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1.Un cadre théorique permettant de relier l’économique et le social, le local et le global

3. La microfinance, un « pari conventionnel »

Mes travaux de recherche et d’expertise sur la finance rurale et la microfinance, les travaux en réseau de capitalisation avec des opérateurs de microfinance (CERISE) m’ont confrontée à différents « modèles » organisationnels : réseaux mutualistes, caisses villageoises autogérées , systèmes de crédit direct à caution solidaire, projets de crédit, banques publiques agricoles, … et plus récemment, microfinance commerciale. Que ce soit pour les travaux de recherche sur les conditions d’émergence

et de consolidation de la microfinance, l’évaluation des organisations de microfinance, l’analyse d’impact, l’analyse de situations de crise, ma démarche d’analyse a toujours privilégié une combinaison de trois angles d’observation du méso-système financier, correspondant aux trois axes de conventions : l’analyse des utilisateurs/non utilisateurs du système financier, l’analyse de l’organisation financière, et celle de l’insertion du dispositif financier dans son environnement.

Le développement des innovations financières de la microfinance est un processus très largement exogène aux sociétés dans lesquelles il est opéré aujourd’hui. La microfinance correspond à un « pari » conventionnel, proposé d’abord aux sociétés en développement, puis plus récemment aux sphères défavorisées des sociétés du Nord : créer des structures financières insérées dans la sphère financière marchande et industrielle, permettant l’allocation des ressources et l’approfondissement financier, en mobilisant des coordinations domestiques et civiques.

Cette combinaison de coordinations vise à permettre une réduction des coûts de transaction de la relation financière par le bénévolat, par la réduction des asymétries d’information permise par la proximité, par un contrôle de l’exécution de la relation financière facilité par la proximité et le contrôle social. Elle a également pour objectif de faciliter – dans une mesure certes variable selon les types de systèmes financiers - l’appropriation des organisations par les utilisateurs du service, avec l’hypothèse que cette appropriation favorisera la durabilité du système financier créé.

Dix années d’observation de méso-systèmes financiers de nature différente, dans des contextes variés (Afrique, Madagascar, Europe de l’Est, Asie, …) m’apparaissent conforter la pertinence d’une interprétation de la microfinance par les conventions.

La combinaison des coordinations domestique, marchande/industrielle et civique s’exerce aux différents niveaux de décision du système financier. L’accent mis sur la coordination domestique conduit à privilégier un mode d’insertion dans le milieu favorisant la proximité : points de services dans les communautés de base, déplacement vers les utilisateurs, insertion du personnel de microfinance dans les communautés, décentralisation plus ou moins forte de la décision jusqu’aux niveaux de base, constitution de réseaux ayant une forte base locale, voire de réseaux limités à des dimensions locales ou régionales. La conception des produits financiers met l’accent sur la connaissance et la satisfaction des besoins des utilisateurs. Le mode de sélection des utilisateurs s’appuie sur une mobilisation plus ou moins forte de processus de nature domestique : choix des bénéficiaires par les communautés locales, sur des critères de réputation, de confiance, d’expérience passée. Les garanties mobilisées intègrent des composantes domestiques à travers la caution solidaire ou la caution morale d’un proche. La conformité de l’exécution de la relation financière est partiellement ou totalement soumise à la surveillance, à l’arbitrage et la pression de la communauté sur les utilisateurs du service. Les supports de la relation financière (dossiers de demande de crédit, contrats, systèmes d’information, systèmes de gestion, …) intègrent une dimension plus ou moins forte de coordination domestique (langue locale, terminologie utilisée qui vise à créer des objets composite ayant un sens dans les deux mondes13. La gestion des ressources humaines de l’organisation de microfinance intègre des principes domestiques (recrutement d’agents issus de la zone d’intervention, ayant des qualifications financières mais aussi techniques, de nature à faciliter la proximité avec les utilisateurs du service (agronomes, agents de développement rural,…). La gouvernance des organisations donne un rôle plus ou moins important aux niveaux de décision locaux. Mais, on l’aura compris, tout est, en fait, dans le degré de « plus ou moins », dans le « dosage » entre convention domestique et convention industrielle-marchande. La combinaison des formes de coordination est variable selon les modèles de microfinance et, sur la base d’un même modèle de référence, pourra varier selon les caractéristiques sociales, démographiques, économiques du milieu,

13 Ainsi, par exemple, dans le réseau mutualiste des CECAM de Madagascar, les parts sociales payées au moment de l’adhésion ont été dénommées de la même manière que les «briques » que chaque membre d’une communauté doit apporter traditionnellement pour construire les édifices communautaires.

selon l’environnement institutionnel qui autorisera telle ou telle formule juridique, selon l’expérience acquise par l’opérateur d’appui (Wampfler et all, [47], [57], [59])…

Les acteurs connexes intervenant dans le méso-système financier en appui à son développement, bailleurs de fonds, mais surtout le ou les opérateurs d’appui technique, ont un rôle déterminant dans le choix et la mise en œuvre du compromis conventionnel (Wampfler et all, [47], [57] ). Ce sont souvent eux qui sont à l’origine de la conception du « modèle » proposé, et qui orientent ses ajustements en fonctions des études qu’ils effectuent – ou n’effectuent pas d’ailleurs-. Les choix conventionnels sont alors fortement tributaires du mode d’insertion de ces acteurs dans des meso-systèmes de niveau supérieur plus ou moins influencés par les valeurs et normes dominantes (« best practices », …), de l’évolution interne de ces acteurs et de leurs ressources…

Pour modéliser la multiplicité de combinaisons conventionnelles possibles, je rejoins le schéma proposé par Briey dans sa thèse (Briey, 2003) : on peut considérer que ces combinaisons s’insèrent dans un spectre, un continuum, oscillant entre une convention sociale, d’essence domestique, dans laquelle le principe commun est la satisfaction des besoins des utilisateurs du service et une convention « financière », industrielle marchande, qui privilégie l’organisation de microfinance, sa rentabilité et sa pérennisation financière.

Le tableau suivant rend compte de cette polarisation aux différents niveaux de décisions intervenant dans le méso-système financier, en reprenant les catégories proposées par Gomez (1994) pour décrire la morphologie d’une convention appréhendée comme un système d’information : l’énoncé (ensemble des signaux permettant de définir l’appartenance à une convention, quel est son but, qui l’adopte, quelle est la sanction sen cas de défaillance) et le dispositif matériel (les moyens matériels mobilisés, les objets qui vont rendre la convention opératoire).

Morphologie de la convention financière

Convention domestique Convention

marchande/industrielle

Enoncé

Principe commun : objectif, raison d’être du système financier

Répondre aux besoins des utilisateurs ; améliorer leurs conditions de vie ; contribuer au développement de la communauté

Assurer la rentabilité et la durabilité de l’organisation financière

Distinction : Attentes par rapport au système financier

Faible coût des services Proximité / Disponibilité

Adéquation par rapport aux besoins

Flexibilité pour s’adapter aux difficultés des utilisateurs

Conseil

Redistribution des bénéfices à la communauté

Rentabilité Croissance

Equilibre financier

Renforcement des capitaux propres

Durabilité

Sanction en cas de défaillance Exclusion de la communauté Exclusion de l’accès au financement

Dispositif matériel

Densité et structure du réseau d’accès aux services

Densité forte et structure décentralisée pour favoriser une proximité maximale avec les utilisateurs

La décentralisation augmente les coûts de gestion

Produits financiers Diversifiés – étroitement adaptés aux besoins des utilisateurs

Standardisés

les coûts

Taux d’intérêt Le plus faible possible Suffisamment élevés pour couvrir les coûts du service et dégager une rentabilité du capital

Durée Longue, permettant plusieurs

rotations de capital ou permettant l’investissement productif

Courte pour limiter les risques et faire fructifier le capital à travers des rotations rapides de crédit

Echéances Etroitement adaptées à la nature

des activités

Aussi peu nombreuses que possibles pour limiter les coûts Standardisées

Montants Adaptés aux activités – souvent

besoin de montants faibles

Les montants élevés permettent de limiter les coûts de gestion Procédures

Mode de sélection des utilisateurs

Par la communauté

Sur critères de réputation, de confiance, sur la base de l’expérience passée

Par l’organisation de financement

Sur critères « objectifs » (analyse du projet économique, base de calcul et de projection dans l’avenir (revenu, ration d’endettement, scoring pour évaluation du risque)

Type de garanties Immatérielles

Ou, si garanties matérielles, adaptées aux situations concrètes des utilisateurs (bétail, bien d’équipement ménager, …)

Matérielles

Sécurisées (titres de propriété) Réalisables facilement Type de suivi des crédits et des

utilisateurs

Par la communauté et ses élus Ou par technicien très inséré dans la population locale

Suivi minimal pour limiter les coûts de gestion,

la sécurisation du remboursement reposant sur la fiabilité et la liquidité des garanties

Dispositifs informatisés Nature des relations entre OM et

utilisateurs

Personnalisation forte, contacts fréquents, interconnaissance

Standardisation pour limiter les coûts de gestion

Degré de négociation contractuelle

Forte car volonté d’adaptation aux situations individuelles des utilisateurs et des communautés

Aussi peu de négociations que possibles, le contrat initial dit tout et prévoit tout

Entre ces deux pôles extrêmes, une multiplicité de combinaisons conventionnelles peuvent se formaliser.

Au delà de cette opposition sociale/financière, il apparaît à travers ces deux pôles du spectre conventionnel une polarisation convention-contrat : alors que le pôle convention domestique est clairement régi par les règles, normes de comportement et procédures de régulation liées au groupe, le pôle opposé, la convention financière, tend à une individualisation des procédures, des pratiques et des engagements qui, à l’extrême, prend la forme d’un contrat individuel. C’est l’un des intérêts majeurs du modèle théorique des conventions que de pouvoir rendre compte de ce continuum, dans lequel s’insèrent les différentes formes de régulation.

Un compromis conventionnel peut aussi évoluer dans le temps. Tous les méso-systèmes financiers observés dans mes recherches à un instant t ont connu une forme antérieure différente et sont encore aujourd’hui en cours d’évolution. La modélisation sous forme d’un spectre conventionnel dual permet aussi de rendre compte de ces évolutions.

Le développement du système financier et sa pérennisation vont dépendre de la qualité du compromis conventionnel et de sa stabilité. Les situations de crise et les situations d’échec de systèmes financiers que j’ai eu l’occasion d’analyser, peuvent être interprétées comme des ruptures dans les ajustements conventionnels qui ont fondé leur développement.

III. La microfinance, un outil de développement durable ? Résultats de