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Que l’organisme ne soit qu’un véhicule pour le gène ou l’unité de sélection par excellence, il semble que lorsque sa situation n’est pas optimale pour sa survie, il soit amené à modifier sa relation avec l’environnement en exerçant une forme de contrôle sur les pressions de sélection. Sans ces modifications (nids, barrages, outils, etc.), la théorie de CN n’aurait aucun véritable ancrage empirique. La modification des pressions de sélection n’est cependant pas suffisante pour que la CN soit reconnue comme un processus évolutif à part entière; il faut également que cette modification persiste. Cela dit, il est difficile de voir comment les organismes pourraient éviter d’influencer les pressions de sélection du moment qu’ils sont portés à modifier leur environnement physique. C’est pourquoi Sterelny (2004) tente de mettre de l’avant une vision plus restreinte de la CN, qui ferait la distinction entre les simples effets de la CN et les activités de « design de la niche » (Sterelny, 2004, p.19-20), une distinction qui ressemble à celle de Dawkins que nous avons déjà évoqué. Cette distinction peut s’avérer importante pour l’application de la théorie en biologie, mais ne remet pas en cause la validité de la CN.

Les modifications des pressions de sélection s’avèrent fondamentales pour la théorie car elles imposent un « biais systématique » sur la sélection générée par les facteurs

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environnementaux permettant ainsi aux organismes d’exercer une influence sur leur propre évolution et indirectement sur l’évolution d’autres espèces (Laland, Matthews, Feldman, 2016, p.2). Il est difficile d’imaginer que par exemple, le comportement de l’oiseau qui utilise un outil pour atteindre sa nourriture soit contenu dans un gène, ce comportement étant plutôt associé à une capacité d’apprentissage31. Cette capacité n’est pas spécifiquement « pour » l’apprentissage

de l’utilisation d’outils, mais bien plus générale. La sélection naturelle peut avoir favorisé des capacités d’apprentissage en général, mais la CN peut complémenter l’explication en démontrant pourquoi un apprentissage particulier s’est maintenu dans un environnement.

Pour les théoriciens de la CN, les effets de la modification des pressions de sélection sont suffisants pour accorder à cette théorie le statut de processus évolutif, même si elle n’est pas complètement indépendante de la sélection naturelle. En se fiant à l’exemple des vers de terre32, qui avaient déjà piqué la curiosité de Darwin, on comprend mieux ce que la théorie de

la CN peut apporter comme complément majeur à la sélection naturelle. Cet exemple contient plusieurs éléments dont nous traiterons également dans la section sur la possibilité de l’héritage écologique. En ce qui a trait aux pressions de sélection, on aperçoit chez les vers de terre la

31 Nous reviendrons plus précisément sur cet exemple dans la dernière section du chapitre.

32 « Through their burrowing activities, their dragging organic material into the soil, their mixing it up with

inorganic material, and their casting, which serves as the basis for microbial activity, earthworms dramatically change the structure and chemistry of the soils in which they live, often on a scale that exceeds even the soil- perturbing activities of leaf-cutter ants. […] All of these effects typically depend on multiple generations of earthworm niche construction, leading only gradually to cumulative improvements in the soil. It follows that most contemporary earthworms inhabit local selective environments that have been radically altered, not just by their parent’s generation, but by many generations of their niche-constructing ancestors. It is likely that some earthworm phenotypes, such as epidermis structure, or the amount of mucus secreted, coevolved with earthworm niche construction over many generations. Moreover, because these originally aquatic creatures are able to solve their water and salt balance problems through tunneling, exuding mucus, eliminating calcite, and dragging leaf litter below ground, that is, through their niche construction, earthworms have retained the ancestral freshwater kidneys (or nephridia) and have evolved few of the structural adaptations one would expect to see in an animal living on land (Turner, 2000). For instance, earthworms produce the high volumes of urine characteristic of freshwater rather than terrestrial animals. » (OLF, 2003, p.11-12).

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possibilité de modifier les facteurs de l’environnement pour les rendre complémentaires ou « adaptés » aux caractéristiques de l’organisme. Ici, la CN atteint un niveau de pertinence plus grand que la simple ingénierie de l’écosystème parce qu’on lui ajoute le critère de la persistance. Les modifications, pour être significatives, doivent être répétées ou durables. Les modifications qui semblent plus transitoires, locales ou limitées à une génération ayant une moins grande influence sur l’évolution. Les critères de la répétition et de la durabilité sont définis comme suit :

if the same environmental change is reimposed sufficiently often and persists for a sufficient number of generations, it may modify the pressures of natural selection in local environment and therefore drive a new evolutionary episode. (OLF, 2003, p.9)

Pour présenter le critère de la durabilité plus clairement, on peut ajouter que la « persistance sur un nombre suffisant de générations » est celle de la « conséquence de la CN dans sa forme modifiée. » (OLF, 2003, p.10). Cette persistance générale agit de manière à modifier la vitesse de la sélection naturelle et nous force à nous intéresser à l’idée d’une forme de transmission non génétique, l’héritage écologique. Considérer cette forme d’héritage non génétique nous permet d’établir un lien clair entre la modification en soi et une réponse évolutive pertinente.