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La jungle oubliée

Dans le document Un monde d'Arc-en-ciel, Johanovitch (Page 147-154)

Y

uu pénétra dans la salle et se dirigea aussitôt vers Maya. – Maya-chan, je suis si heureux de te revoir !

Maya lui sauta au coup en disant :

– Yuu-kun, comme je suis heureuse que ce soit toi mon partenaire ! On va faire du bon travail, n’est-ce pas, Onii-chan1

?

Un coup de poignard dans le cœur ne lui aurait pas fait plus mal ! Être appelé Onii-chan par celle qu’il n’avait jamais cessé d’aimer, c’était vraiment un coup dur. Mais le pire allait venir. Se tournant vers Kuronuma, elle lui dit :

– Merci, Senseï, merci d’avoir engagé mon plus vieil ami !

Nouveau coup de poignard. Décidément, Maya n’avait pas changé. Toujours aussi spontanée et directe. Mais n’était-ce pas aussi pour cela qu’il l’aimait ?

Son plus vieil ami, hein ? Qu’est-ce que j’imaginais ? Qu’après la mort de sa mère et le départ de Satomi-san, ses sentiments pour moi allaient changer ? Quelle illusion ! Enfin, tant qu’elle ne sera pas vraiment amoureuse de quelqu’un, j’aurai encore ma chance…

De son côté, Kuronuma comprenait mieux pourquoi il avait accepté avec enthousiasme lorsqu’il avait appris que Maya avait le premier rôle. C’était clair à présent ! Il en eut presque de la peine pour lui.

1

Grand frère

Il est amoureux d’elle, c’est sûr ! Mon pauvre, cette fille est une forteresse que tu n’arriveras jamais à prendre d’assaut. Crois-en mon expérience, je juge très vite les gens et je ne me trompe quasiment jamais !

– Bon, les enfants, si on commençait à répéter ? oOo

Certains acteurs, fort malmenés par Kuronuma, étaient allés se plaindre au président Oo-sawa, fondateur de la société de production du même nom qui les employait, et demandèrent à démissionner de cette pièce. Cette société, bien moins importante que la Daito, avait tout de

même produit quelques spectacles dont le succès était satisfaisant. Seule ombre au tableau, au-cune de ses pièces n’avait reçu le moindre prix au Festival du Théâtre. Aussi, c’est dans l’espoir d’en obtenir au moins un qu’Oosawa avait engagé Kuronuma, qui avait la réputation d’être le plus génial des metteurs en scène. Malheureusement, le perfectionnisme de ce dernier était par-fois très mal vécu par les acteurs dont il jugeait le talent incertain.

Lorsque Kuronuma s’aperçut que des acteurs avaient déserté le navire, il alla voir le pré-sident pour avoir des explications.

– Mon cher, lui dit celui-ci, la façon dont vous traitez vos acteurs n’est pas à leur goût, et je les comprends un peu. Ne vous étonnez pas qu’ils aient demandé à partir ! Vous n’ignorez pas qu’ils ont un ego sensible.

– S’ils avaient du talent, je n’aurais pas à les bousculer un peu ! La médiocrité m’indispose, vous le savez bien.

– Certes, mais la société aimerait avoir un prix au Festival du Théâtre, et je crains que votre pièce ne soit très mal placée pour ça. Je vais donc miser sur une autre pièce, Isadora, qui sera interprétée par Enjouji Madoka-san.

– Je ne travaille pas pour obtenir un prix, mais pour monter un chef d’œuvre qui donnera au public les plus belles émotions. Je trouve vraiment futile cette course aux honneurs.

– Libre à vous, mais ce sera sans notre soutien. Je ne puis me permettre d’entretenir deux troupes dans de telles conditions.

C’était un coup dur. Sans l’appui financier de la compagnie, il lui devenait quasiment impossible de monter sa pièce. Kuronuma en informa les acteurs.

– Je n’abandonnerai jamais ce projet. J’y mettrai jusqu’à ma chemise s’il le faut, mais cette pièce sera jouée. Cependant, je n’exige aucun sacrifice de votre part. Ceux qui craignent pour leur carrière peuvent partir.

Excepté Maya, Yuu et un jeune assistant, tous les autres s’en allèrent. Kuronuma ne se découragea pas pour autant. Il fallait trouver une salle pour répéter et jouer ainsi que de nou-veaux acteurs. Il avait un ami qui possédait un vieux théâtre qu’il n’avait plus utilisé depuis des années. Il alla le trouver pour le lui emprunter. Ainsi, ils auraient un endroit où aller.

– D’accord, lui dit son ami avec une certaine lueur dans le regard, mais ne me l’abime pas, d’accord ?

Kuronuma comprit toute l’ironie et l’humour de son ami lorsqu’il vit la salle. Elle était complètement délabrée, les murs tombaient en ruine, les peintures étaient écaillées et les tapis-series en lambeaux. De plus, la majorité des fauteuils étaient tout juste bons à être jetés.

– Je sens qu’il va falloir sérieusement retrousser ses manches pour en faire une salle acceptable. Mais au moins, nous sommes chez nous ! Allez, les jeunes, courage !

Pour trouver de nouveaux acteurs, il placarda dans toute la ville des affiches annonçant des auditions pour sa pièce. Plusieurs personnes, fatiguées d’une vie morne et sans grand inté-rêt, s’y présentèrent. C’était des gens ordinaires, ouvrier de chantier, infirmière, serveuse d’une gargote, professeur de collège…etc. En chacun d’eux, Kuronuma trouva le potentiel pour inter-préter un rôle. Les répétitions allaient pouvoir commencer.

Lorsqu’ils revinrent le lendemain pour répéter, une étonnante surprise les attendait. Une équipe d’artisans étaient en train de rénover complètement le théâtre. Ils dirent à Kuronuma qu’il leur faudrait quatre jours pour effectuer les travaux qu’un mécène anonyme leur avait commandés. Lorsque la petite troupe revint après ce délai, le théâtre avait entièrement été remis à neuf. La salle délabrée qu’ils avaient vue le premier jour s’était comme par magie transformée en un coquet théâtre flambant neuf. Sur la scène se trouvait un bouquet de roses pourpres avec ce mot :

« Kitajima Maya-sama

Acceptez cette modeste contribution à votre art. J’ai hâte de voir votre interprétation de Jane, la fille-louve, qui sera certainement fabuleuse. Votre dévoué admirateur. »

Mon inconnu aux roses pourpres, il a fait ça pour moi, pensa Maya avec émotion. Ô merci, du fond du cœur ! Je jure de ne pas vous décevoir.

Les répétitions avaient bien commencé, lorsque le président Oosawa, celui-là même qui avait renvoyé Kuronuma, le metteur en scène d’Isadora, l’actrice Enjouji Madoka et cette fouine d’Onodera entrèrent dans la salle. Ce dernier n’avait pas résisté au plaisir de venir nar-guer Maya, persuadé que jamais elle ne pourrait relever le défi lancé par Chigusa.

– Vous pouvez laisser tomber, dit Onodera J’ai été informé que votre pièce ne sera pas inscrite au Festival du Théâtre. Vous perdez votre temps, puisqu’aucun prix ne pourra vous être attri-bué.

– Kitajima-kun, tu n’as aucune chance de relever le défi de Tsukikage-san. Tu devrais renoncer tout de suite à La Nymphe Écarlate. Ne te fais aucune illusion, c’est Ayumi-kun qui aura le rôle !

Et il éclata d’un rire aussi grossier que lui. Maya était prête à lui bondir dessus, toutes griffes dehors, comme l’aurait fait Jane. Soudain, une voix se fit entendre près de la porte.

– La pièce peut très bien obtenir un prix de l’Association Nationale du Théâtre. Celle-ci est in-dépendante du festival et considère toutes les pièces jouées dans cette période. J’ajoute que son prix est bien plus prestigieux que celui du festival, dit Masumi en se dirigeant vers la scène. – Mais… Ce-Cela n’est en-encore jamais a-arrivé avec une t-troupe d’a-d’amateurs !

C’était Onodera qui venait de bégayer ça, visiblement agacé par l’intervention de Masu-mi. Bien sûr, il était bien loin d’en deviner la raison profonde. Pour cela, il lui aurait fallu l’intuition et la finesse de Mizuki, qui, elle, avait très rapidement compris.

– Peut-être, mais il y a un début à tout. Chibi-chan, tu es prête à tenter ta chance ? dit-il en la regardant droit dans les yeux.

– Même si je n’avais qu’une seule chance sur cent d’obtenir ce prix, je la tenterai ! Soyez-en sûr.

– Et vous, Kuronuma-senseï ? Serez-vous d'accord pour tenter cette unique chance sur cent de gagner ce prix avec votre pièce ?

– Sans aucun doute. Maya-kun le mérite amplement. C’est bien aimable à vous de nous en avoir informés. Merci infiniment !

Onodera était catastrophé. Si Maya remportait ce prix, elle reviendrait dans la compéti-tion pour le rôle de La Nymphe Écarlate et la Daito risquait de la perdre définitivement. Mais à quoi pensait donc Masumi ? Donner à l’ennemi le moyen de les combattre, cela frisait la trahi-son pure et simple. Une fois tout ce monde parti, Kuronuma dit à Maya :

– C’est un plaisir de travailler avec des amateurs. Ils n’ont pas l’ego surdimensionné des ac-teurs. Oh, je ne dis pas ça pour toi, malgré ton immense talent, tu as su restée simple.

– Vous savez, Senseï, ma grande amie Ayumi, qui me fait l’honneur de me considérer comme son unique rivale, est plus talentueuse que moi et elle est restée elle aussi très simple.

– Plus talentueuse, je ne crois pas. J’ai bien regardé l’enregistrement des Deux Princesses et alors que ton jeu semblait naturel, celui d’Ayumi-kun semblait lui demander de gros efforts.

À ce moment, une douce voix féminine les fit sursauter. C’était Ayumi qui, venue voir Maya, avait surpris la fin de cette conversation.

– Vous avez tout à fait raison, Kuronuma-senseï, j’ai eu toutes les peines du monde à la suivre. Mais ça m’a procuré les plus grandes joies de ma vie ! Je ne t’en remercierai jamais assez, Maya chérie.

– Mon Ayumi, tu es venue me voir ! Que je suis contente !

Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre et s’embrassèrent joyeusement sur les joues. – Senseï, c’est une immense joie et un insigne honneur de vous rencontrer.

– Et moi j’ai le rare privilège de voir ensemble les deux plus grandes actrices du Japon. J’en suis également fort honoré. J’espère ne pas t’avoir vexée. J’ai la sale habitude de toujours dire ce que je pense !

– Pas du tout. D’ailleurs, vous aviez vu juste. Puis-je vous emprunter Maya quelques minutes ? – Bien sûr, mais pas trop longtemps. Nous avons pas mal de travail encore.

Elles se mirent à l’écart et Ayumi lui dit :

– Je viendrai te chercher après la répétition. Nous irons au restaurant, puis nous ferons une soi-rée pyjama chez moi.

Elle se pencha et lui murmura à l’oreille :

– Promis. On ne te mettra pas mal à l’aise dans le bain et on ne t’obligera pas non plus à dormir entre nous deux !

– Encore heureux ! Il ne manquerait plus que ça ! s’indigna Maya.

– Quoique… ça pourrait être intéressant… et si excitant ! ajouta Ayumi avec un clin d’œil co-quin.

– Veux-tu bien te taire, vicieuse ! répondit Maya en riant.

L’humour bien particulier de son amie ne la surprenait plus. Maya retourna auprès de Kuronuma qui poursuivit.

– Les répétitions se déroulent bien, et le jeu de chacun est très satisfaisant. Pourtant, j’ai noté une faille dans le tien.

– Une faille ? Vous m’inquiétez. De quoi s’agit-il ?

– Eh bien, on ne sent pas la sauvagerie de Jane. Au début de la pièce, elle réagit comme un animal sauvage, alors qu’à la fin, son humanité réapparaît. Ta louve à l’air d’un “loup des

villes”, un animal dressé qui a oublié la vie sauvage, ou même ne l’a jamais connue. Il va falloir

remédier à cela. Mais je te fais confiance, tu y arriveras certainement.

Maya était perplexe. Comment saisir la nature animale de Jane. Pas dans une ville, entou-rée d’êtres humains et avec tout le confort de la vie moderne. Non, il lui fallait un environne-ment sauvage et primitif. Il lui fallait s’isoler de la civilisation et retrouver l’état naturel où l’instinct tient lieu de réflexion.

Je vais aller à la montagne me retirer dans la nature. Il n’y a que là que je pourrai comprendre et capturer le cœur de Jane. Je ne reviendrai que lorsque j’aurai saisi son âme.

Maya passa une excellente soirée avec Ayumi et Rei. Comme la fois précédente, elle alla dormir dans la chambre d’ami la plus éloignée de celle des deux amantes. Tôt le lendemain ma-tin, sans avertir personne, elle prit le train et alla jusqu’au terminus dans une petite ville près du mont Tengu, où elle avait entendu dire que des loups avaient vécu jadis. De là, elle téléphona à Kuronuma pour le rassurer.

– Senseï, ne m’en veuillez pas. Je vais me fondre dans la nature pour saisir la sauvagerie de Jane. Il n’y a que là que je le pourrai. Je reviendrai dès que je l’aurai trouvée.

– Bon, mais fais bien attention à toi. Surtout ne te blesse pas, compris, Maya-kun ? Bonne chance.

– Merci Senseï. C’est promis. Je serai très prudente.

Il n’y a qu’elle pour avoir de pareilles idées. Mais elle a raison. C’est sans doute le seul moyen de comprendre le personnage de Jane. Son instinct m’étonnera toujours, car c’est sûrement par instinct qu’elle a pris cette décision.

Maya resta trois jours dans la montagne, dormant la nuit dans une grotte, se levant aux premières lueurs de l’aube, se nourrissant des seules baies que les autres animaux mangeaient, buvant l’eau claire et fraîche d’une petite rivière de montage et se couchant dès que le soir tom-bait. Elle sentait qu’elle se fondait de plus en plus dans la nature, et le troisième jour, alors qu’elle allait boire, elle vit à son reflet dans l’eau que son visage ne montrait plus aucune trace d’humanité. Son regard était parfaitement inexpressif. C’était bien celui d’un animal sauvage.

Cette fois je la tiens ! C’est le regard de Jane, c’est son visage complètement bestial. Cette fois, je suis vraiment prête à créer son masque. Je peux rentrer, à présent.

À Tokyo, Yuu était sur des charbons ardents. Maya avait disparu depuis quatre jours ! La journée était bien avancée et elle n’était toujours pas revenue.

– Senseï, avec ou sans votre permission, je vais la chercher.

À ce moment précis, la porte s’ouvrit et on entendit une voix joyeuse dire : – Je suis de retour ! Excusez mon retard.

Kuronuma était soulagé. Elle était revenue, échevelée, les vêtements en lambeaux, le vi-sage couvert de poussière, mais, Dieu merci, saine et sauve.

– Alors, tu as réussi ? Bien sûr, sinon tu ne serais pas là ! – Oui, j’ai capturé l’âme de Jane.

– Bien. Va te débarbouiller un peu et reviens nous rejoindre pour la répétition. Je t’engueulerai après !

Tout le monde put constater l’étonnante transformation de Maya. Son jeu, pourtant excel-lent auparavant, avait atteint un niveau de vérité hallucinant. Ce n’était plus Maya sur scène, mais véritablement Jane, la fille-louve. Kuronuma lui-même n’en revenait pas.

Je savais qu’elle était bonne, mais là, elle arrive encore à me surprendre. Avec elle, la pièce va sûrement faire un véritable tabac !

Quelques jours plus tard, ce fut la première d’Isadora. Kuronuma, Maya et Yuu y étaient allés. Comme à son habitude, Maya enregistra automatiquement tous les dialogues, la mise en scène et même les pas de danse !

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