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CHAPITRE 3 : Archéologie et société

3.2 La question du lien entre patrimoine et identité

L'archéologie, comme science des signes concrets du passé, permet de forger l'Histoire. Mais l’Histoire nationale se construit en partie par instrumentalisation des faits. J. Spurk propose une réflexion sur l’identité nationale vécue par les membres d’une même nation (Spurk J. 2003, p. 79). Tout d’abord, le sentiment national est cultivé par les « mythes d’un passé commun » dispensés, notamment, par l’enseignement. Le sentiment d’appartenance à une même communauté dont la construction a été faite au gré de conflits, dans la douleur de combats passés, nourrit, chez l’individu, son identification à un groupe social. Cette identification est donc non seulement un besoin, mais aussi, une intention volontaire des États pour garantir la stabilité nationale. De là, la réflexion sur la construction de certains discours nationalistes : comment se construisent-ils ? Sur quels éléments archéologiques s’appuient-ils ? Entraînent-ils l’instrumentalisation de la recherche ? Quelles institutions pèsent sur la recherche et pourquoi ?

L’instrumentalisation du patrimoine par les institutions pour faire exister le sentiment d’appartenance nationale n’est pas seulement liée à des régimes politiques non démocratiques. C’est un fait inhérent aux constructions nationales au sein de chaque État-Nation. Par exemple,

en 2010, lors de la refonte de la législation anglaise concernant le patrimoine au sens large, dont l’archéologie, les intentions sont claires : « the historic environment provides a tangible link with our past and contributes to our sense of national, local and community identity » (PPS5, 2010 B, p. 6). Il s’agit de promouvoir les héritages matériels des communautés ou cultures locales, y compris à travers l’archéologie. Il est question des « racines communes » telles que l’archéologie d’un territoire les identifie. Les logiques nationalistes sont donc à considérer avec différentes approches, selon que les objectifs servent une idéologie politique plutôt qu’une autre.

L’explosion des échanges, facilités par de nouvelles formes de communication, fait émerger une interrogation sur la place de l’individu dans la société. La perception de cette place dans les années 1880, 1980 ou 2000 est forcément différente : par conséquent, quel regard porter sur un outil participant à la construction de cette perception ? L’inventaire archéologique détient un enjeu de société qu’il sera utile d’observer à la suite de la phase descriptive de la présente étude.

3.2.2 L’instrumentalisation du fait archéologique

Les recherches effectuées sur l’histoire des inventaires archéologiques, dans chaque pays, ont soulevé des interrogations sur le fait « national ». Par exemple, dans les pays du Maghreb anciennement colonisés par la France, en Tunisie ou Algérie, les travaux d'inventaire datant de cette période ont incorporés la logique colonialiste. Les descriptions, les objectifs poursuivis dans le processus de recensement, tout est conditionné par cette même logique. Une lettre du Maréchal Soult datée de 1833 et destinée au Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres rapporte que : « l’occupation de la Régence d’Alger par les troupes françaises … ne doit pas rester sans résultat pour la science et de son côté la science elle-même peut concourir à cette œuvre de civilisation qui commence en Afrique sous la protection de nos armes » (Février P.-A., 1989, p. 30). L'étude de l’Afrique romaine permet alors une manipulation de l’Histoire, justifiant une colonisation française « bénéfique ». Les Européens deviennent la seconde civilisation qui, après les Romains, viennent apporter leur science aux « indigènes ». Ces voyageurs militaires mettent à profit ces recherches pour mieux reconnaître le terrain d'un strict point de vue militaire. Il y va du maintien des forces occupantes sur ce territoire vaste et relativement inconnu. Les missions archéologiques, géographiques et historiques, accomplies par des officiers, sont clairement au service de l'idéologie coloniale. Le parcours du pays, que ce soit en Algérie ou en Tunisie, relève d'une action militaire qui incorpore le patrimoine archéologique à ses relevés. Un très bel exemple du

genre est le récit de R. Cagnat et H. Saladin : Voyage en Tunisie, Explorations épigraphiques et archéologiques en Tunisie, L'Atlas archéologique de Tunisie. R. Cagnat était un militaire, H. Saladin architecte. L'ouvrage, datant de la fin du XIXe siècle, est divisé par régions, et des anecdotes sur l'expédition ou sur les traditions des populations locales y sont consignées. Cet exemple rapide montre qu’il est nécessaire de s'affranchir de ces objectifs politiquement orientés pour retirer les données archéologiques innombrables contenues dans ces récits de missions militaires. Les descriptions sur un ton parfois lyrique, allant même jusqu'à l’illustration par croquis, sont autant de témoignages uniques. En effet, nombre de sites archéologiques sont visibles à cette époque et ne le sont plus un siècle plus tard. Les sources documentaires concernant de telles expéditions en Tunisie ont été étudiées. Le cas de la Tunisie n’est pas isolé. Il a été choisi pour enrichir la vision européocentriste. A ce titre, on pourrait étendre sans fin les exemples d'expéditions à l'Égypte, le Moyen Orient, ou l'Amérique du Sud. Or ce n'est pas l'objet de l'étude que de les décrire toutes mais plutôt d'en décrire précisément quelques mécanismes.

3.2.3 Le cadre la question de la gestion du patrimoine archéologique

L’intérêt autour de la question de l’inventaire des données archéologiques s’est manifesté lors de récents séminaires. Deux rencontres internationales ont traité de la question des inventaires archéologiques : le colloque de l’E.A.A. à Lyon en septembre 2004 et la table ronde de Guelma en novembre 2008. Ces deux expériences, résumées ci-après, ont regroupé des acteurs de l’archéologie au niveau international qui sont intéressés par la question, point de départ de collaborations.

Au niveau européen, L'EAA ou European Association of Archaeologists, regroupe des professionnels européens d'horizons divers11. L'association édite un journal accessible à tous les membres en ligne et organise une rencontre par an depuis 1994. Ces conférences permettent aux institutions, groupes privés, représentants professionnels, étudiants et auditeurs libres, d'échanger autour de leur métier, de son état présent, et surtout de son avenir. Lors des rencontres annuelles, une part des sessions est consacrée à l'état de la recherche scientifique par thème. Cependant, nombre d'interventions abordent la question de la gestion du patrimoine archéologique, sa mise en valeur et sa préservation. Sans toujours devenir un thème de conférence à part entière, il est souvent abordé. Par exemple, en 2004, la conférence s'est déroulée à Lyon (France). Le programme des sessions fut organisé en trois groupes thématiques

dont : « Politique et gestion du patrimoine archéologique, naturel et culturel - l'archéologie dans le monde moderne ». L’évaluation de l’auditoire lors du congrès français laisse apparaître que les intervenants étaient originaires à 90 % de pays de l’U.E., soit 10 % environ de l’assistance provenant du reste du monde. De plus, un quart de l’assistance est anglo-saxonne, essentiellement d'origine britannique, signe du grand intérêt des Britanniques pour ce type d’institution et ce mode d’échange. Ce rendez-vous associatif annuel regroupe un millier d’archéologues se croisant dans une centaine de tables-rondes. L’importance des discussions réside dans le partage des expériences ayant lieu dans ce cadre.

L'outil qu'est l'inventaire archéologique est convoité par les communautés scientifiques des pays qui n'en sont pas encore dotés. Par exemple, un table ronde internationale organisée en Algérie à l'automne 2008 (Ournac P., 2008) visait à partager des expériences françaises, tunisiennes, égyptiennes et d’autres pays en Méditerranée, afin de montrer l'intérêt de la constitution d'une base de donnée nationale des vestiges archéologiques. Des représentants d'institutions diverses, qu'ils soient algériens ou étrangers, intéressés par le thème, « Inventaire Archéologique, Méthodes et Résultats : Confrontation des Expériences dans l'Espace Méditerranéen », ont souligné de façon univoque le manque de corpus archéologiques. Les universités, en se développant, intègrent la filière archéologique à l'enseignement. En Algérie comme en Tunisie, étant donné la très grande richesse en vestiges archéologiques répartis sur le territoire national, le développement de l'archéologie est une nécessité évidente. De la Préhistoire aux périodes contemporaines, l'Algérie recèle des sites uniques et à ce jour inexplorés, tant l'étendue du territoire est vaste. Les connaissances sur le patrimoine archéologique doivent être alimentées, analysées, ordonnées et classifiées par les professeurs (ou chercheurs) et leurs étudiants. L'étape a été largement franchie par les archéologues tunisiens, qui, ayant bénéficié du support financier de l'Union Européenne, ont pu développer à la fois un outil et former les étudiants. L'ensemble des professeurs d'université présents à ce colloque a fait preuve d'un grand enthousiasme face à cette question, mais aussi d'un profond scepticisme quant à sa réalisation pratique. Comme partout, ce projet est soumis à la volonté politique. Il s'agit, non seulement, de recenser les sites, mais aussi de les protéger, et de valoriser les régions algériennes grâce à cette ressource. X. Delestre, Conservateur régional de l'archéologie en région P.A.C.A., a alors formulé les trois étapes clés : créer l'outil, classer le patrimoine selon son intérêt, le développer selon les principes de durabilité environnementale et économique. C'est donc sous l'angle de la formation et de la valorisation patrimoniale que le thème de l'inventaire a été abordé à Guelma. Des expériences diverses ont été relatées, comme

par exemple des collaborations franco-algériennes, des expériences en Égypte, des initiatives algériennes souvent expérimentales et amenées à être généralisées, dans le but de constituer une base de données des sites archéologiques. Une proposition de fiches types a été formulée par M. Amara, Directeur de recherche, Président du conseil scientifique du CNRPAH12. L'initiative de tels colloques est relativement rare sur ce point précis. Les Actes du colloque de Guelma ont été heureusement publiés en amont de la conférence, ce qui permet de disposer d'un outil supplémentaire pour l'analyse (cf figure 3).

Au regard des questions sur l'instrumentalisation du patrimoine archéologique, l’exposition des constructions des inventaires archéologiques est un acte crucial. Ces éléments sont présentés en deuxième partie. Ils jouent un rôle dans l'analyse critique des systèmes contemporains. Ce retour sur le passé des inventaires a semblé essentiel à la réflexion, et est en accord avec la méthode employée.