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II- Les emprunts structuraux

4- La lexicalisation : définition et application

Dans La Grammaire d’aujourd’hui, les auteurs proposent à l’entrée « lexicalisation » la définition ci-après:

« Processus ayant pour effet de transformer une suite de morphèmes en une unité lexicale autonome. Les morphèmes ainsi amalgamés perdent, le plus souvent, tout ou partie de leur sens courant. (…). On constate, en outre, que les expressions lexicalisées sont parfois remplaçables par un terme unique de la langue elle-même. (…). Enfin, les expressions ainsi obtenues sont de dimensions variables. »72

Cette définition a le mérite de situer avec concision la part de la lexicalisation dans le processus d’enrichissement lexical de la langue. Elle la présente comme la formation d’une « unité lexicale » dans laquelle les particules réunies prennent généralement un autre sens. Mais, elle ne sépare pas clairement le procédé de celui de la composition couramment exploité dans la manipulation des outils de création lexicale.

72 Michel ARRIVE, Françoise GADET et Michel GALMICHE, La Grammaire d’aujourd’hui. Guide

Pour Maurice Grevisse, dans « le phénomène de la lexicalisation », « une unité

grammaticale ou syntagme devient une unité lexicale. »73 De manière plus précise, Gilles Siouffi et Dan Van Raemdonck y voient « le procédé par lequel on relie plusieurs unités

lexicales pour les considérer comme des mots simples ».74

Nous pouvons donc retenir que la lexicalisation est un procédé de création de nouvelles unités dans la langue. Sa caractéristique essentielle est le figement lexical par lequel des morphèmes isolés sont réunis dans un système de désignation bâti sur un faisceau de relations. Mais, à la différence de la composition, les éléments qu’elle réunit ne sont pas tous nécessairement aptes à s’employer de façon autonome dans la langue, alors que ce critère est essentiel dans la formation des mots compoés. Dans notre corpus d’étude, le procédé présente la particularité de tenir à la fois de l’onomatopée et du figement lexical.

4-1- Les termes lexicalisés

Parmi les termes lexicalisés, certains relèvent de l’onomatopée, d’autres de la reprise phonique de séquence, d’autres encore du figement lexical.

4-1-1- Les onomatopées

-Les « ko !ko !ko » de la petite clochette géminée s’égrenaient précipités, (Doguicimi, p.15) -Le « kioun-go » de la cloche géminée, (Doguicimi, p.170)

-Les spectateurs charmés applaudissaient longuement en tapotant les lèvres des doigts joints, ce qui coupait leurs cris en des « Hou ! Hou ! Hou ! » (Doguicimi, p.171)

-Le roi poussa deux sourds « houn ! houn ! » (Doguicimi, p.375)

La séquence « ko !ko !ko ! » correspond à la reprise onomatopéique du bruit produit par la clochette tenue par Panligan, le crieur public du règne du roi Guézo. De même, le « kioum-go » désigne le bruit de la clochette géminée. Les « hou !hou !hou !» reprennent de la même manière les cris émis par les spectateurs charmés par l’ingéniosité des jeunes filles dans l’exécution de la danse locale. Enfin, les « deux "houn ! houn ! "» sont la description imitative du soupir du roi. Les unités lexicalisées associent des éléments qui ne peuvent pas

73

Maurice GREVISSE, Le Bon usage. Grammaire française, Paris/ Louvain- La- Neuve, Duculot, 13ème édition refondue par A. GOOSSE, 1993, p.239.

74

Gilles SIOUFFI, Dan VAN RAEMDONCK, 100 fiches pour comprendre la linguistique, Paris, Bréal, 1999, p.168.

figurer en emploi autonome parce que chacun d’eux, employé comme onomatopée, est dépourvu de contenu notionnel et est loin de renvoyer à une référence.

4-1-2- La reprise phonique d’une séquence en français

-« Les " Gare ! Gare ! " réitérés du guide étaient noyés dans le vacarme des olifants », (Doguicimi, p.362).

Il s’agit d’avertissements donnés par le guide pour ouvrir la voie devant lui à travers une foule de personnes.

4-1-3- Les termes issus du figement lexical de segments empruntés aux langues béninoises

Le premier terme que nous analysons figure dans l’exemple suivant :

-« Les autres nuwanu », (Les Appels du Vodou, p.105).

Le terme nuwanu comporte trois morphèmes : Nu wa nu

Objet, chose/ faire, réaliser/ quelque chose, objet

La traduction juxtalinéaire donne : un objet qui doit servir à la réalisation de quelque chose. En réalité, les nuwanu sont les objets qu’on rassemble en vue d’une offrande à une divinité.

-« On jouait les axwanfunto », (Les Appels du Vodou, p.198)

Trois morphèmes composent le mot axwanfunto que nous transcririons ainsi : « ahwanfuntכ ».

Ahwan fun tכ

La guerre, la rébellion/ combattre, batailler/ acteur, morphème indiquant celui qui réalise quelque chose.

Ici, le figement lexical rassemble deux substantifs (ahwan et tכ) et un verbe (fun).

Le mot gbכtémi est une association de deux morphèmes yorouba, l’une des langues du sud-Bénin :

Gbכ temi

Entendre, réaliser/ mien, ce qui m’appartient, ce que je veux

La traduction juxtalinéaire donne : « Ecoute ma voix, réalise mon désir ». Elle rejoint l’explication que Bhêly-Quénum propose dans son roman :

-« Obéis à mon désir, soumets-toi à ma volonté. Une plaisanterie populaire veut que la femme soucieuse de garder son mari mette souvent du gbכtémi dans son repas ; il s’agirait d’une composition obscure qui l’empêcherait d’être infidèle. », (NDA, p.205.)

-« Les chambres de sa mère, de sa grand-mère et de Tâgni Bonin réunies n’avaient pas les dimensions de ce agbassa xho », (Les Appels du Vodou, p.210)

Nous le transcrivons : agbassa xכ, pour éviter les confusions que peut générer la première transcription. En réalité, « xo », prononcé avec un « o » fermé et non ouvert, désigne la parole. Or le sens occurrent du terme est : maison, case. Trois morphèmes sont identifiables dans ce terme lexicalisé :

Agba sa xכ

Paillote, apatam/ sous/ case, chambre

Ainsi, agbasaxכ signifie le lieu où la parole est évoquée ou discutée, sous l’arbre à palabre. Dans le terme « sanuwlawla », il y a figement lexical de trois segments identifiables par décomposition :

Sa nu wlawla

Vendre quelque chose/objet onomatopée pour dire : vite, rapidement.

Le premier segment est un verbe, le deuxième un nom, le troisième une onomatopée inscrite dans une fonction adverbiale. Le figement des trois segments génère un substantif que l’on reconnaît à l’emploi du déterminant article indéfini. Il procède donc de la substantivation.

Tels qu’ils apparaissent dans les œuvres, les termes lexicalisés sont construits sur la base d’un transfert de technique de construction des langues du sud-Bénin en français. Ils sont récupérés des langues béninoises puis transposés en français. Par exemple, le mot nuwanu apparaît comme une reprise de la façon dont l’unité lexicale s’élabore en langue : « Nu wa nu lε »

Nu wa nu lε

Objet/ faire, réaliser / quelque chose, particule de complément : Servir à/ les.

« Nu…nu » apparaît comme une locution affirmative signifiant : « Objets /servant ou devant servir à ». Ainsi, le système des déterminants (du nom) en fכngbe fonctionnant à l’inverse de celui du français, la particule déterminative « lε » en position finale passe en position initiale en français et correspond à « les ». L’unité lexicale construite désigne une seule idée et ne renvoie pas à la somme des sens courants des mots réunis. Ainsi, le second « nu » analysé comme une particule qui complète une idée déjà amorcée, perd son sens courant de « quelque chose, objet ou chose » pour couvrir celui « d’adjoint, d’ajout/ajouté ». Une analyse semblable peut être faite des autres termes lexicalisés. La technique de lexicalisation, on peut le dire, est prégnante dans les langues béninoises et apparaît effectivement dans les œuvres comme un procédé qui marque profondément le contact du français avec ces langues. Le mode de fonctionnement du procédé lexical nous instruira dans ce sens.

4-2- La lexicalisation : mode de fonctionnement

Très peu pratiquée par Florent Couao-Zotti, la lexicalisation apparaît chez Bhêly-Quénum et davantage dans Doguicimi75 comme un précieux outil de construction à base d’emprunts ou de xénismes. A ce titre, elle manifeste concrètement la compétence linguistique dans la construction lexicale de l’énoncé. Dans l’étude de son fonctionnement, son fondement linguistique, la valeur des termes lexicalisés et leur rapport à la substantivation paraissent manifester ses caractéristiques propres. La lexicalisation développe ainsi des liens évidents avec la compétence linguistique.

Il n’est pas possible de décrire les emprunts structuraux sans évoquer la notion de créativité que Chomsky a analysée sous deux formes : la compétence et la performance. La

lexicalisation, en tant que fusion de morphèmes ou transfert de catégorie morphosyntaxique, fonctionne comme un type de création qui s’inscrit dans la mise en œuvre de la compétence linguistique. Sur la base des morphèmes existant dans la langue, le locuteur crée de nouveaux mots à partir d’éléments isolés qu’il soude selon le jeu de la sémantisation. Celle-ci est confortée par l’autonomie de fonctionnement du terme lexicalisé puis son degré de cohésion et d’indépendance, par la mise en œuvre de critères formels et fonctionnels76

. Le procédé repose sur les règles de la langue mais forge des mots dans des contextes inattendus tel le transfert de catégorie grammaticale qui le définit en premier.

Depuis son entrée officielle dans le patrimoine du français en 192777, la lexicalisation a été mise en œuvre de plusieurs manières. Elle a été pratiquée à travers :

- l’antonomase, lorsqu’un nom propre s’emploie comme un nom commun : un don juan, un harpagon, un tartuffe, un watt (une machine de), un newton (une force de), deux ampères (une ampoule de), une poubelle78, etc. ;

- l’emprunt lexical d’un terme étranger : un quidam79, le week-end, un bus, le budget, le marketing80, le manager81, le staff, le poster, etc. ;

- le néologisme : l’autobus (de automobile + bus, par troncation), le courriel, le cédérom, l’informatique (de information + automatique, par troncation et aphérèse), le logiciel, le spasm, etc.;

- la catachrèse, qui donne un sens nouveau à un mot ou à une expression usitée dans la langue en étendant ce sens au moyen de figures diverses : le dos d’âne, les ailes de l’avion, les pieds d’une table/d’une chaise, boire un verre (métonymie souvent citée), etc.

Ces procédés que nous venons de rappeler reposent sur la sémantisation dans un cas (emprunt lexical, néologisme) et sur la resémantisation dans l’autre (antonomase, catachrèse). Dans le roman béninois, ils sont diversement pratiqués.

Nous pouvons retenir, en fin de chapitre, que les particularités lexicales dans l’œuvre des trois romanciers béninois relèvent de l’emprunt lexical et structural, puis du xénisme lexical. Ces deux procédés nous paraissent importants dans la description du phénomène du contact de la langue française avec les langues béninoises. Les emprunts se réalisent sous plusieurs

76 Inséparabilité et fixité des constituants, virtualité du mot dépendant (le mot devenu constituant du terme lexicalisé). Ces critères sont précisés dans Delphine DENIS, Anne SANCIER-CHATEAU, Grammaire du

français, Paris, Librairie Générale Française, 1994, pp. 319-320.

77 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, 1992. 78

Du nom du préfet de la Seine Eugène René Poubelle, qui imposa en 1884 l’usage de ce récipient pour la collecte des ordures.

79 Pronom en latin mais employé comme nom en français qui l’a emprunté. 80 Substantivation du « present continuous » en anglais.

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formes et concernent aussi bien les parties du discours bien définies, tels les substantifs et les adjectifs, que des constructions qui, dans certains cas, peuvent avoir valeur d’énoncé : les tournures idiomatiques et les périphrases locales, par exemple. Nous avons également souligné la part du xénisme que nous avons distingué de l’emprunt. Il existe donc au plan lexical des éléments qui nous autorisent à parler de particularités lexicales dans les limites d’emploi que nous avons définies, dès l’introduction générale. Cette conclusion confirme l’une des hypothèses (l’existence de particularités lexicales dans le roman béninois) posée au début de ce travail de recherche et nous encourage à poursuivre la réflexion pour atteindre à des degrés d’analyse plus élevés, plus profonds. Les deux niveaux d’intégration lexicale (emprunt, xénisme) dans la langue du roman béninois s’inscrivent dans une perspective générale de renouvellement du langage littéraire. Une troisième forme est bien perspectible dans les œuvres : la création lexicale. Nous allons voir les formes qu’elle prend dans la concrétisation du renouvellement esthétique, en vue de proposer une vue synthétique de l’ensemble des particularités lexicales.

CHAPITRE DEUXIEME