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2. Questions de méthode

2.3. La démarche empirique

C’est à partir des outils de recherche propres à l’ethnographie de la participation, c’est-à-dire une « enquête incorporant un moment central d’observation, de première main, directe ou participante, et de description dense, dont procèdent les analyses » (Cefaï, 2012, p. 8) que nous avons étudié les différents processus de consultation autochtone mentionnés plus haut. Nous avons procédé à des analyses de situations, en particulier des dispositifs institutionnels de consultation autour de questions autochtones, mais pas seulement. Nous avons aussi déplacé la focale au-delà des espace-temps des dispositifs participatifs, pour nous intéresser à d’autres lieux de participation plus informels : des réunions entre fonctionnaires, des conversations entre agents locaux et leaders autochtones, des échanges dans un bureau, dans une maison ou dans une voiture avec des acteurs gouvernementaux et/ou autochtones, etc. Nous avons ainsi alterné les positions d’observation et essayé de circuler entre les différents acteurs afin de contextualiser les interactions plus officielles et de les comprendre dans le cadre des relations sociales qui les surplombent. Précisons à présent cette démarche.

Premièrement, l’observation constitue un mécanisme d’analyse fondamental. Les différentes réunions menées pour la consultation autochtone ayant été filmées, la source audiovisuelle représente un instrument d’analyse scientifique fondamental dans notre approche. Dans le cas de la Table de consensus, les vidéos ont été réalisées par des services spécialisés, embauchés par le gouvernement. Il s'agit généralement d'une ou deux caméras fixes (cf. photographie nº1), qui alternent des plans généraux (cf. photographie nº2) avec des gros plans sur les intervenants (cf. photographie nº3).

Photographie 2: Photogramme: plan général. Table de consensus mars 2013

Photographie 1: Photogramme: emplacement en face à face des caméras, Table de consensus, mars 2013.

L’enjeu méthodologique des vidéos est double. D’une part, les sources audiovisuelles constituent un élément central dans l’administration de la preuve en permettant d’appréhender les dispositifs participatifs étudiés. D’autre part, il est intéressent de s’arrêter sur le rôle social de ces vidéos (Nez et Cuny, 2013). Les vidéos donnent la possibilité d’observer des événements auxquels nous n’aurions pas pu assister personnellement (soit parce qu’ils avaient lieu de façon simultanée soit parce qu’ils se tenaient à des moments où nous n’étions pas sur le terrain). Elles permettent aussi d’analyser des interactions que les seuls entretiens ne permettraient pas de reconstituer et que l’observation sur le vif n’aurait pas permis de saisir. À travers les vidéos, il est possible de mener une analyse critique et réflexive a posteriori et une exploration répétée des images pour comprendre, décrypter et interpréter les scènes étudiées de façon différée (Traïni, 2010). Il est ainsi possible de saisir plusieurs dimensions plus facilement qu’à partir des méthodes de prise de notes classiques en ethnographie et de détacher le moment de l’observation du déroulement de la réunion observée. Cette distanciation permet de découvrir de nouvelles caractéristiques qui seraient autrement passées inaperçues (Viot et al., 2010) et de relativiser l’importance de certains événements qui, sur le moment, peuvent être plus prégnants (manifestations de colère, de désaccord, etc.). La démarche méthodologique proposée pour analyser visuellement les dispositifs participatifs opère en trois temps. Dans un premier moment, il s’agit d’observer et de décrire les événements étudiés par les images : la scénographie (lieu, décor, disposition des chaises, matériaux visuels, etc.), les participants (nombre, prises de parole, fonctions, etc.) et le

déroulement général des réunions et de leurs dynamiques (temporalités du débat, sujets abordés, ouverture et fermeture des réunions, etc.). Deuxièmement, il convient d’analyser la délibération et les pratiques discursives (contenu textuel des interventions, arguments mobilisés), ainsi que les aspects émotionnels (manifestations physiques, attitudes corporelles). Cette systématisation de l’observation contribue à réaliser une analyse plus fine et facilite la comparaison des différents espaces participatifs à partir des éléments concrets qui les composent. En définitive, la vidéo permet de saisir la dynamique participative et les rapports de pouvoir qui s’y tiennent en octroyant une information détaillée sur les comportements des participants et leurs interactions. Le troisième axe d’analyse a trait aux usages et aux effets sociaux des dispositifs audiovisuels. Dans l’idéal démocratique, l’enregistrement des séances permettrait de contrecarrer les effets de la domination en introduisant un mécanisme d’accountability. Dans la pratique, étant accessibles à tous, ces images peuvent elles-mêmes être mises en jeu dans les relations sociales de façon ambivalente. Aux mains du gouvernement, les sources visuelles sont mobilisées afin de témoigner de la nouvelle orientation – démocratique et multiculturelle – de l’action publique résultant de l’application de la Convention nº 169. Appropriées par des groupes autochtones, ces mêmes sources visuelles peuvent au contraire être utilisées pour dénoncer les limites du processus ou pour servir de contre-images médiatiques afin de dépasser la représentation que le public peut avoir des autochtones à travers la presse. Mécanisme de démocratisation, de dénonciation ou de contre-pouvoir, les images constituent donc un instrument de pouvoir dont les effets dépendent de leur usage. Par ailleurs, la présence visible d’un dispositif d’enregistrement audiovisuel et la transparence des relations qu’il implique ont des effets sur l’événement lui- même : au niveau des participants (stratégies de présentation de soi pour « garder la face ») et de la négociation (pratiques visant ou pas des concessions, des négociations ou le conflit). Ces diverses stratégies doivent être intégrées dans l’analyse, et ce d’autant plus que le gouvernement est responsable de l’enregistrement visuel. Autrement dit, des effets de cadrage, et donc des biais, pourraient en découler. Par exemple, des vidéos réalisées par le Conseil de la culture mettent en avant une image folklorique des rencontres en produisant un montage et des gros plans sur des éléments du décor, des habits ou du cocktail associés à la culture autochtone (cf. photographie nº4).

D’autre part, les vidéos peuvent avoir des lacunes. Par exemple, bien que les séances de la Table de consensus soient filmées du début à la fin, elles n’en demeurent pas moins incomplètes. En effet, le type de captation fait qu’il est possible d’observer la scénographie et la personne qui intervient. Cependant, les réactions du public présent, ainsi que les interactions qui ont lieu de façon parallèle aux interventions principales, sont moins visibles. De même, les pauses (cafés ou déjeuner) et les coulisses des négociations (réunions formelles ou informelles) demeurent dans l’ombre des vidéos. Si, dans le cas de la Table de consensus, l’analyse des sources audiovisuelles a été fondamentale, car nous n’avons pas pu assister personnellement aux réunions, dans le cas étudié dans la région du Maule, nous avons privilégié l’observation directe. En effet, pendant deux mois (janvier et février 2015), les agents locaux de la consultation du CNCA nous ont accueillis au sein de leur équipe. Nous avons pu les accompagner dans les différentes démarches quotidiennes pour la mise en œuvre de la consultation : réunions préparatoires, visites aux dirigeants autochtones, réunions de consultation communales et régionales (voir tableau nº 7), discussions internes, déjeuners, transports en voiture, etc. De plus, dans le cadre de la procédure de consultation menée par le MINDES, nous avons assisté à une réunion de l’étape de dialogue réalisée dans la commune de La Florida (décembre 2014). Ces espace-temps d’interactions plus

Photographie 4: Photogramme: gros plan sur feu et kultrun mapuche, Consultation autochtone CNCA, Vichuquén, février 2015.

ou moins formelles constituent donc un mode de recueil de matériau empirique qui enrichit les sources et viennent combler les lacunes des sources audiovisuelles, en particulier celles qui ont trait aux sociabilités informelles. Pour finir, c’est à l’occasion de l’une de ces réunions de la procédure de consultation du CNCA de la région du Maule (celle du 14 février 2015), que nous avons mené une enquête par questionnaire afin de recueillir des données relatives à la sociologie du public des consultations, ainsi qu’à leurs motivations à participer (cf. annexe nº 4).

Etape de la consultation CNCA Observation directe

Planification (1) Du 8/10/2014 au 8/11/2014

Environ 14 réunions dans 7 localités

Convocation (2) Du 8/11/2014 au 26/12/2014

6 réunions dans 5 localités Délibération interne (3) Janvier 2015

5 réunions dans 5 localités

Le 18/01/2015 à Curicó Le 24/01/2015 à Curepto Le 25/01/2015 à Linares

Dialogue (4) 1 réunion Le 14/02/2015 à Talca

Fin du processus 1 rencontre régionale Le 6/03/2015 à Talca

Tableau 7 : Les réunions de la consultation autochtone du CNCA dans la région du Maule

Deuxièmement, nous avons recoupé l’observation (a posteriori ou en direct) avec la conduite d’entretiens (voir tableau nº 6 et annexe nº 1). Le recours à l’entretien est important lorsque l’observation ne permet pas de circuler et de s’intégrer suffisamment dans les deux groupes d’acteurs. Les récits d’enquêtés sont donc fondamentaux pour préciser ce qui se passe au sein des espaces que nous n’avons pas pu observer, directement ou à travers les vidéos, et qui structurent de manière décisive les espaces formels, tels les espaces privés de négociation de la Table de consensus. Par ailleurs, en permettant d’aborder leur histoire personnelle et les réseaux de sociabilité, l’entretien apparaît comme un mécanisme nécessaire à l’analyse sociologique des participants. Compte tenu de notre positionnement expérientiel davantage du côté des dominants, les conditions d’entretien et les interactions qui ont eu lieu changent en fonction des acteurs, qu’ils soient fonctionnaires ou autochtones. Nous voudrions souligner ici que, bien qu’ils se

soient déroulés dans des conditions différentes, qui seront explicitées ultérieurement, les entretiens ont tous été organisés autour des sujets suivants : le parcours ayant mené l’enquêté à se retrouver dans un dispositif de participation ; le déroulement des procédures participatives (par exemple la convocation, les participants ou la délibération) ; les descriptions des négociations privées ; et les effets personnels ou collectifs des mécanismes participatifs. En définitive, nous avons essayé de circuler entre trois espaces d’immersion, dont la combinaison se révèle fondamentale au moment d’objectiver le travail de terrain : des espaces formels (les réunions de la consultation autochtone, telle la Table de consensus), des espaces plus secrets (comme les commissions mixtes de travail) et des interactions plus ou moins formalisées (moments des pauses cafés, du transport en voiture, des déjeuners, des visites, etc.).

Finalement, à travers l’analyse des diverses sources écrites (rapports du gouvernement et des institutions observatrices, procès-verbaux des réunions de consultation autochtone, presse écrite et carnets d’un responsable politique), nous avons reconstitué les discours officiels et identifié les acteurs clés et les enjeux de l’application de la Convention nº 169 de l’OIT. De nombreuses sources écrites proviennent d’internet, la loi sur la Transparence et l’accès à l’Information43 ayant

énormément facilité l’accès à des documents plus ou moins officiels, tels que des comptes-rendus gouvernementaux ou des curriculums de fonctionnaires et d’agents territoriaux chargés des consultations du CNCA et du MINDES, qui ont été d’une importance capitale pour notre démonstration. Le recours à internet a aussi été fondamental en tant que complément de l’enquête de terrain. Nous avons en effet pu préparer le terrain à distance en contactant à l’avance certains acteurs, les recontacter pour une précision une fois retournés en France ou mener des entretiens par Skype ou par courrier électronique lorsqu’il s’avérait difficile de les réaliser en face à face. Nous avons en particulier eu recours à cet outil dans l’étude du cas des Afro-descendants de la région d’Arica-Parinacota – introduit dans l’analyse pour son exemplarité –, car nous n’avons pas pu y mener une enquête sur place. Si des difficultés sont intrinsèques à la restitution de témoignages par voie écrite (du fait principalement de ne pas voir son interlocuteur), elle peut avoir une richesse dérivée de l’introspection solitaire que représente l’écriture.

43 La loi de Transparence et d’accès à l’Information publique (2008) rend accessible un grand nombre de

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