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Le Télémaque travesti, lieu d’une nouvelle poétique du

Chapitre 7 – Une critique des Anciens

A. La culture classique

L’Odyssée d’Homère et Les Aventures de Télémaque de Fénelon ont comme

dessein, pour Marivaux, de « susciter des doubles178. » En effet, ces auteurs souhaitent former leurs lecteurs dans deux compétences particulières : l’une morale, en leur présentant un héros dont la conduite est l’exemple délirant d’une lecture ; l’autre littéraire, en proposant une œuvre modèle devant inspirer les générations futures. Or, pour l’auteur moderne qu’est Marivaux, ces « doubles » ne sont issus et ne peuvent persister que dans un espace réduit et clos, celui de la classe, car ils ne prennent pas en compte les divers changements ou évolutions de leur époque. Dans Le Télémaque travesti, Marivaux s’attaque ainsi avec discrétion mais efficacité à la culture classique, celle dispensée par les Anciens qui prennent comme modèle les œuvres de l’Antiquité.

L’univers scolaire est évoqué à plusieurs reprises dans Le Télémaque travesti. Marivaux ne critique pas directement la méthode d’enseignement des Anciens mais se contente, dans un premier temps, d’exposer des scènes où il fait référence à l’institution scolaire. Ainsi, Pymion, présenté au Livre Second comme un seigneur paranoïaque craignant à tout moment d’être tué, se rêve professeur : « Si j’étois un Régent de Philosophie179. » Marivaux se montre très ironique en présentant une personne qui n’a pas confiance en l’homme, qui ne semble pas sereine et qui aurait souhaité être philosophe. Marivaux joue de surcroît sur un double sens du mot puisque, outre l’acception première

178 SERMAIN, Jean-Paul. Le singe de Don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique, Chap.

II « La mémoire du roman » p.98.

179

du penseur qui s’adonne à l’étude de l’être, le ‘philosophe’ au XVIIIe désignait les Modernes, partisans des idées nouvelles et de la libre pensée. En ce sens, celui qui n’est pas philosophe, serait peut-être, comme le sous-entend Marivaux, aussi inconstant, inquiet et en dehors des réalités que l’est Pymion. Face à ce ‘philosophe manqué’, Marivaux oppose Mazel présenté, lui, comme philosophe. Accompagnant Brideron et Phocion jusqu’à la ville du gouverneur au Livre Quatrième, il refuse la place de maître d’école qui lui est proposée. Mazel exprime ainsi son refus du poste :

« Et la Charge de Maître d’Ecole, reprit la Gouverneuse ; la refusez-vous aussi ? Oui, Madame, dit-il, un Baudet n’en peut instruire une autre, & tous les hommes sont des Anes, nous ne savons rien du tout. Voilà mon sentiment, que je soutiendrai contre toute le Faculté. Vous nous dégrignez donc bien, dit un Bourgeois. Je ne vous dégrigne point, répondit-il, je vous laisse seulement pour ce que vous êtes180. »

L’opinion de Marivaux sur l’enseignement de l’époque transparait-il à travers les paroles du philosophe ? Si tel est le cas, Marivaux vise alors les Anciens qui, pour les partisans des Modernes, s’enfermaient dans une culture trop étroite et largement dépassée. Marivaux l’exprimait déjà dans son « Avant-Propos » : « leurs Richesses […] sont à présent qu’une légère proportion des nôtres181. » Marivaux est, conformément à son engagement dans la Querelle, favorable au progrès. Quelques répliques du Télémaque

travesti peuvent ainsi, dans certains cas, avoir une autre résonance :

« Autrefois […] on se chaussoit avec des draps, et maintenant on a des souliers de cuir182. »

Si nous avons vu que cette réplique permettait de souligner le décalage des personnages qui croient évoluer dans une autre époque avec la réalité, il est possible ici que Marivaux critique aussi la méthode de composition des Anciens qui copient des œuvres de l’Antiquité. Henri Coulet suppose que Marivaux a pu s’inspirer, pour cette réplique, d’un extrait de La Fête du village de Dancourt :

« M. Naquart : -Autrefois, Mr Blandineau, on se gouvernoit comme autrefois. Vivons à présent comme dans le tems présent, et puisque c’est le bien qui fait vivre, pourquoi ne pas vivre selon son bien ? Ne voudriez-vous supprimer les mouchoirs, parce qu’autrefois on se mouchoit sur la manche ?183 »

Dans l’une ou l’autre de ces œuvres, un personnage souligne les progrès séparant deux époques et donc deux modes de vie. Selon Marivaux, il en est de même pour l’écriture qui doit évoluer conformément à son époque. Marivaux critique donc subtilement

180

MARIVAUX, Le Télémaque travesti, Op.cit, Livre Quatrième p.144.

181 MARIVAUX, « Avant-propos de l’auteur », Le Télémaque travesti, Op.cit, p.48. 182 MARIVAUX, Le Télémaque travesti, Op.cit, Livre Douzième p.308.

183 DANCOURT. Théâtre, Paris, 1760, Tome VII, La fête du village, Acte I, scène 2, p.233, in COULET,

la culture classique dans son récit. Ironiquement, il va même jusqu’à se conformer dans Le

Télémaque travesti à certaines règles scolaires utilisées par les Anciens. Il veut permettre

de remonter du Télémaque à Homère afin de faire découvrir le mécanisme d’utilisation du texte fondateur.

Le travestissement burlesque, comme la parodie, présuppose une grande familiarité avec le texte ou le genre qu’elle vise. Marivaux a donc bien étudié le texte de Fénelon et peut aisément l’attaquer sur certains procédés d’écriture qui relèvent de la méthode des Anciens. Ainsi, dans son propre récit, Marivaux reprend le découpage en Livres. Les

Aventures de Télémaque comporte 18 livres tandis que Le Télémaque travesti n’en contient

que 16 mais l’agencement de l’histoire est le même. Chaque action, conformément à l’œuvre de Fénelon, est découpée tels des fragments homériques. Marivaux utilise également « un langage qui appartenait au langage critique184. » Comme nous l’avons vu pour les portraits de ses héros, il reprend, à un niveau moindre par son intention burlesque, quelques épithètes élogieuses présentes chez Fénelon. Marivaux réutilise aussi des passages de descriptions plutôt longs permettant d’installer un décor, un univers précis ou de décrire des habitudes, des attitudes particulières. Emplies de subjectivité, ces descriptions sont la manifestation de la conformité ironique de Marivaux à certaines règles d’écritures des Anciens dont l’utilisation d’un langage critique. La demeure de Mélicerte est, de ce fait, l’objet d’une description conséquente. De plus, selon Jean-Paul Sermain, Marivaux suit « les consignes pour utiliser les textes anciens185. »

Afin de former le futur écrivain comme les auteurs de l’Antiquité entendaient former les futurs orateurs, Marivaux propose une praelectio ou lecture commentée. Il s’agit de découper le texte selon les types d’énoncés ou les modes d’énonciation en montrant leur progression, leur lien. Ainsi, au livre Quatorzième est clairement exposé le cheminement de l’attitude de Brideron depuis l’œuvre ‘modèle’ Les Aventures de Télémaque à son comportement immédiat :

« A la mort de Medore, Brideron se rapella le trepas du Fils d’Adraste, & il se ressouvient que l’Esclave qui avoit tué ce jeune Prince, lui avoit coupé la tête & non pas le bras, & que cette tête même avoit fait faire de belles réflexions à Télémaque. Pourquoi, dit Brideron, ce Faquin d’Assassin que nous avons puni, n’a-t-il pas tranché la tête de Medore ? mais parguienne, puisque je n’ai que la main, il faut que je la voye encore, je trouverai bien quelque chose à dire dessus.

184 SERMAIN, Jean-Paul. Le singe de Don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique, Chap.

II « La mémoire du roman » p.98-99.

185

Pour cet effet, il court visiter cette main ; & l’épluchant doigt par doigt : Oh main, lui dit-il, il n’y a qu’un moment que tu tenois au bras ; le bras tient à l’épaule,& l’épaule au col, si je ne me trompe ; pourquoi diantre ne tiens-tu plus à rien ?186. »

Nous percevons ici, de manière très ironique, la création du discours de Brideron grâce au souvenir du discours original : « je trouverai bien quelque chose à dire dessus ». Selon Marivaux, la culture classique, en s’inspirant constamment des œuvres des auteurs antiques, ne forme que de mauvaises copies, aussi inefficaces et ridicules que Brideron l’est dans cet extrait. Marivaux souhaite donc, en se conformant aux consignes dictées par les Anciens, mettre en lumière la fausseté, le caractère artificiel d’une telle écriture.

Ainsi, si Marivaux met en pratique certaines consignes délivrées par les Anciens, ce n’est que pour mieux « dessiner le cercle funeste où s’enferme la culture classique, ce cercle de l’école187. » Réutiliser sans cesse les mêmes procédés et les mêmes méthodes sans prendre en compte les évolutions de son temps nuit, selon Marivaux, à la création et empêche toute innovation. Dans cette perspective, Marivaux souligne et ridiculise, dans Le

Télémaque travesti, les contraintes de l’imitation.