d’étendre son emprise sur tous les espaces de l’appareil d’État. Le mode opé-ratoire essentiel de la politisation de l’administration publique s’exerce essentiellement au niveau d’une partie des recrutements des agents publics et des nominations aux différents postes de responsabilités. Au Togo, le processus démocratique n’ayant pas abouti à un renouvellement de gouvernance, l’administration togolaise demeure sous l’emprise de l’ancien parti unique recy-clé, véritable détenteur de la souveraineté. Pour entrer dans la fonction publique, et surtout pour se hisser aux postes les plus stratégiques, il vaut mieux être dans les bonnes grâces du parti au pouvoir.

7 Voir dans ce sens les différents textes régissant le recrutement à la fonction publique.

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Dans l’ensemble, si l’on compare la situation actuelle à celle qui a prévalu sous les régimes autoritaires du parti unique, les processus démocratiques et les impératifs de l’Etat de droit et de la bonne gouvernance ont sans doute réduit le phénomène de la politisation de l’administration publique. Il n’en demeure pas moins que les conceptions patrimoniales du pouvoir sont restées invariables et les efforts pour les faire évoluer s’avèrent pour le moment vains (Hors, 2000 : 149). Dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, l’inefficacité de l’administration publique menace presque tous les efforts de développement. Les faiblesses de l’État dans ses fonctions principales sont ainsi particulièrement domma-geables dès lors qu’elles handicapent le bon fonctionnement de l’État et de l’ensemble de l’économie. La capacité d’exécution des politiques est souvent réduite, les ressources financières ne sont pas collectées ou ne sont pas bien utilisées quand elles existent.

Enfin, la discipline et la motivation ont pratiquement disparu. Il s’agit là à la fois des conséquences et des facteurs qui expliquent les faibles performances économiques. Ce phénomène qui a été observé dans de nombreux pays est à la base de la crise de la ges-tion publique. La situages-tion est d’autant plus préoccupante que cette crise apparaît au moment où la mise en œuvre des politiques publiques de développement exige que les institutions centrales de la fonction publique soient en mesure de planifier et de gérer les transformations fondamentales de l’économie. La politisa-tion de l’administrapolitisa-tion publique a des conséquences néfastes sur la gestion des ressources humaines de l’administration (Dabiré, 1991 : 83-86) dans la mesure où elle « fragilise les systèmes d’em-plois et de promotion basés sur le mérite et, avec eux, l’efficience et le professionnalisme ; elle entraîne une loyauté à l’égard du gou-vernement en place, mais sans intégrité institutionnelle et avec une confiance affaiblie parmi les acteurs dans leur environnement externe » (Cameron, 2010 : 713).