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1 INTRODUCTION GENERALE

1.5 La loi iambo-trochaïque (ITL)

1.5.1 Définition

Nous avons vu que les nourrissons sont sensibles aux indices prosodiques de la parole dès la naissance. Des biais dans le traitement et lors de l’acquisition des patterns prosodiques de la langue maternelle semblent être présents pendant la première année de vie du nourrisson. Ces biais prosodiques vont leur permettre d’apprendre les mots et l’ordre rudimentaire des mots de leur langue maternelle. Un biais perceptuel qui peut essayer d’expliquer ou de répondre à cette question est celle du groupement rythmique. Les questions centrales de cette thèse concernent la manière dont ces biais prosodiques peuvent émerger.

Les premières observations sur le groupement perceptuel ont été réalisées lors de la segmentation d’une séquence auditive, composée de sons identiques, en groupant les éléments. Ce phénomène peut être illustré par de nombreux exemple de la vie quotidienne, notamment lors de la perception d’une séquence de sons identiques, comme une suite de paires de sons comme le pin-pon d’une sirène d’ambulance ou encore le tic-tac d’une horloge (Bolton, 1894). Or, en fonction de l’indice acoustique variant dans la séquence, le groupement induit ne va pas suivre la même organisation. Ces principes de groupement ont été proposés dans un premier temps pour la perception auditive de tons musicaux (Bolton, 1894; Cooper & Meyer, 1960; Woodrow, 1951) : les séquences alternant en intensité sont groupées avec l’élément le plus fort en position initiale (groupement trochaïque) et les séquences variant en durée sont groupées avec l’élément le plus long en position finale (groupement iambique). Ce biais perceptif (voir Figure 1.5) a ensuite été étendu à des sons langagiers et définit comme la loi Iambo- trochaïque (ITL : Iambic Trochaic Law) par Hayes (1995). En effet, l’ITL a d’abord été proposée pour expliquer les différentes manières dont les mots peuvent être accentués. Dans la production de la parole, l’ITL a été prise en compte pour expliquer la position de l’accentuation à travers les langues. Si l’accentuation est en position finale, alors elle est souvent marquée par une augmentation de la durée. Si elle est en position initiale, elle est alors marquée par une augmentation d’intensité.

Figure 1.5 : Schéma de la loi iambo-trochaïque pour les trois indices acoustiques (durée, intensité, pitch).

1.5.2 Modulation par l’environnement linguistique

Cependant, comme nous l’avons vu dans ce chapitre introductif, chaque langue possède des propriétés prosodiques intrinsèques. Des recherches ont montré que l’accentuation dans les langues au niveau des mots et des syntagmes repose sur des différences de durée, d’intensité et de pitch (Beckman & Pierrehumbert, 1986; Delattre, 1966; Dogil & Williams, 1999; Fry, 1955; Jessen, Marasek, Schneider, & Classen, 1995). Toutefois, les langues diffèrent notamment dans leur façon d’utiliser ces indices pour signaler l’accentuation des mots et les relations hiérarchiques entre les mots, notamment entre le français et l’allemand.

En effet, au niveau du mot, l’allemand est prosodiquement organisé en pieds trochaïques. La majorité des mots allemands dissyllabiques ont une accentuation initiale (Féry, 1998; Wiese, 1996) qui est marquée par une augmentation de la durée et de l’intensité de la voyelle. Les contrastes de durée sont souvent plus faibles que ceux de l’intensité (Delattre, 1966; Dogil & Williams, 1999; Jessen et al., 1995). Les syllabes accentuées sont parfois accompagnées d’un accent de pitch (Jessen et al., 1995). En revanche, le français n’a pas d’accentuation lexicale.

Au niveau du syntagme, l’accentuation n’est pas fixe en allemand, mais dépend de la position de la syllabe accentuée du mot (Atterer & Ladd, 2004; Dogil & Williams, 1999; Féry, Hörnig, & Pahaut, 2011), et chaque syntagme est organisé autour d’un accent de pitch qui est associé à l’accentuation lexicale (Féry et al., 2011). Ces accents

de pitch sont souvent marqués par des contours montants (Grabe, 1998), mais dans les phrases déclaratives, ils sont descendants et en positions finales (Dogil & Williams, 1999). De plus, leur structure varie en fonction du contexte pragmatique, discours, etc. (Féry & Kügler, 2008). La durée a un rôle mineur dans l’accentuation du syntagme (Féry et al., 2011). En allemand comme en français, l’intensité est le marqueur le moins pertinent de l’accentuation du syntagme. Cependant, l’interaction entre intensité et pitch est différente dans les deux langues. En allemand, l’intensité et la F0 marquent généralement ensemble la syllabe accentuée (plus haute et plus forte), alors qu’en français l’intensité et la F0 peuvent être dissociées (Nespor et al., 2008; Vaissière & Michaud, 2006). De plus, en français, « l’accentuation » au niveau du syntagme est systématiquement en position finale (Delattre, 1966; Jun & Fougeron, 2002). Cette accentuation principale est acoustiquement marquée par la durée ainsi qu’un mouvement de pitch : la syllabe finale est toujours plus longue et est marquée par une augmentation ou une baisse de la fréquence fondamentale (Féry et al., 2011; Jun & Fougeron, 2002; Michelas & D’Imperio, 2010). Il peut y avoir de manière optionnelle une accentuation secondaire, qui peut apparaître sur la partie initiale du syntagme qui contient plus de deux syllabes (et rarement dans les syntagmes avec seulement deux mots de contenus). Cette accentuation secondaire est marquée par une augmentation de F0 sans allongement (Jun & Fougeron, 2002) et le pic n’est pas associé à une syllabe en particulier, mais peut apparaître sur la première, seconde ou plus rarement troisième syllabe du syntagme (Jun & Fougeron, 2002; Vaissière & Michaud, 2006; Welby & Loevenbruck, 2006). L’intensité n’est pas un indice pertinent pour marquer l’accentuation au niveau du syntagme (Delattre, 1966).

Ces particularités semblent nous montrer une utilisation des signaux acoustiques différente en fonction des langues. Dans ce contexte, la perception de la loi iambo- trochaïque (ITL) est-elle semblable pour un locuteur germanophone ou francophone? Si elle diffère, se posent alors différentes problématiques : comment ? De quelle manière? À partir de quel âge ? Ces différences se limitent-elles au domaine du langage, ou influencent-elles aussi la perception musicale ?

1.5.3 L’ITL chez l’adulte

Une étude récente suggère que le traitement du rythme est déterminé par l’ITL d’une façon qui n’est pas spécifique à l’environnement linguistique (Hay & Diehl,

2007). En effet, lors de l’écoute de chaînes de syllabes /ga/ répétées, variant en intensité ou en durée (le pitch étant stable dans les deux types de séquences), les sujets adultes, américains et français, perçoivent de la même manière le groupement : trochaïque pour les variations d’intensité, iambique pour les variations de durée. Cependant, des effets cross-linguistiques sont retrouvés par certains auteurs lors de l’écoute de sons alternant soit en durée, soit en intensité, soit en pitch : entre des japonais et des anglais (Iversen, Patel, & Ohgushi, 2008) et entre des allemands et des français (Bhatara, Boll-Avetisyan, Unger, Nazzi, & Höhle, 2013). Ces données semblent remettre en question l’universalité de la perception acoustique du groupement suivant l’ITL. Cependant, ces études ont été réalisées avec des stimuli différents : des sons linguistiques pour Hay & Diehl (2007) et Bhatara et al. (2013) et des sons non-linguistiques pour Iversen et collaborateurs (2008). C’est pourquoi la question de différences possibles dans la perception de son de parole (Hay & Diehl) et des sons non-linguistiques (Iversen et al, 2008) se pose. De plus, des différences cross-linguistiques de traitement ont été trouvées pour des sons linguistiques entre adultes français et allemands (Bhatara et al., 2013), mais essentiellement pour des stimuli langagiers complexes (combinaison de différentes syllabes) et pas si les séquences présentées sont constituées d’une seule syllabe répétée, comme dans l’étude de Hay & Diehl. Par ailleurs, les auteurs ont présenté les séquences en mélangeant au sein des mêmes blocs de test les deux types de variations : intensité et durée dans l’Exp. 1; pitch et durée dans l’Exp. 2. Des résultats différents ont été obtenus pour la durée dans ces deux expériences, suggérant des effets modulateurs du contexte. Ces résultats révèlent que la perception universelle de l’ITL pourrait donc dépendre de la complexité du matériel utilisé, de la procédure ou encore de la langue apprise.

Par ailleurs, des questions concernant le développement de ces biais se posent. C’est pourquoi de nombreux chercheurs se sont intéressés à l’étude de la perception de l’ITL chez le nourrisson, afin de comprendre comment se met en place cette compétence, si elle est innée et/ou si elle est modulée par l’environnement linguistique.

1.5.4 L’ITL chez les nourrissons

La première étude sur l’ITL chez les nourrissons révèle que, dès 8 mois, les bébés traitent l’allongement de durée comme un indice de fin d’unité, alors que l’intensité n’est pas perçue comme un indice qui permet de grouper les sons (Trainor &

Adams, 2000). Des études plus récentes, portant sur l’écoute de sons variant en termes de pitch et de durée chez des nourrissons italiens de 7 mois, observent des effets de groupement pour le pitch, mais pas pour la durée (Bion, Benavides-varela, & Nespor, 2011). D’autres études n’ont testé que la durée chez des nourrissons de 7-8 mois et trouvent un effet cross-linguistique : les nourrissons anglais perçoivent le groupement selon l’ITL pour la durée, mais pas les japonais (Yoshida et al., 2010). Une récente étude montre des patterns de résultats similaires pour l’indice d’intensité chez des nourrissons de 9 mois bilingues espagnol-basque (Molnar, Lallier, & Carreiras, 2014) ; toutefois, en fonction de la dominance à l’espagnol ou au basque, des résultats différents sont retrouvés pour la durée.

D’une part, l’ensemble de ces travaux révèle des sensibilités très précoces à l’ITL, émergeant autour de 7-9 mois de vie, mais les résultats diffèrent d’une étude à l’autre. D’autre part, des modulations cross-linguistiques, en termes de sensibilité du groupement ITL, existent pour certains indices et dans certaines langues, mais il est encore difficile de comprendre de quelle manière. En effet, ces études diffèrent en termes de matériel utilisé : alors que Trainor & Adams (2000), Yoshida et al. (2010) et Molnar et al. (2014) ont utilisé des tons, Bion et al. (2011) ont utilisé des syllabes. De plus, les langues auxquelles ont été exposées les nourrissons, ainsi que le dessin expérimental utilisé, ne sont pas identiques d’une étude à l’autre. Toutes ces différences sont autant de facteurs qui ne permettent pas de trouver de consensus, tant sur la période d’émergence du biais que sur sa modulation par l’environnement linguistique. A ce jour, aucune étude n’a étudié les trois dimensions acoustiques dans une même expérience et en comparant des enfants exposés à des langues différentes.