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CHAPITRE I : HOSTILITÉ ET TRANSPARENCE : L’ARCHITECTURE

1.3. LA FAÇADE INSIGNIFIANTE ET LE LEURRE DE LA TRANSPARENCE

1.3.3. LA FAÇADE-MIROIR

Les marxistes affirment que toute représentation n’est qu’un « reflet » de la société et de la situation particulière où elle est née, elle croit atteindre le réel et n’en forge qu’une image déformée, idéologique. Certains d’entre eux soutiennent plus radicalement encore que la conscience est un reflet du monde au sens où elle n’est qu’un épiphénomène conditionné par un état contingent du monde. 79

L’étrangeté du verre nous est présentée dès le générique d’ouverture. Le premier plan présente d’abord au spectateur le phénomène de cohabitation architecturale. On y voit deux bâtiments, l’un vieux et sombre, l’autre ultramoderne érigé dans l’horizon comme une vision futuriste. Les deuxième et troisième plans du film nous donnent un point de vue aérien surplombant la ville, du haut du gratte-ciel. En contraste avec l’étendue urbaine ensoleillée, le bâtiment moderne nous apparait mystérieusement tapi dans l’ombre, à l’écart. Les deux plans suivants sont parmi les plus importants du film. Tout y est délicatement énoncé. La caméra effectue un travelling vertical descendant le long de la toute nouvelle tour Pirelli (la plus haute de Milan à l’époque). En deux plans, Antonioni situe le lieu géographique du film et annonce l’importance qu’aura l’architecture dans la diégèse.

78 CERTEAU, p. 60.

The movement down this space is at once lonely and perversely beautiful. The beauty is that of pure geometry and the smooth perfection of modern materials; the loneliness issue from the lack of human relevance. The absolute and meaninglessly straight lines of the building never reappear in the film, and they are never alluded to by the characters, but they dominate its atmosphere.80

Le premier plan nous donne une vue aérienne de la ville en reflet sur les parois en verres du bâtiment. La lumière du soleil ne transforme pas totalement le verre en miroir. L’image atteint une double profondeur qui nous permet d’entrevoir à la fois les escaliers de service situés à l’intérieur du bâtiment et la ville, reflétée sur la surface du verre. Cela instaure la relation entre intérieur et extérieure, thème visuel central au film. Au premier abord, le verre confond : bien qu’il ne cache pas l’intérieur de ce qu’il délimite, le caractère réflexif de sa surface, en rejoignant vue intérieure et reflet extérieur, donne une vision faussée de la réalité. De plus, le reflet intègre dans le champ une copie factice du hors-champ, ce qui prépare le spectateur à se méfier de l’influence qu’aura le verre dans le récit.

Le mouvement induit aussi une alternance intéressante entre opacité et transparence. Alors que certaines fenêtres laissent transparaitre des stores horizontaux entrouverts, ce qui a pour effet d’inviter notre regard à essayer de s’immiscer à l’intérieur, d’autres sont couvertes de toiles blanches (cf. Figure 9) qui nous évoque immédiatement celles qu’on retrouve au cinéma, et sur lesquelles est projeté l’étendu urbain milanais, constituant une sorte de mise en abyme cinématographique qui annonce au spectateur le véritable sujet du film qu’il s’apprête à regarder. Le procédé autoréférentiel est aussi sous-entendu par le son d’un projecteur qu’on entend en arrière-fond de la bande sonore, mais qui pourrait

80 CHATMAN, p. 103.

également être raccordé à l’élévateur utilisé pour descendre le long du bâtiment. En employant ce mécanisme pour filmer le bâtiment, Antonioni s’accapare du langage de l’architecture moderne. En effet, dans son délire fonctionnaliste, le modernisme « a adopté une langue dans laquelle l’expression réside presque entièrement dans les éléments secondaires du processus comme les rampes, passages piétonniers, ascenseurs, cages d’escaliers [et] escaliers mécaniques »81. De cette façon, le cinéaste exprime l’architecture

moderne à travers ses propres outils d’expressions, il la parle dans sa propre langue, lui renvoie son propre reflet.

La bande sonore joue un rôle crucial par ce qu’elle multiplie l’intensité de l’évocation urbaine des plans. Elle se compose de sons évoquant divers aspects de la modernité : on croit entre autres y entendre des signaux radioélectriques, des klaxons de voitures et des échos de bruits métalliques. Les sons se succèdent de façon aléatoire, imprévisible, afin d’évoquer la propriété discordante de l’environnement sonore urbain et accentuer le caractère oppressant et mystérieux des formes architecturales et du phénomène d’étalement urbain.

Le second plan perpétue le même mouvement de caméra (cf. Figure 10). Cependant, l’image, divisée en deux parties, sépare la « réalité » du reflet de cette réalité projetée sur le verre de la tour. Sur le côté gauche, un des premiers signes de la modernité industrielle nous apparait en arrière-plan : la gare centrale de Milan. Les murs délimitant le terrain de la gare tracent une ligne de fuite vers la périphérie milanaise. Antonioni ouvre donc La

81 FRAMPTON, p. 9.

Notte sur l’expérience sensible de la décentralisation, un de ses thèmes chers, qui instaure

les idées d’éloignement et de fuite qu’on retrouvera au centre même de la crise que traversent les deux protagonistes. Les reflets qu’on retrouve sur le flanc du bâtiment proposent au spectateur, dès le départ, de penser au-delà de la surface. Ils donnent à voir « une cité moderne dans l’interminable monotonie de ses formes géométriques, de ses voies de communication parallèles et rectilignes […] »82. Ce qu’on voit reflété sur la droite n’est

que reproduction du même qu’on retrouve sur la gauche. Continuation d’un paysage urbain par l’entremise même d’une construction urbaine, incarnanation du bâtiment moderne comme prolongement naturel des choses. La construction moderne semble ainsi dissimuler son véritable visage en reflétant celui de son environnement, ou plutôt, son véritable visage ne se résume qu’à ce qu’elle reflète, un mouvement d’expansion territorial, vers un horizon inconnu. L’édifice ne nous apparait ainsi pas comme une fin en soi, mais une pièce unique d’un tout discordant relié par un même dénominateur commun : la volonté déterritorialisante de l’idéologie néo-capitaliste. En commençant son film ainsi, Antonioni offre en image « les couples qui structurent l’expérience urbaine : le rapport d’un centre et d’une périphérie, le rapport de l’intérieur et de l’extérieur, […] le rapport du dedans et du dehors »83. Les prochaines pages s’intéresseront à la représentation du verre dans le film,

et spécifiquement à son rapport ambigu entre intériorité et extériorité.

82 MOURE, 2014, p. 71.