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Chapitre 7. La thèse humaniste de la TSHW mise à l‘épreuve

7.4 Discussion sur l’humanisme promu par la TSHW

7.4.2 La fin de l’anthropocentrisme humaniste

Implicite au projet d‘humanisation de la TSHW, le projet de l‘humanisation (et donc de surpassement de l‘instrumentalisation des systèmes sanitaires) au moyen de la promotion d‘un homme fondamentalement et exclusivement pourvu de valeurs du bien pose-t-il aussi certains problèmes et interrogations que nous allons maintenant traiter ici. À cet effet, bien qu‘on puisse tracer certains parallèles entre la critique de la modernité nietzschéenne et les préoccupations d‘instrumentalisation formulées dans la TSHW, il demeure que les propositions pour faire face à ce problème divergent diamétralement.

Pour rappel, la TSHW est élaborée à la lumière de l‘évolution de certaines valeurs infirmières et culmine par l‘affirmation de valeurs humanistes, mais surtout d‘une définition de l‘humain qui s‘inscrit à même cette idéologie – considéré bien en soi. Pour rappel : les principales valeurs associées à l‘humain sont définies dans le registre du bon, bien, humaniste-altruiste (Watson, 1979), qu‘il est capable de spiritualité et de compassion (Watson, 1985, 1999) et d‘une responsabilité face à soi et face à (Watson, 2005).

Nietzsche, quant à lui, appuyé par une critique virulente et articulée de la Raison (ou métaphysique moderne), montre la propension nihiliste de l‘humain moderne. Il revendique un surpassement des valeurs nihilistes modernes par une Transvaluation à la lumière de valeurs supérieures qui promeuvent une Vie naturelle telle que définie antérieurement. De plus, pour Nietzsche, au lieu de promouvoir une révolte d‘esclave et de profaner des valeurs polarisées (tel que le sont promues – en opposition, et précipitant le dualisme – les valeurs humanistes de la TSHW en réaction à l‘envahissement des valeurs instrumentales) celui-ci

édifie le projet de surpassement de l‘humain moderne sur une généalogie sélective de toutes les valeurs ; mais toujours en plaçant au plus haut les valeurs supérieures : celles qui favorisent l‘évolution et l‘expression la plus libre et créative de Vie.

À la lumière de ces arguments, et tout en considérant l‘ensemble des écrits consultés sur le problème de l‘instrumentalisation des systèmes sanitaires, nous questionnons ainsi la pertinence et la cohérence de la promotion d‘une théorie du soin et de la santé humaine qui cherchent à remédier à l‘instrumentalisation des systèmes sanitaires en postulant les valeurs humaines dans le seul registre du bien, tout en observant l‘expression fulgurante de « mauvaises » valeurs incarnées dans l‘humain moderne. De plus, cette promotion s‘inscrit à la fois dans le contexte actuel de nos sociétés occidentales dominées par l‘athéisme, l‘individualisme, la technophile ou l‘omniprésence de la haine et le relativisme sur des plans éthiques, politiques et économiques. Mais surtout, nous questionnons cette bonté humaine, proposée à l‘humain moderne, à la vue de l‘instrumentalisation et de la déshumanisation des systèmes sanitaires par un ensemble de discours néolibéraux, technocrates et bureaucrates, qui font fi de ces valeurs humaines, en ayant pour point de référence un système – une hiérarchie – de valeurs fondé dans l‘objectivisme, le rationalisme, et la Raison instrumentale. Effectivement, l‘humain moderne – l‘humaniste moderne – chérit fort probablement des valeurs du bien, mais pour Nietzsche, il incarne aussi, et fondamentalement, de mauvaises valeurs qui semblent prendre de plus en plus de puissance dans sa hiérarchie de valeurs. Par exemple ces mauvaises valeurs trahissent l‘acharnement instrumental et expérimental dépourvu d‘éthique envers nous-mêmes et la Nature, tel que l‘illustre ce passage de la Généalogie de la Morale (Nietzsche, 1971a : 132) :

« […] est hybris (démesurée) aujourd‘hui toute notre attitude à l‘égard de la Nature, la violence que nous lui faisons à l‘aide des machines et de l‘inventivité sans scrupule de nos techniciens et nos ingénieurs […], hybris est notre attitude envers nous-mêmes, car nous expérimentons sur nous- mêmes comme nous oserions le faire sur un animal […] : être malade est instructif, nous n‘en doutons pas, plus instructif encore qu‘être en bonne santé – rendre malade nous parait aujourd‘hui plus nécessaire même que guérir ou sauver des vies. » (Nietzsche, 1971a : 132)57

Somme toute, au lieu promouvoir un humain post-moderne « bien », ou ayant un potentiel spirituel, au centre d‘une théorie du soin humain, comme c‘est le cas de la TSHW, il serait préférable, selon Nietzsche, de considérer l‘ensemble des valeurs et des possibilités inhérentes à l‘animal-humain, par-delà le bien et mal qu‘il exprime dans la modernité. De plus, dans l‘optique nietzschéenne, les valeurs qui pourraient animer une telle transvaluation – une des solutions à l‘instrumentalisation – ne sont aucunement du registre de la bonté ou de l‘ascétisme métaphysique, mais dans celui de la Vie naturelle.

Enfin, le philosophe Rémi Brague a récemment questionné la légitimité de l‘humain moderne dans le discours humaniste issu du Projet de Lumières sous l‘angle de certains écrits philosophiques et notamment de la critique nietzschéenne de la modernité. Dans cette perspective, Brague (2013 : 36) expose qu‘il faut :

« […] risquer un pas de plus : l‘humanisme exclusif est tout simplement impossible. Non par ce qu‘il rendrait l‘homme inhumain, mais parce qu‘il détruirait l‘homme, au sens le plus plat de ce terme. Il est en effet incapable d‘apporter une réponse à une question fondamentale : celle du point d‘appui. » (Brague 2013 : 36)

À cet effet, pour Brague (2013), tout comme pour Nietzsche, ce point d’appui58 – ou de référence, le fil d’Archimède est à sa portée, mais il refuse de s‘y attarder. Devant ce constat inquiétant, Brague questionne ainsi la légitimité de l‘humain-moderne, celui qui a progressivement sapé ses fondements éthiques dans une utopie déraisonnable de la Raison et par l‘acquiescement d‘idéologies autodestructrices parallèles, tel l‘humanisme.

Ainsi, nous vu dans cette dernière section que les résultats de cette étude ne font pas que corroborer les études qui ont souligné les limites de l‘humanisme en sciences infirmières. Nos résultats montrent non seulement l‘incapacité de l‘humanisme tel que promu dans la TSHW – et la logique de l‘évolution des valeurs qui s‘y inscrivent – de faire face à l‘instrumentalisation des systèmes sanitaires, mais surtout, et ce de manière novatrice, les racines, les processus et les éventuelles conséquences nihilistes inhérentes à la promotion d‘un humanisme dogmatique qui maintient et amplifie paradoxalement un dualisme délétère encapsulé dans la tension crée entre cette idéologie et les idéologies instrumentales de plus en plus valorisées dans nos systèmes sanitaires modernes.

Le prochain et dernier chapitre de cette thèse présente les conclusions de cette étude ; il y expose une synthèse, les limites et certaines recommandations pour les divers champs de la pratique et de la discipline infirmière.

58 Pour Braque ce point d’appui serait une forme d‘éthique qui définirait clairement les

limites humaines à ne pas dépasser. Ce limites devraient assurer un respect de la Nature (la terre est ses environnements), de la nature humaine avec ses limites inhérentes (limites qui sont justement sans cesse dépassées au détriment de la Nature par l‘exploitation de multiples ressources et de la pollution qui en résulte), de même cette éthique devrait promouvoir un projet émancipateur pour l‘ensemble de l‘humanité et non pour un nombre de privilégiées – notamment les peuples occidentaux.