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6 La contribution des instrumentistes à la conception

On peut distinguer différents plans de participation des instrumentistes à la conception : d’une part, ils produisent des données gestuelles à analyser (situation purement passive servant à alimenter la compositrice et l’équipe de recherche & développement) ; d’autre part, à l’intérieur de cette situation, ils doivent respecter un impératif de réalisme relativement à la situation de concert visée, c’est-à- dire jouer de la musique comme ils le feraient dans d’autres situations non expérimentales ; enfin, ils participent à la discussion collective sur le dispositif, en verbalisant des réactions et des anticipations, en signalant des problèmes techniques (concernant les capteurs présents sur leurs archets) ou en ex- trapolant à des situations futures leur situation intermédiaire actuelle. Ainsi les différentes situations intermédiaires ont-elles permis aux instrumentistes de proposer et de discuter avec la compositrice, les chercheurs et le réalisateur en informatique musicale, des améliorations de leur interaction avec l’ensemble du dispositif en vue du concert.

(1) Face au problème de la tourne de page (absence de respiration suffisante dans le texte musical pour avoir le temps de tourner la page à moins de s’arrêter de jouer), trois solutions techniques, mu- sicales et/ou graphiques sont proposées. Est évoquée, puis écartée pour des raisons de complexité de mise en œuvre et de coût (réduisant l’éventualité de rejouer la pièce), la possibilité d’afficher la par- tition sur un écran pour remplacer le pupitre et simplifier la tourne (avec un système de changement de page au pied). Une autre solution, graphique cette fois, consiste à modifier la taille de la partition du quatuor en fonction du passage et de vérifier si la tourne se retrouve au bon moment, et si cela ne suffit pas, imprimer chaque instrument séparément en laissant de l’espace pour que les instrumentis- tes puissent annoter de façon appropriée leur partie relativement aux autres parties du quatuor. Une dernière solution consiste à modifier la partition : la compositrice ferait des « extractions » aux en- droits comportant beaucoup de notes, pour faciliter la lecture et la tourne de page à un instant donné. Il s’agit à chaque fois de modifications susceptibles d’influencer la situation intermédiaire suivante puisque les instrumentistes, à ces différentes étapes, ne jouent pas la partition finale, mais une parti- tion en devenir. Aucune de ces modifications n’est cependant apparue suffisamment prioritaire pour être effectuée.

(2) Mis en situation d’interprétation avec électronique lors de certaines séances particulières, les mu- siciens sont conviés par la compositrice à interagir directement avec le dispositif comme ils le feront dans la situation finale visée, même s’ils jouent alors à partir d’esquisses (ou d’une version provisoire de la partition), et si les traitements électroniques sur lesquels ils agissent ne sont pas encore adaptés (la production de l’œuvre n’ayant alors pas commencé, ces traitements ont été effectués au moyen du patch informatique de la précédente pièce de la compositrice, BogenLied). À cette occasion, profitant eux aussi de la situation intermédiaire en se projetant vers les étapes ultérieures de la conception, les instrumentistes demandent à plusieurs reprises à pouvoir disposer de façon autonome du dispositif pendant quelques heures afin de se familiariser avec son fonctionnement et ses limites, en dehors du cadre des séances de travail collectives. Cela n’est pas prévu dans le processus, qui planifie précisé- ment de parvenir à cette situation au moment des répétitions du concert, une fois achevée la partie électronique de l’œuvre. Les instrumentistes font face à un paradoxe : ils ne doivent pas s’habituer au résultat des transformations sonores actuelles (puisqu’elles ne correspondront pas à l’œuvre en

cours d’écriture) mais plutôt s’en abstraire, avant même de s’être approprié les fondamentaux du dis- positif (soit le système technique du capteur posé sur leur archet, le type de paramètres que ce dernier envoie au système informatique, et la variété des traitements qu’ils peuvent contrôler). Ce paradoxe est une conséquence de celui de la conception centrée sur l’activité (voir § 4) lorsque, comme c’est le cas ici, les acteurs des situations intermédiaires sont les mêmes que ceux des situations finales (3) Plus spécifiquement, dans le contexte de (2), le Premier violon a demandé de façon réitérée et ré- gulière un « retour » (une oreillette diffusant les transformations électroacoustiques déclenchées par son jeu), considérant qu’il lui était difficile de différencier son propre son instrumental de la transfor- mation restituée par les haut-parleurs du studio. Les objections de l’équipe technique ont porté d’une part sur le fort risque de réinjection du son traité (sortant du haut-parleur) dans le micro (orienté vers l’instrument) et donc de « feedback », et d’autre part sur le danger d’un déséquilibre durable (par les oreillettes) des habitudes de jeu individuelles et collectives des membres du quatuor. La demande de « retour » peut en fait se comprendre comme symptomatique d’un défaut de conditions de possibilité pour sentir et verbaliser des phénomènes intéressants quant au dispositif et à son contrôle. En ce qu’elle témoigne, là encore, d’une relation à la globalité du processus de conception, on peut l’oppo- ser à l’attitude du Second violon qui, lorsqu’il lui arrivait de verbaliser sa relation au dispositif lors de ces séances, ne le faisait qu’en relation avec l’état courant du dispositif ce jour-là – de sorte qu’en se projetant moins que l’autre violoniste à l’échelle du projet d’ensemble, il y contribuait davantage. En revanche, on peut placer une demande ultérieure du violoncelliste dans la continuité de celle du Premier violon : son souhait d’avoir des informations précises sur la nature de chaque transformation et des capteurs qui les commandent a été pris en compte par la compositrice, qui a spécifié ces infor- mations dans une nouvelle version de sa partition en avril 2008.

À travers ces deux derniers points de discussion entre les instrumentistes et le sous-ensemble de coopération composé de la compositrice et de l’équipe Ircam, comme d’ailleurs à travers les inter- locutions entre la compositrice et l’équipe Ircam, deux types de situations « normales » sont mobili- sées en référence, engageant deux arrière-fonds culturels distincts. Il s’agit d’une part de l’exécution d’œuvres musicales avec partie électronique en temps réel, cas de figure privilégié à l’Ircam depuis le début des années 1980 et instancié dans les outils eux-mêmes, en particulier le logiciel Max/MSP ici utilisé par les chercheurs-développeurs. Il s’agit d’autre part de la musique classique pour quatuor, y compris la musique contemporaine sans électronique – comme le montrent, dans le projet, à la fois les références fréquentes aux modes de jeu instrumentaux ainsi qu’à leurs implications techniques (et plus généralement à la littérature de quatuor), et la présence de la musique classique dans les choix notationnels effectués par la compositrice dans la partition : tous les signes utilisés sont nominaux, aucune convention innovante ou locale de notation n’est employée (contrairement à beaucoup de compositions contemporaines pour quatuor). Cela fait ressortir d’autant mieux certaines perturba- tions notables comme celle du rapport à son propre instrument, celle de l’écoute (et de la vision) mutuelle(s), celle des méthodes de répétition, etc. Elles seront à aborder dans d’autres publications. Enfin, cela pousse le quatuor à verbaliser certaines caractéristiques de leur activité usuelle qu’ils ne retrouvent pas dans ces situations différentes de leurs situations normales.

Quelques-unes de ces verbalisations réflexives en situation deviendront d’ailleurs des éléments pos- sibles de l’objet de conception – y compris, du reste, en dehors de la présence des instrumentistes. Ainsi plusieurs membres du quatuor engagent-ils pendant une séance d’expérimentation un échange avec la compositrice sur leur manière collective de réaliser ce qu’ils nomment, d’un terme qui leur est propre, une « pyramide » : soit une façon de moduler, de façon différenciée pour chaque ins- trument, un effet (par exemple un sforzando ou un vibrato) dont la notation est uniforme pour les quatre instrumentistes au sein de la partition interprétée. La compositrice s’intéresse à cette catégorie indigène, à la fois parce qu’elle met en question sa sémiotique spontanée (si un compositeur note un effet de façon uniforme, n’est-ce pas pour éliminer la possibilité que les interprètes le réalisent de façon non uniforme même si ce n’est, de leur point de vue, qu’un moyen en vue de la même fin ?), et parce qu’elle pourrait constituer un terrain d’expérimentation écologique pour le quatuor augmenté,

à condition d’absorber cette catégorie dans l’écriture musicale et dans le dispositif de captation/ traitement du geste. Cette piste n’aboutira pas dans l’œuvre et le dispositif finalement produits, mais ce sera moins du fait d’un désintérêt des concepteurs que du fait d’une réticence manifestée par les interprètes à l’idée que le choix d’utiliser (ou non) cette technique de réglage interne ne soit plus laissé à leur discrétion.