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La performance de la lumière: une lumière signifiante

PARTIE 2 Une esthétique de la forêt : singularité d’une mise en scène sensationnelle.

2.1 Esthétique de la forêt : analyses des medium plastiques de représentation.

2.1.3 Voir dans la forêt, la lumière et l’éclairage à l’épreuve de leur environnement.

2.1.3.2 La performance de la lumière: une lumière signifiante

Si l'éclairage est signifiant c'est parce que la lumière en soit n'est pas dénuée de travail ou de sens. Ainsi, la lumière est souvent considérée par Weerasethakul comme ayant ses propres enjeux symboliques. En tout cas sa présence quand elle est visuellement manifestée est d'ordre performative. Concrètement, cela signifie que la présence d'une lumière dans un film de Weerasethakul est rarement une simple présence physique, et qu'elle vient bien souvent signifier quelque chose. A travers l'exemple d'un court-métrage, Ashes, on va voir comment en vingt minutes Weerasethakul multiplie les lumières signifiantes pour donner l'image de l'importance de la lumière. Ce rapport performatif est particulièrement sensible dans Ashes. Dans ce court-métrage, le premier accomplissement de la lumière est l'existence même du film. Le film est avant tout une

expérimentation de la caméra Lomokino qui produit de curieux effets lumineux. C'est parce qu'ils sont novateurs et étranges que Weerasethakul entreprend ses pérégrinations solitaires rapportées et montées dans un film. Dans sa démarche il y a la volonté de partir de la lumière pour créer, alors qu'on suppose généralement l'inverse, un scénario, une histoire à raconter qui demande à être mise en scène. Au-delà de l'aspect esthétique des plans en Lomokino, c'est surtout dans la fin du court- métrage que se trouvent les moments les plus discursifs sur la lumière.1 En effet, la lumière est non

seulement la raison d'être du film, c'est aussi la source de ses principaux messages à travers deux lumières très différentes qui interviennent après les plans en Lomokino : la lumière du kaléidoscope et la lumière du feu.

Il y a d'abord un kaléidoscope2 qui fonctionne très exactement dans la lignée de la lumière-

mémoire telle que discutée par Eva Pervolovici3 En voix-off, une voix d'homme surgit du noir pour

nous raconter le souvenir d'un rêve. Je crois comprendre que c'est Weerasethakul lui-même.4 Il

raconte qu’il a voulu dessiner un rêve, une résurgence mnésique de l'architecture de sa ville natale, mais qu'il était impuissant à rendre compte de sa couleur. Il s'en souvient, mais est incapable de la retranscrire. Le kaléidoscope apparaît une fois qu'il commence à détailler son rêve, à le rendre plus concret par la retranscription de « plusieurs buildings » sur le papier. La lumière diffuse qui filtre dans le kaléidoscope apparaît alors comme la précision d'un souvenir, le retour de sa propre mémoire. Mais ensuite, c'est un souvenir beaucoup plus concret qui se déroule sous l'égide du kaléidoscope, puisque Weerasethakul explique que surpris par la qualité de ses dessins, il a décidé de changer de métier et de devenir peintre de building. Il raconte cela à un ami proche, allant même jusqu’à lui dire qu'il arrête de faire des films. Aussi le kaléidoscope est la lumière mémoire, mais aussi celle qui évoque le vacillement de sa vocation. Ce kaléidoscope qui laisse percevoir de faibles rayons lumineux vient constituer un événement visuel et manifeste par la lumière la recomposition

1 En effet, Ashes est un court-métrage sans dialogue jusqu'à ce que l'usage de la Lomokino s'arrête. L'expérimentation

est purement audiovisuelle, et constitue une réflexion sur la lumière et le son

2 de 13 minutes 18 secondes à 14 minutes 28 secondes.

3 Elle évoque un autre court métrage, Emeraude, qu'elle analyse ainsi : « C’est la matérialisation de la lumière qui rend

possible le processus de remémoration, une lumière porteuse de souvenirs qu’elle garde précieusement. Il n’est pas question dans ce contexte de représenter la lumière telle une onde, [...] mais de l'imaginer en tant qu’ensemble de particules. En effet, au cours des longs travellings à travers les chambres de l’hôtel Morakot, des taches de lumière se forment progressivement et se mettent à flotter dans l’air, à l’instar de la poussière. Les particules lumineuses s'intensifient avec l'apparition d'un personnage transparent, allongé dans un lit, personnage qui dévoile plusieurs scènes de son passé personnel. Cette manière atomisante de représenter visuellement la lumière correspond au concept de mémoire constituée de « particules » de souvenirs, d’éléments disparates, idée qui tranche radicalement avec tout flux mnésique. » PERVOLOVICI Eva op. cit.

4 Bien qu’on ne le voit pas, on imagine que l’homme qui parle est Weerasethakul parce que l'homme parle de son envie

d'arrêter le cinéma, de sa ville d'enfance Khon Kaen, et qu'on voit avant le kaléidoscope au moins une de ses proches que je suis en mesure de reconnaitre, l'actrice Tilda Swinton.

vécue par le réalisateur. A l'instar du mouvement kaléidoscopique, il s'est réfléchi et a fragmenté sa pratique en découvrant un talent pour le dessin. La lumière à cet instant n’est plus qu’une métaphore de la mémoire au travail, mais aussi une manifestation visuelle de lui-même et de son état d'âme. Ce kaléidoscope est donc aussi une lumière introspective.

Ensuite le second moment lumineux significatif arrive par le feu, les feux d'artifices, et surtout l'effigie de l'éléphant en flamme1 qu'on essaie désespérément d'éteindre. J'ai du mal à le voir

autrement que comme une métaphore, en particulier parce que c'est ce moment final qui donne son titre au film qui signifie cendres. C'est le résultat de cet incendie du plus grand symbole thaïlandais qui donne son nom film, en soulignant ainsi l'importance et à mon sens son caractère allégorique. En particulier parce que la raison de sa destruction est directement à corréler à la présence du feu, énergie primitive mais définitivement liée par son origine à l'être humain.2 Le feu est par essence

une lumière à la fois naturelle et technique, une réaction physique qui dépend souvent de l'être humain pour s'actualiser, mais qui parfois le fait hors de son contrôle. Ici je me demande si cet éléphant-symbole détruit par les hommes à travers l’énergie du feu, n’est pas une métaphore. Je crois qu’on peut concevoir que ce qui part en cendre c'est un peu la civilisation thaïe telle que Weerasethakul la conçoit représentée par le symbole traditionnel de l’éléphant, en particulier parce que, comme on le verra plus tard, le film est politisé. Mais dans tous les cas c'est toujours l'idée d'une lumière qui a sa propre vie et ses propres règles.

On le voit à travers cette parenthèse mais la lumière a des valeurs intrinsèques, et sa figuration est lourde de sens à la fois esthétique et symbolique, mais est-ce le cas pour la lumière qui éclaire la forêt ? A mon sens il existe bien des lumières forestières qui ont des effets comme la lumière-mémoire, la lumière introspective, ou la lumière primitive du feu. Il s'agit de celle des néons qui éclairent la forêt, répétée à travers les films, et d'un moment beaucoup plus charnière : l'arbre aux lucioles de Tropical Malady.