3. P RATIQUES ORGANISATIONNELLES
4.2 Les limites humaines
4.2.3 La difficile inclusion du pluralisme
L’autogestion peut également avoir pour effet néfaste d’engendrer une certaine homogénéité au sein du collectif qui peut être à l’origine d’une forte pression normative. En effet, comme l’expliquent Sainsaulieu, Tixier et Marty (1983), « plus l’organisation sera en marge des systèmes de normes dominantes, plus la pression à la conformité interne sera elle‐même intense ».
Albert Meister (1974) décrit ainsi « des groupes assez homogènes du point de vue des goûts et des aspirations des membres, de même qu’aux points de vue socioprofessionnel et socioculturel ».
Dans les coopératives autogérées que nous avions étudiées en France, la majorité des membres avaient pour point commun un haut niveau de scolarité (principalement dans le domaine des sciences humaines) et un même ancrage idéologico‐politique (à gauche et à l’extrême gauche avec des activités militantes). Seuls les sexes et les âges différaient, avec tout de même deux catégories bien nettes dans ce dernier domaine : celle des trentenaires et celle des cinquantenaires.
Cet aspect interroge le côté sélectif voire élitiste de ces expérimentations ‐ qui se veulent au contraire « inclusives » ‐ et pose problème. Il peut en effet être à l’origine de graves difficultés d’intégration voire de phénomènes d’exclusion pour ceux qui ne partagent pas le « profil type ». Renaud Sainsaulieu, Pierre‐Eric Tixier et Marie‐Odile Marty (1983) expliquent que « le collectif peut dans certains cas être amené à vivre un univers très aliénant dans les relations de travail. Ainsi avons‐nous observé des situations où des salariés quittaient l’entreprise sans être licenciés, alors même qu’ils étaient exclus du jeu collectif ». Un phénomène que nous avons pu nous‐mêmes observer dans l’une des coopératives autogérées étudiées en France où un membre tout juste embauché a quitté l’organisation quelques mois plus tard après s’être vu reprocher à plusieurs reprises son manque de foi autogestionnaire. Si la difficile intégration de ce dernier a fait l’objet de multiples discussions, celles‐ci avaient pour objet de lui rappeler le projet de la coopérative et de lui montrer en quoi ses actes n’étaient pas
en accord avec celui‐ci. Ces discussions ont finalement représenté un renforcement du discours normatif et non une tentative pour intégrer la diversité dont ce nouveau membre était porteur aboutissant finalement à son départ volontaire. Ce cas recoupe ici parfaitement les constats de Sainsaulieu, Tixier et Marty (1983) remarquant une tendance au « renforcement de la règle interne » face à l’émergence de « logiques d’action » différentes de celles qui guident le groupe, ce qui « favorise, comme dans une société traditionnelle, une tendance à l’homogénéisation culturelle. Il est nécessaire de partager le projet pour vivre le changement individuel et collectif ».
Lorsque ce n’est pas le cas, les « déviants » choisissent généralement de partir d’eux‐mêmes comme l’illustre bien la première coopérative que nous avons étudiée. A moins qu’ils ne deviennent majoritaires, auquel cas ils en viennent à contester la culture dominante. La structure se scinde alors en deux clans dont les logiques hétérogènes s’affrontent ouvertement, bloquant les prises de décisions et paralysant la structure. Telle était la situation vécue par la deuxième coopérative étudiée en France.
On retrouve des phénomènes similaires dans les organisations des TIC, mais sous d’autres formes.
Ici encore, les membres ont souvent un haut niveau de scolarité, mais majoritairement dans le domaine technique. Au‐delà de cet aspect distinctif, l’homogénéité du groupe se situe principalement au niveau du sexe et de l’âge avec une forte majorité de jeunes hommes âgés de 25 à 35 ans.
Cette homogénéité des profils peut elle aussi engendrer des difficultés d’intégration comme nous l’ont appris les deux organisations hightech étudiées dans le cadre de notre thèse. Ce phénomène touche cependant ici principalement les personnes de sexe féminin, d’âge avancé et n’exerçant pas dans le domaine des TIC (secrétaire, commerciale). Par ailleurs, il débouche rarement sur une exclusion volontaire du groupe aussi rapide. Les profils des membres Nos trois structures témoignent elles aussi d’un collectif homogène à divers niveaux. - LA FORMATION Officiant pourtant dans un secteur peu complexe, les travailleurs du CaféCoop se révèlent assez « éduqués » et « cultivés » : tous les membres interrogés ont fait des études, avec cependant des niveaux différents (DEC, formation universitaire, Baccalauréat, Maîtrise, Doctorat) mais dans des domaines très proches (art et sciences humaines). On retrouve ici une des spécificités des organisations autogérées qui interrogent leur aspect élitiste.
TicOBNL se situe pour sa part à l’intersection du monde autogestionnaire et technologique. Les membres sont ici encore tous diplômés avec généralement un très haut niveau d’étude (sur 15 répondants, 8 ont un baccalauréat ou équivalent et 3 une maîtrise ou un diplôme d’ingénieur). Les domaines sont cependant variés et se partagent à égalité entre le domaine des TIC (7 en informatique) et celui des sciences humaines et sociales (8 : anthropologie, linguistique, philosophie, littérature, arts plastiques, sciences de gestion, géographie…).
AgileCorp se place quant à elle clairement dans la catégorie des organisations hightech : tous ont un haut niveau de scolarité général (baccalauréat, maîtrise voire même doctorat) principalement dans le domaine de l’informatique, métier historique de l’entreprise. C’est en effet la filière suivie par de nombreux membres, qu’ils officient en tant que développeurs ou coachs. Les autres sont diplômés dans des domaines propres aux communautés opération et marketing (comptabilité, communication, traduction, relations publiques, marketing).
- LES ÂGES
Au niveau des âges, le collectif du CaféCoop se divise également en deux classes d’âge qui sont cependant très rapprochées (20‐25 ans et 30‐35 ans) et qui n’en forment pas pour autant deux clans générationnels du fait de leurs profils similaires et de leurs intérêts communs.
A TicOBNL ce sont les trentenaires qui dominent clairement. A contre‐courant des organisations
hightech, les moins de 30 ans sont ici assez peu nombreux alors que les plus de 40 ans le sont
davantage, témoignant du vieillissement de la population dans cette structure.
Une configuration que l’on retrouve à AgileCorp où ici encore les trentenaires dominent : principalement composée de développeurs « juniors » à l’origine, la population des travailleurs vieillit progressivement tout en s’agrémentant ici de nouveaux travailleurs plus âgés.
- LES SEXES
A ce niveau, le CaféCoop se distingue de toutes les autres structures que nous avons étudiées : Les femmes sont ici majoritaires (au nombre de 11 contre 9 hommes) et occupent une place historique au travers des trois fondatrices. Cette empreinte féminine, pour ne pas dire féministe, se manifeste également dans la régie interne, entièrement rédigée au féminin, en contrepied des normes stylistiques habituelles. Notons également que les travailleurs du CaféCoop se composaient pendant un temps d’un fort contingent de « queers », dénotant une certaine ouverture à la diversité et à la marginalité dans ce domaine.
A TicOBNL, au contraire les femmes sont clairement minoritaires, avec seulement 4 représentantes sur un collectif de 24 (soit 16,7 %). De même à AgileCorp où les hommes forment les trois quart de l’effectif… Une situation regrettable, mais fréquente dans les organisations hightech.
On compte en effet « moins de 20 % de femmes dans les professions de l’informatique en Europe » (Vendramin et Valenduc, 2002). Ce nombre est légèrement plus élevé au Québec, mais encore une fois les femmes sont en minorité avec une proportion de 24,5 % selon une enquête menée auprès de 301 entreprises œuvrant dans l’industrie des services informatiques (TECHNOcompétences et Ministère du développement économique et régional, 2003).
La situation est encore pire dans les logiciels libres où, selon les statistiques, les femmes sont entre 1 et 2 % (David, Waterman et Arora, 2003). Une situation pour le moins paradoxal au regard des valeurs d’ouvertures prônées par le Libre, par ailleurs souvent vanté pour ses vertus communautaires.
Cette situation est source d’inquiétudes à TicOBNL et a provoqué de nombreux débats sur le caractère sexiste de la structure. C’est dans ce contexte qu’a été créé le comité femmes en 2011. AgileCorp pour sa part ne semble pas s’en émouvoir.
- ANCRAGE POLITIQUE
Comme souvent en autogestion, les travailleurs du CaféCoop sont relativement engagés politiquement et cultivent un même ancrage idéologique à « gauche », avec toutefois un clivage entre des « modérés » et des « radicaux ».
Une situation que l’on retrouve à TicOBNL où une très forte majorité des membres se situaient à gauche de l’échiquier politique mais se scinde en deux clans au degré de radicalisation et de militance plus ou moins prononcé.
AgileCorp en revanche se distingue nettement avec des membres peu politisés, voire carrément apolitiques, aux ancrages plus composites mais toujours très modérés.
Homogénéité et pression normative, hétérogénéité et division idéologique
On constate ainsi au CaféCoop une forme d’homogénéité composite où les membres ont de nombreux traits communs (de jeunes diplômés en sciences humaines impliqués à gauche) à l’intérieur desquels se manifestent certaines distinctions (niveaux de formation, catégorie d’âge et degré d’engagement différents). Pour autant, la plupart des travailleurs interrogés (4) s’accordent à reconnaître une certaine homogénéité dans les profils, parfois regrettée.
A l’image de la première coopérative étudiée en France, cette homogénéité peut entraîner l’exclusion des membres ne partageant pas le profil type, comme l’illustre le cas d’un travailleur aux tendances « sexistes » à qui furent reprochés certains comportements ou propos.
Ce travailleur, considéré comme « déviant » dans une coopérative où les femmes occupent une place importante et où l’ouverture d’esprit est de mise, est finalement parti de lui‐même après avoir malencontreusement reçu un échange de courriels pointant ses défauts.
Les phénomènes de pression normative et les difficultés d’intégration sont d’autant plus marqués au CaféCoop du fait du caractère très soudé voire parfois « consanguin » du collectif :
« Je pense que généralement on est assez ouvert et accueillant et tout ça, mais ça peut être
intimidant quand tu commences à travailler au café, parce qu’on se voit beaucoup à l’extérieur, on est comme une grande famille, on est des amis, tatata, puis je pense qu’éventuellement quelqu’un arrive, qu’est un peu straight dans sa personnalité, ben puis qui vient jamais au party, ben peutêtre qu’éventuellement les gens vont se dire « bon ben il est snob » ou « il est pas cool » ou « il veut pas vraiment développer des liens avec nous donc pourquoi il continue à travailler avec nous » ? Je pense que c’est positif mais en même temps ça peutêtre un peu négatif. Je pense que c’est, ça pourrait être un danger jusqu’à un certain point ». TicOBNL navigue également entre l’homogénéité et l’hétérogénéité. La pression normative qui en découle semble cependant plus liée au caractère sélectif des milieux techniques qu’à celui des groupes autogérés.
Si les formations sont variées et conjuguent l’univers technique et celui des sciences humaines, cette situation n’empêche cependant pas les problèmes d’intégration pour les « non geeks » qui doivent faire face à une courbe d’apprentissage « épique » pour s’approprier tous les outils internes. Cette pression normative semble toutefois s’amoindrir depuis l’intégration de nouveaux travailleurs totalement étrangers au domaine des TIC. Elle est cependant aggravée par l’écrasante majorité de jeunes hommes, une caractéristique des milieux techniques peu attrayant pour la gente féminine : « Y’a aussi un profil ici : des gars en informatique, d’un certain âge, avec certains intérêts, c’est un groupe d’affinités, c’est des gens qui se ressemblent finalement. Le profil d’une fille c’est pas obligatoirement… c’est pas que les gens veulent pas, ils sont super ouverts… mais c’est surtout ça : c’est surtout des gars qui ont pitonné sur leur ordi…(…) y’a beaucoup d’ouverture, les gens veulent mais en même temps c’est homogène ».
On constate cependant ici une hétérogénéisation croissante du collectif comme l’illustre la diversité des opinions qui s’exprime parfois sous forme de débats animés. Malgré la forte tonalité politique de cette organisation, on est en effet étonné de voir à quel point les débats politiques sont difficiles et diviseurs, confirmant les inquiétudes de certains sur la cohésion symbolique du
collectif. Cette hétérogénéisation s’est par ailleurs accentuée ces dernières années avec la croissance de l’organisation, amenant de nouveaux profils.
Évoluant du groupe primaire basé sur une solidarité mécanique vers un groupe secondaire basé sur une solidarité organique, TicOBNL semble progressivement être amené à passer du collectif homogène très normatif mais bénéficiant d’une forte cohésion, à un groupe plus ouvert à la diversité mais qui risque l’éclatement. Les études de Sainsaulieu, Tixier et Marty tendent d’ailleurs à montrer que cette évolution est inéluctable dans les groupes autogérés.
AgileCorp, pour sa part, a clairement dépassé le stade de l’homogénéisation normative pour laisser place à un collectif hétérogène et divisé idéologiquement.
En effet, à l’origine, les membres ont tous été attirés pour le projet fort de l’entreprise consistant à « chercher une alternative ». Malgré leurs ancrages politiques très faibles et diversifiés, les membres de cette structure ont tous pour point commun de partager un même but symbolique subversif, à l’instar des autogestionnaires.
Ce courant idéologique s’est cependant divisé en deux clans sur les dernières années, qui recoupent les lignes de démarcation des deux principales « communautés » comme nous l’avons déjà souligné :
- Le clan des développeurs qui cherchent avant tout à vivre une alternative organisationnelle à leur niveau individuel,
- Le clan des « coachs » qui cherchent à propager cette alternative au‐delà des murs de leur entreprise.
Cette scission s’accompagne également d’une deuxième division entre les idéalistes anti‐ hiérarchiques, plus présents dans le premier courant, et les pragmatiques pro‐hiérarchiques, qui se recrutent majoritairement dans le second.
Si cette scission du collectif a bien entraîné quelques conflits, ces derniers n’ont pas perduré longtemps. Les licenciements suivis de nombreuses démissions volontaires ont en effet largement vidé les rangs du premier clan. Ces départs massifs reflètent cependant moins la pression normative du groupe que le changement professionnel, organisationnel et culturel imposé par le nouveau Président.