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PARS DESTRUENS

3. L’antidialectique pasolinienne

3.1 La figure de saint Paul

3.3.1 La dimension de l'actualité

La dimension de l'« actualité » traverse alors tout le projet de Saint Paul : à partir de l'occupation nazie de Paris - où Pasolini transpose, pour l’"actualiser" justement, le Jérusalem du Nouveau Testament (le domaine romain est, par conséquent, converti à celui des nazis ; tout au long de l’histoire il devient toujours plus explicitement le sujet du néo-capitalisme allemand et surtout de New-York, sa capitale impériale) – jusqu’à la collaboration initiale de Paul avec l’ennemi et, par la suite, à son zèle sacerdotal.

À la même dimension appartiennent les intellectuels, évoqués dans le récit de façon récurrente – tantôt dans l’atmosphère raffinée, bourgeoise et "professorale" de Bonn (Philippi), tantôt parmi les "épicuriens et stoïciens" à Rome (Athènes) hellénistique, relâchée (où l’on discute avec ironie et scepticisme en buvant son café dans le bar « Rosati » de Via Veneto)97, tantôt à Genève (Corinthe), plus ouverte et disponible encore - ils tendent à "comprendre", classer, définir la pensée et l'humanité de Paul, le réduire à la lecture psychanalytique, aux lieux communs autour de l’irrationalisme ou, de façon plus radicale encore, le rejeter par la supériorité ennuyée des "épicuriens et stoïciens". Les intellectuels "problématisant" – comme les "dentisti-dantisti" réunis au Congrès, l’ironie de bonne humeur du film des Oiseaux petits

et gros (1966) – s’empressent de remonter Paul "à la surface" ; pour eux, le fait de "comprendre"

est l'équivalent d’"appauvrir" et de "détruire". Tout ce qu'ils disent de Paul est vrai, et toutefois

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la vérité de Paul leur échappe (souvent – d’une manière incidente - Pasolini avait subi le même traitement de la part des intellectuels "professionnels" convaincus de pouvoir épuiser toute "vérité" possible à son égard et, par conséquent, d’expliquer correctement où et pourquoi il a eu tort).

Dans Saint Paul encore, la dimension horizontale de l'actualité vit sa forme extrême dans la société comparée au camp de concentration. Elle se localise à Paris à l’époque nazie et même en Allemagne opulente, d’où vient, en effet, le "songe du soldat macédonien", dévoré

par un mal mystérieux. Le "mal" n’est rien d’autre que la condition humaine dans l'enfer du néo-capitalisme : tout doucement - écrit Pasolini – il se transforme en un être horriblement

maigre, et, à moitié nu, tombe à terre et se recroqueville, atroce chargogne vivante des camps de concentration...98

L'immanence imminente de l'actualité (et de son sens antihumain) est mise en évidence par un commentaire sonore prévu dans le projet qui sera plus tard repris dans Salò ; continuent

à résonner, faible, distants, les tonnerres des bombardements (dans le film, en effet, nous

entendons des sons lourds des vols des bombardiers) – et au moyen de visualisation d'images d'archives pour décrire l'époque nazie à Paris ou des plans filmés dans le "style documentaire". L'historicité - en opposition à l’inactualité – est donc exprimée dans le langage cinématographique dont les "verbes" sont "déclinés" dans le présent historique. Mais l'actualité est, en premier lieu, intérieure à Paul - après la conversion - de façon encore plus subtile et mortelle : si dans la période de la "collaboration" avec les nazi Paul est représenté tant que fanatique au service du pouvoir (et pourtant, Pasolini le décrit toujours comme s’il était conscient de sa condition abjecte et il ne nous laisse pour un point de repère de la "sainteté" une sorte de la volonté de mourir99), après la conversion se fait reconnaitre en lui la même tendance

à dominer qui revêt la forme de l'Église. Alors qu’en effet tout au début des termes du conflit entre l'inactualité et l'histoire restent clairs et sans ambiguïté, ils deviennent ensuite de plus en plus floues et, comme nous l’avons déjà dit, l'histoire s’empare de l’inactualité (ou de la "sainteté") dans le but de créer une organisation-église.

98 Ibid., cit., p. 19.

99 Il s’agit de la mort au sens spirituel : Saint Paul: «Pour moi vivre c’est le Christ» (Ph 1, 21), ou bien encore: «Et

si je vis, ce n’est plus moi, mais Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20) ; et charnel : Saint Paul qualifiait le premier corps de «terrestre» et de «psychique», et le second de «céleste», et de «spirituel» (1 Co 15, 40, 44). Le premier est notre « corps de mort », le second notre «corps de gloire» (Ph 3, 21). Cfr. Michel FROMAGET, « L'au-delà, ici et maintenant. Essai sur la mort dans la pensée de Maurice Zundel. », Études sur la mort 2/2005 (no 128), p. 43-81.

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Le Paul démoniaque – représenté par les figures des démons ainsi que dans l'intention de Luc le possédé100 d'écrire les Actes des Apôtres – aboutit à l’imposition du domaine

ecclésiastique sacerdotale :

« Toute institution – fait dire Pasolini à l’auteur des Actes - implique des actions diplomatiques et des paroles euphémiques. Toute institution implique un pacte avec sa propre conscience. Toute institution implique la peur vis-à-vis de ses propres camarades. »101

Mais encore, dans la scène qui peut être considéré comme le premier épilogue du film, le même Luc expose clairement la situation :

« Désormais, le but est pratiquement atteint. L’Église est fondée. Le reste ne sera plus qu’une longue agonie. Le Destin de Paul n’intéresse pas Satan : après tout, qu’il se sauve et qu’il aille au paradis. »102

Et en même temps que l'Église fut fondée – dans le sens d’un "fondement", d’une

justification et d’une légitimation - fut fondé aussi l'État.

Les mots de saint Paul résonnent ici dans toute leur rigueur ; les mots horribles et tragiques de l’Épitre aux Romains (13, 1-7) :

« Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. »103

Si le sous-prolétariat et les intellectuels qui sont venus pour écouter et acclamer l’apôtre face à ces paroles crient au scandale - ce n’est pas pour cette raison qu’elles deviennent moins conséquentes : toute personne qui fonde l’Église, fonde aussi un État. S'il est vrai alors que dans le projet du film l’"inactualité" devient à la fin un véhicule de l'histoire (à l'égard de ce que nous

100 P.P. PASOLINI, Saint Paul..., p. 68. 101 Ibid., cit., p. 72.

102 Ibid., cit., pp. 175-176. 103 Ibid., cit., p. 171.

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avons défini comme le "premier épilogue"), cela ne signifie nullement que Paul-même est arrivé à une synthèse de ces deux moments. Tout simplement, l’un a détruit l'autre. Luc le "possédé", l'auteur des Actes - et le Satan - les deux réalistes - experts des choses de ce monde - peuvent très bien laisser Paul libre pour qu’il recherche et parvienne à la "sainteté", le salut personnel, à savoir qu’ils peuvent tout bonnement lui permettre de retrouver la dimension verticale de l’"inactualité". Ce qui importe l’auteur est déjà arrivé : l'Église et l'État ont été fondés.