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La greffe improbable de la Comédie-Française 80

CHAPITRE 5. L’AFFAIRE BOBIGNY : LES AMBIANCES ET LA

C- La greffe improbable de la Comédie-Française 80

Quels peuvent être les effets structurants d’une telle politique culturelle ? Il est possible d’analyser un lieu en recensant les équipements et commerces qui sont portés par la demande locale et la population85. Ce type de démarche nous permet de cibler l’identité et les

83 Sur les réseaux artistiques métropolitains, voir, Brandellero, Calenge, Davoult, Halbert and Waellisch, “Paris,

métropole creative. Clusters, Milieux d’innovation et industries culturelles en Ile de France » LATTS, Novembre 2008.

84La motilité est comprise comme « capacité à produire un projet de déplacement »pour Vincent Kauffman

2002. Re-thinking mobility. Burlington : Ashgate.

caractéristiques d’un territoire au-delà des simples composantes sociales qui font le lot des diagnostics urbains et des études de marché. Une analyse en termes de milieu de vie est alors envisageable. Si l’on parvient à montrer que le territoire cible d’une politique de décentralisation possède des caractéristiques endogènes fortes, qu’elles soient culturelles, économiques ou sociales, il est envisageable de comparer l’implantation d’un grand équipement à une greffe. Avec possibilité de rejet.

Nous l’avons vu au travers des statistiques relatives aux associations et aux établissements culturels, Bobigny est une ville qui occupe une niche écologique singulière dans le paysage urbain francilien. Son architecture de ville créée ex nihilo dans les années 1960 la singularise, comme Créteil, préfecture du Val-de-Marne. Concernant son urbanité, les commerces traditionnels, boulangeries, épiceries ou débits de boisson sont extrêmement peu nombreux: la ville est largement en-deçà de la moyenne francilienne par habitant. Pour exemple, tandis que les quatre communes frontalières de Bobigny ont une moyenne de 7500 habitants par bar–tabac, Bobigny monte à 15 000 habitants par bar–tabac. Cette ville présente systématiquement moins d’équipements de base que les communes alentour. Comment alors espérer renforcer un tissu commercial existant ? Ajouté à cela qu’il s’agit de l’une des communes de petite couronne les moins dotées en monuments et objets historiques86, qu’il n’y a aucun musée, on ne sera pas

surpris que la grande compagnie nationale installée à deux pas du Louvre (Richelieu et Studio Théâtre) et dans le VIe arrondissement (Vieux Colombier) rencontre des difficultés à prendre racine à Bobigny.

Nombre de commerce et équipements présents pour chacun des territoires d’implantation des théâtres. Source INSEE CLAP 2009.

Qu’y a-t-il en moins qui puisse entraver la réussite de cette entreprise ? Des hôtels parmi les plus luxueux d’Europe, des touristes (le public de la Comédie Française est un public, comme celui des Opéras de Paris, parmi lequel les touristes occupent une place importante), des musées nationaux et privés, des librairies, et l’ensemble des restaurants, cavistes, fromageries, épiceries de luxe ou encore de cafés qu’on découvre au Palais Royal ou au Vieux Colombier. Ce sont ces aménités qui créent l’environnement du Palais Royal et font que la Comédie Française est bien implantée dans un réseau de consommations traditionnelles, semblables à un véritable système productif local, ou cluster autour de la culture française traditionnelle. Bobigny et les 1ers et 2nd arrondissements paraissent selon cette analyse du milieu urbain en tous points opposés.

La place du Palais Royal devant la Comédie Française

Le fait que Bobigny se démarque si nettement de Paris et des communes qui lui sont limitrophes suggère que la MC 93 de Bobigny a su créer des liens forts au territoire qu’une compagnie de théâtre au coeur du processus de civilisation depuis plus de 400 ans aurait bien du mal à tisser. Dans tous les cas en dépit ou bien à cause de cet environnement particulier, Bobigny a su développer l’un des programmes culturels les plus ambitieux de toute la banlieue et parvenir malgré tout à une fréquentation honorable. Autoproclamée capitale culturelle d’Ile-de-France, Bobigny présente une scène culturelle diversifiée et singulière. En plus de la MC 93, la radio Canal 93 connait un succès qui ne se dément pas. Le cinéma le Magic ou encore la nouvelle maison internationale de l’Illustration sont des lieux fréquentés par les Balbyniens mais aussi par de nombreux publics des communes alentour. La densité de cette offre culturelle –riche- se nourrit du contact des populations locales pour générer un pôle d’activité et de création culturelle dans le Grand Paris.

L’analyse des discours nous a permis de montrer comment les collectivités s’attendent avec l’installation de la Comédie Française à des perspectives fortes de développement local. L’analyse du modèle balbynien qu’il s’agisse des pratiques ou de la consommation culturelles nous ont montré qu’il s’agit d’un terrain d’action à l’identité singulière. Quelles retombées nouvelles peuvent vraisemblablement espérer les collectivités ? Des retombées en terme de consommation directe d’abord si le nombre de spectateurs venait à augmenter, en terme d’image surtout et de capacité à attirer l’attention des investisseurs. Il nous est cependant permis de douter des effets d’une telle entreprise sur un territoire comme Bobigny. La maire de la commune avait pourtant comparé ce projet à l’arrivée « d’un Stade de France dans le domaine culturel ». Bobigny, ville d’une cinquantaine d’années seulement, fait pâle figure face à Saint-Denis, ville royale. Recensant plus de 100 000 habitants en 2006, la ville de Saint-Denis connait un projet de rénovation urbaine et de soutien à l’investissement de grande ampleur (EPA Plaine de France), dont le Stade de France a été l’un des signaux les plus forts. Néanmoins l’effet structurant87 d’un établissement

sportif de 100 000 places n’est pas celui d’un théâtre, Comédie-Française ou non, et les perspectives de consommation des visiteurs sont fortement corrélées au seul nombre d’entrées. L’image de Bobigny est aujourd’hui celle d’une ville qui combine ambiance populaire et scène artistique d’exception. La Comédie Française pourrait t- elle à attirer des investisseurs à Bobigny?

87 En référence à l’ « effet structurant » de la desserte en transports, OFFNER JM. Les « effets structurants » du

Si l’on en croit les théories de R. Florida sur la creative class88, les investisseurs et

consommateurs susceptibles de venir s’installer en banlieue ne recherchent absolument pas la tradition ou la formalité, valeurs portées qu’elle le veuille ou non par la Comédie-Française, mais des valeurs libertaires (comme nous l’avons vu pour Montreuil) entre tolérance et transgression. L’architecture de la ville d’abord, le soutien à la démocratie participative ensuite, la programmation européenne et contemporaine choisie par l’équipe à la tête de la MC 93 enfin donnent à Bobigny cette image. De nombreux artistes ou membres d’une classe créative « branchée » et solvable résident ou travaillent aujourd’hui à Bobigny. La suppression du centre d’art d’avant-garde peut être perçue comme une marche arrière de la part de ceux qui sont – et la maire de Bobigny ne doit pas s’y tromper- les plus à même de développer sa commune. A ce titre la position de M. Sommier est délicate : sa fonction le contraint à insister sur la fonction de démocratisation culturelle et d’ouverture du centre à tous les publics quand bien même l’une des meilleures perspectives de développement pour son théâtre et pour Bobigny réside certainement dans une programmation et une communication ciblées sur un théâtre résolument contemporain. La réussite du festival « Le Standard idéal », dédié au jeune théâtre européen, n’est-il pas l’un des moments forts et de ceux qui font le plus recette au cours de la saison, l’occasion pour la municipalité de valoriser son image de « capitale culturelle » de Seine-Saint-Denis ?

Conclusion : « Re-centralizing culture »

La MC 93 est à Bobigny au cœur d’un environnement culturel singulier, laissant une place importante à la démocratie culturelle. Ce réseau s’est constitué en parallèle de l’activité municipale qui a fini par ne plus soutenir la Maison de la Culture dans ses évolutions. L’abandon de cette initiative, lié à la mobilisation progressive du milieu du spectacle et à la démobilisation progressive au sein de la Comédie-Française, a certainement permis d’éviter un investissement fort peu rentable et qui n’aurait sans doute pas pu atteindre ses objectifs de « démocratisation ». La bataille entre la Comédie-Française et la MC 93 ou plus précisément entre le Ministère de la culture, la directrice de la Comédie-Française et les défenseurs de la MC 93 représente la pierre de touche d’un problème plus large de compréhension de la culture dans un contexte métropolitain. Dans son rapport récent sur le Grand Paris, l’APUR (Agence d’urbanisme de la ville de Paris) ouvre sur les propos suivants : « Le premier constat est sévère : Paris est dans la Lumière et la métropole est dans l’ombre

88FLORIDA R, The Rise of the Creative Class: And How it’s transforming work, leisure, community and everyday life, 2002, 

(…) Cette grande métropole, dont Paris ne représente qu’une toute petite partie, semble, comme dit Nouvel, n’avoir d’autre modèle que la ville qui l’a générée.”89. On constate avec «l’affaire Bobigny », comme se sont plu à

l’appeler les journalistes en octobre 200890, que la continuité entre les initiatives culturelles à Paris

et dans sa périphérie ne peut être ou ne devrait nécessairement pas se construire sur un modèle qui fait de la décentralisation et de la démocratisation un seul et même objet. Comme l’explique Panerai91, les banlieues sont des territoires d’innovation et de création. Cette innovation ne

pâtirait pas d’un manque de communication entre les deux cotés du périphérique mais bien au contraire en serait le résultat.

Les politiques culturelles à Bobigny se sont singularisées bien avant la loi sur la décentralisation de 1982. L’Etat a renforcé par la suite la territorialisation de l’action culturelle. On a alors assisté à l’adaptation de la culture nationale, celle décrite par le ministère de la Culture à une culture de la ville, pénétrée d’un sentiment d’appartenance urbaine et de d’identité locale92.

La création hors les murs requiert établissements de promotion et soutien à la diffusion au cœur des banlieues. La décentralisation d’un établissement culturel institué en banlieue au mieux créer l’indifférence, au pire inhiber des logiques démocratiques en marche. L’Etat constate un échec de la démocratisation en banlieue : on serait passé de l’utopie d’un « théâtre élitaire pour tous »93 à un

« théâtre populaire pour peu »94. Tandis que la banlieue rouge représentait des années trente aux

années soixante-dix l’exemplarité des municipalités communistes à mettre en place localement les attentes des catégories populaires95, la vision de la culture pour les élus en place ancre Bobigny

dans une vision compétitive des territoires. Laboratoires de nouvelles offres de protections sociales et de loisir, ces municipalités que l’Etat a reprises progressivement à sa charge, furent des lieux de promotions sociales et culturelles privilégiés des classes populaires. La tentative de déménagement du premier théâtre français en banlieue montre que l’Etat ne reconnait pas la création de modèles culturels alternatifs ni leur rôle au sein de la métropole. Plutôt que d’appuyer ces cultures émergentes en banlieue(s), s’organisant selon un modèle polycentrique, l’Etat fait preuve, sous couvert de démocratisation, d’une certaine forme de recentralisation en réaffirmant sa confiance dans les institutions parisiennes traditionnelles et historiquement liées au pouvoir.

89 APUR, Une Petite Synthèse du Grand Paris, 2009, p. 21.  

90  «  Une  affaire  mal  engagée  »,  L’express  2  oct.  2008  ou  «  Nouveau  coup  de  théâtre  dans  l'affaire  Comédie‐Française  ‐ 

MC93 », L’express 10 oct. 2008…  

91 PANERAI P, Paris Métropole, formes et échelles du Grand Paris, éd. de la Villette, 2008   92 LUCCHINI F, La culture au service des villes, 2002, Anthropos Economica, Paris

93 Antoine Vitez « classique et populaire à la fois », fut nommé par Jack Lang au poste d’administrateur de la

Comédie Française en 1988.

94 Jean-Pierre Vincent, le 14 août 2001, pour le CAES du CNRS

95 FOURCAULT. A, 1986, Bobigny, banlieue rouge, Les éditions ouvrières, Paris et FOURCAULT.A ( sous la

La communication ministérielle autour des grands projets privilégie le terme de décentralisation à celui de déconcentration. Ce grand établissement serait pourtant resté sous la tutelle directe de l’Etat. Sous des faux semblants de volontarisme démocratique -discours de la décentralisation - ces déconcentrations culturelles visent l’aménagement économique et le développement local quel qu’en soit le coût culturel pour ces territoires socio-économiquement sinistrés. Ce coup médiatique du ministère montre la façon dont l’Etat nie la banlieue comme un espace de création privilégié et combien la gouvernance à l’échelon métropolitain reste à imaginer.