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Les spécificités de la communication par Internet et du réseau lui-même posent à l’évidence des questions réelles d’application du droit [Trudel, Pierre, 2000], qui ont donné lieu à une certaine incohérence de la jurisprudence dans plusieurs pays [Verbiest, Thibault et Wéry, Étienne, 2001] en matière d’imputation de la responsabilité de diffusion de contenus illégaux sur Internet. En effet, la communication par Internet se distingue des schémas connus de la presse écrite ou de l’édition et de la communication audiovisuelle, fondés sur l’existence d’un tiers réalisant un choix éditorial de communication et assumant la responsabilité qui en découle. Les intermédiaires techniques d’hébergement de sites Internet étant d’une part les points de passage obligés de la communication publique à travers le réseau et plus généralement de toute activité sur Internet, et d’autre part plus facilement identifiables que la multitude d’émetteurs et de récepteurs des communications publiques, ils constituent de ce fait un palliatif à l’absence de points de contrôle sur un réseau par lequel circulent des contenus témoignant de certaines activités illégales.

C’est donc au nom de la rapidité et de l’efficacité de la procédure qu’un mécanisme de responsabilisation des intermédiaires techniques est promu comme complément ou alternative à la procédure judiciaire à l’encontre de l’auteur d’un contenu. Il s’agit en effet de faire peser une telle menace sur les intermédiaires techniques que le seul moyen pour eux de ne pas être tenus pour responsables de contenus illégaux circulant sur le réseau soit d’exécuter eux-

mêmes les oeuvres de police, voire de se substituer à la justice. Lorsqu’il se soumet à cette obligation, l’intermédiaire technique bénéficie en contrepartie d’une limitation, voire d’une exemption, de responsabilité civile et/ou pénale selon les pays dans lesquels ce régime est mis en oeuvre.

Cette disposition s’accompagne le plus souvent de la mise en place d’un mécanisme dit de «!notification et retrait!» (notice and take down)!: un tiers notifie l’existence d’un contenu qu’il considère comme illégal à l’intermédiaire technique qui l’héberge sur ses serveurs. Celui-ci a la charge d’évaluer la légalité de ce contenu —!éventuellement au regard des arguments fournis par le tiers à l’appui de ses allégations!— et de décider de son retrait, mettant ainsi fin à la disponibilité publique du contenu. Certains pays, notamment les États- Unis, limitent ces mesures aux cas de contenus constituant une infraction aux lois sur la propriété intellectuelle. D’autres, suivant à la lettre une Directive de l’Union européenne, les étendent à tous types de contenus illégaux.

Toutefois, l’association de ce système à une volonté de contraindre la liberté d’expression au bénéfice d’une part de certains groupes de pressions en vue de leur conférer des prérogatives de puissance publique [Marzouki, Meryem, 2001b] et d’autre part de certains acteurs économiques pour l’extension de leurs intérêts patrimoniaux [Laimé, Marc, 2001], a conduit à l’émergence de nouvelles modalités de censure qui ont ainsi trouvé une légitimation légale. Loin de chercher sereinement les moyens de faciliter les opérations de police et la procédure judiciaire dans ce contexte particulier et encore mal connu, la réaction à la circulation de contenus illégaux sur Internet a donc été de favoriser des solutions grossières aux conséquences peu démocratiques, et par ailleurs inopérantes car visant plus à supprimer l’objet du délit qu’à sanctionner son auteur s’il y a lieu.

Ces mécanismes, et leur légitimation légale, créent un risque sérieux de censure massive et arbitraire qui n’est pas compatible avec les textes internationaux de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales [Frydman, Benoît et Rorive, Isabelle, 2002] et conduisent certains auteurs à considérer qu’il s’agit plus de la recherche d’une transformation profonde du droit que d’une volonté de censure d’un contenu spécifiquement considéré comme problématique [Marzouki, Meryem, 2003].

Internet, laboratoire d’une «!nouvelle gouvernance

politique!»!?

Comme le notent Benoît Frydman et Isabelle Rorive, «!le système de notification et retrait est un bon exemple du nouveau modèle de gouvernance qui caractérise la mondialisation. Il implique un double déplacement d’une régulation substantielle vers une régulation

procédurale et d’une régulation par l’État vers une corégulation globale38!» [Frydman, Benoît et Rorive, Isabelle, 2002]. On pourrait poursuivre cette analyse pour conclure qu’au- delà du nécessaire respect des droits fondamentaux —!dont le droit à un procès équitable qui n’est plus nécessairement garanti ou du moins n’intervient plus que comme procédure de recours pour retrait abusif de contenu!—, se pose la question de principe de la contractualisation de la loi, qui voit ainsi sa prééminence contestée par le contrat entre acteurs privés.

Les codes de conduite et autres chartes seraient eux aussi en définitive au croisement de deux! mouvements. D’une part, ils participeraient au mouvement de substitution de la loi par le contrat (en tant que quasi-contrat permettant d’établir la confiance entre les partenaires). D’autre part, ils pourraient se substituer à la loi (ou venir la compléter, voire l’exprimer) pour réguler non pas le monde dans son ensemble mais des mondes «!locaux!», i.e. dont les frontières sont spécifiquement dessinées. En tant que tels, ils constituent des premières pistes exploratoires pour un processus d’élaboration de textes autoréglementaires.

Finalement, on observe bien dans tous les cas un glissement de la loi vers le contrat —!ou, dans d’autres cas, vers le règlement administratif ou encore vers le «!contrat technique!», dans lequel il n’y a même plus forcément entente et consentement préalable des parties!—, au bénéfice d'intérêts sectoriels, à laquelle la globalisation marchande n'est pas étrangère. Dans ce contexte général —!qui inclut l'intérêt croissant pour l'arbitrage et autres modes alternatifs de résolution des conflits, ainsi que l’élaboration de normativités sans débat public, dans des arènes restreintes à des «!experts!»!—, la réglementation d'Internet apparaît comme un véritable laboratoire d'expérimentation pour une «!nouvelle gouvernance!» qui traduirait en réalité une profonde remise en question de la démocratie et de l'aptitude de l'État à exprimer l'intérêt général.

38 Ce sont les auteurs qui soulignent