5. La vulnérabilité comme épreuve
5.4. L’épreuve de vulnérabilité : l’étape nécessaire vers l’adaptation ?
5.4.3. La non linéarité des épreuves de vulnérabilité
« Faire face et s’en sortir s’apparentent en ce sens à un jeu de l’Oie faisant progresser sur les cases avec des avancées plus rapides et des retours en arrière. Les uns avancent plus vite enjambant le pont, d’autres moins. Certains reculent, parfois jusqu’à la case départ, avant de repartir ; d’autres encore tombent dans le puits ou échouent à la case prison et doivent attendre un certain temps avant de songer à aller de nouveau de l’avant » (Soulet 2003 : 198)
Toutefois si le fait d’avoir des capacités d’adaptation (adaptabilité comme compétence) est certes une condition sine qua none pour permettre la résilience, pour autant elles ne sont pas une garantie d’adaptation dans les faits : rien ne dit que ces capacités seront « actualisées », autrement dit concrètement activées et utilisées pour opérer des changements de fond.
En effet, conclure sur la seule idée que l’expérience de la vulnérabilité et sa répétition conduisent à l’adaptation reviendrait à réduire l’expérience sociale à un apprentissage continuel, ce qui serait sans doute un aveuglement quant aux situations d’inertie, là où rien ne change car les contraintes environnementales et sociales se combinent pour rendre l’exercice d’adaptation beaucoup plus difficile voire impossible. Revenons aux terrains de recherche pour évaluer en quoi ces analyses, si elles peuvent sans doute être montées en généralité, se heurtent toutefois à la complexité des socioécosystèmes.
a) L’aléa environnemental n’est pas seul à éprouver les capacités d’action
Dans le contexte où j’ai étudié la vulnérabilité aux risques de pénurie d’eau au Mali, la question s’est posée de savoir si les faiblesses identifiées permettaient de faire des apprentissages structurant la résilience aux chocs futurs voire l’adaptation à plus long terme. Des zones d’ombre persistent concernant les liens entre vulnérabilités passées, présentes et futures, a fortiori concernant les liens entre vulnérabilités actuelles et adaptabilité future.
-‐ D’une part, un aléa « familier » car connu ou récurrent ne renforce pas nécessairement la capacité sociale face aux événements extrêmes parce que d’autres variables, en particulier des variables sociales, interviennent dans le processus. Le cas de Hombori (Mali) a pu être considéré comme un exemple typique étant soumis non seulement aux menaces «ordinaires» de la variabilité climatique (pénuries d’eau saisonnières), aux évènements climatiques « extraordinaires » (comme dans les années 70 et 80) mais aussi à des normes sociales et des conditions politiques qui restreignent respectivement les capacités d’initiatives dans l’actualité ainsi que la prise en charge politique des questions environnementales en rapport au futur (Becerra et al. 2015). La défaillance des systèmes successifs d’adduction en eau potable en est un exemple ; elle a augmenté la vulnérabilité sociale liée à l’accès à l’eau, ce qui nous a permis de souligner le rôle des facteurs organisationnels dans cette vulnérabilité. Aucune des actions collectives identifiées (voir table 2 dans la publication de 2015) ne met en œuvre avec succès des mesures pro-‐actives ou des dispositifs techniques et organisationnels pérennes pour sécuriser l’accès à l’eau à long terme. Ce sont tantôt des arguments financiers (pas d’argent pour changer les pièces d’un puits profond à motricité humaine), tantôt techniques (pas d’équipements), tantôt politiques (pas de programme d’action publiques ; élections partisanes ou pouvoir du clan familial) qui ont été invoqués pour justifier l’inertie et critiquer l’incapacité des élus locaux à répondre aux problèmes d’accès à l’eau des populations.
-‐ De surcroît, on ne peut pas ignorer l’existence des phénomènes macrosociologiques tels que l’instabilité des prix sur les marchés et l’insécurité civile, qui handicapent lourdement les capacités futures des populations face aux dégradations de leur environnement. C’est le cas dans la zone sahélienne au Mali et c’est aussi le cas dans le nord de l’Amazonie équatorienne, dans la zone pétrolière (cas développé dans le chapitre 2). Ici la chute des prix du pétrole entre 2014 et 2017 a conduit à la fermeture de nombreuses entreprises qui étaient de près ou de loin liées à l’activité pétrolière ; ces situations génèrent une vulnérabilité économique accrue due à la perte d’opportunités d’emplois, et une vulnérabilité sociale également augmentée en raison des logiques marchandes et des conflits (autour des emplois) auxquels conduit le rétrécissement des budgets des ménages (Juteau-‐Martineau 2019). Ces situations, dépendant de facteurs exogènes et à des échelles sur lesquelles la population a peu d’influence, exigent souvent de mettre en place des logiques de résistance à court terme (supposant que la situation est transitoire) plutôt que des logiques d’adaptation.
b) Les phénomènes d’ignorance, de déni et de minimisation des risques
D’autre part, dans un contexte d’aléa de faible intensité, de faible récurrence, ou de faible visibilité sociale, la vulnérabilité sociale peut être renforcée à différents degrés par le rapport au risque,
n’aboutissant pas à la résilience annoncée mais plutôt à un situation de recul ou d’inertie de la réponse sociale. Ainsi la caractéristique de l’aléa (visibilité, intensité, fréquence) reste une variable forte puisque c’est bien en réaction à celui-‐ci qu’on évalue la capacité de réponse. On peut identifier trois types de rapport au risque qui limitent la portée des épreuves de vulnérabilité en termes de résilience et/ou adaptation : l’ignorance, le déni ou la minimisation des risques.
Le déni suppose d’être conscient d’un risque mais de refuser d’en reconnaître l’existence et les conséquences. On préfère ne pas savoir. Ce refus de la réalité peut avoir différentes origines:
-‐ Il peut être psychologique : la réalité est insupportable et supposerait des grands changements ; on préfère donc l’ignorer ;
-‐ Pragmatique : on répond d’abord aux problèmes tangibles du quotidien, ceux qui demandent un traitement immédiat, autour des besoins de base notamment ;
-‐ Stratégique : on ne traite volontairement pas le problème car sa révélation peut induire des risques considérés comme plus importants par exemple perdre son travail ou sa maison83.
La minimisation des risques a été constatée sur le terrain des inondations dans le péri-‐urbain toulousain, participant à construire une faible motivation à se protéger (Becerra et al. 2013). Ce processus a été également identifié dans le cas du Gard où Ruin (2010) a montré que les pratiques spatiales quotidiennes sont un facteur de vulnérabilité aux crues rapides (pourtant bien connues) d’une part du fait de représentations spatio-‐temporelles éloignées de la réalité du risque84 et d’autre part lié au manque de flexibilité des pratiques individuelles quotidiennes au regard de contraintes familiales ou professionnelles.
Quant à l’ignorance, largement étudiée par les sciences sociales, elle a caractérisé le début de la période historique d’exploitation pétrolière du territoire amazonien équatorien. A cette époque les entreprises pétrolières arrivent sur des territoires habités85. On est dans les années 70 lorsque, pour s’installer et parce qu’elles ont besoin de main d’œuvre, elles pratiquent la désinformation auprès des autochtones puis des populations de colons en véhiculant l’idée que le pétrole est « bon » pour la peau et les cheveux ou que c’est un médicament naturel.
« À cette époque, Don Oscar, agriculteur colon devenu ouvrier pétrolier, largue du pétrole brut sur la chaussée, pour réduire la poussière provoquée par l’intense trafic routier lié aux activités d’exploration et de transport pétrolier. Don Victor, lui, a une entreprise de remédiation et intervient à la demande de l’entreprise nationale. Il met le feu aux piscines de pétrole brut pour les réduire en cendres et ensuite les recouvrir de terre ; ou simplement il déplace puis enterre la terre contaminée : « À cette époque, personne ne
83 Comme cela a été observé dans le cas tunisien : voir 3.4.1 dans ce volume.
84 Elle explique que la pratique du réseau routier est souvent associé aux activités de la vie courante : « les représentations (des risques inondations) se montrent plus conformes à la réalité lorsqu’elles concernent un environnement proche du lieu
de résidence ».
m’avait parlé de contamination, personne ne disait rien. Maintenant c’est interdit. »
(Extrait d’entretien, octobre 2014). Oscar et Victor ignoraient en effet tous deux les conséquences environnementales et sanitaires de leurs pratiques. Parmi d’autres, ces pratiques ont conduit à accumuler dans l’environnement des centaines de milliers de barils de produits pétroliers, créant des risques sanitaires dénoncés à partir des années 90 mais encore mal évalués aujourd’hui. » (Becerra, lettre de l’INSHS, novembre 2016).
L’ignorance subie a constitué un facteur essentiel de vulnérabilité sociale et sanitaire car elle a réduit la propension des populations à se protéger des contaminants environnementaux et par extension a inhibé leur capacité à défendre leur droit fondamental à vivre dans un environnement sain (Bissardon et al. 2013 ; Becerra 2016).