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La commune et l’apprentissage de la liberté politique

La commune représente pour Tocqueville une forme d’association naturelle qui «paraît sortir directement des mains de Dieu190.» Encore une fois l’action de la Providence se retrouve invoquée, mais ce lien entre la commune et la Providence est probablement opéré par Tocqueville en raison de la réunion naturelle au sein de la commune des principes générateurs de l’état social, l’égalité des conditions, et de l’état politique, la souveraineté du peuple. Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre observée par Tocqueville, «la division des rangs n’existe pas même en souvenir» et «la souveraineté du peuple est donc non seulement un état ancien, mais un état primitif191.» Admiratif des communes, tout particulièrement devant l’existence de la liberté communale qui correspond en tout point à la liberté politique telle que Tocqueville l’entend. Il y voit une puissance qui se développe par elle-même, échappant aux efforts de l’homme, dont le caractère générique et impersonnel lui confère une existence qui rejoint l’universel, l’humanité, en transcendant le particulier192. La liberté communale contribue à la naissance et au développement d’un esprit de liberté, que nous appellerons également les «mœurs libres», indispensable pour se prémunir contre le despotisme et garantir une véritable indépendance : «C’est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation

Démocratie : «J’espère qu’on retrouvera dans ce second ouvrage l’impartialité qu’on a paru remarquer

dans le premier.» DA II, p. 428.

189 Michael HERETH, Alexis de Tocqueville : Threats to Freedom in Democracy, Durham, Duke

University Press, 1986, p. 9 et Pierre BIRNBAUM, Sociologie de Tocqueville, Paris, PUF, 1970, p. 9 à 11.

190 DA I, p. 85. 191 DA I, p. 92.

192 «La liberté communale échappe donc, pour ainsi dire, à l’effort de l’homme. Aussi arrive-t-il rarement

peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de liberté193.» L’objet de ce présent chapitre sera de reconstruire les grandes articulations intellectuelles permettant de rendre intelligible ces «mœurs libres» façonnées par une étroite interaction entre l’usage continu de la liberté politique, ses effets sur la société civile et son rejaillissement sur les individus. La comparaison soulevée entre la commune et l’école primaire mérite d’abord d’être approfondie, car au sein de la commune se produit l’éducation politique du peuple.

Éducation politique obligée au départ, puisque le principe de la représentation n’est point admis dans la commune; le corps des électeurs ne procède pas à l’élection d’un conseil municipal chargé, dans tout ce qui ne relève pas de la simple exécution des lois, de conduire seul, au nom des citoyens, les changements nécessaires au maintien de l’ordre. Les citoyens élisent des select-men, des officiers municipaux, tenus de les consulter avant de se livrer à une entreprise nouvelle : «Je suppose qu’il s’agisse d’établir une école; les select-men convoquent à un certain jour, dans un lieu indiqué d’avance, la totalité des électeurs; là, ils exposent le besoin qui se fait sentir; ils font connaître les moyens d’y satisfaire, l’argent qu’il faut dépenser, le lieu qu’il convient de choisir. L’assemblée, consultée sur tous ces points, adopte le principe, fixe le lieu, vote l’impôt […]194.» Qui plus est, les citoyens ont la possibilité de convoquer les électeurs pour initier tout nouveau projet.

Dans ces conditions, les citoyens expérimentent des attitudes et des comportements essentiels pour l’usage paisible de la liberté politique. Ils se frottent à la délibération commune, s’exercent à l’écoute d’opinions opposées et au respect de celles- ci, ils sont retirés de leurs préoccupations journalières particulières en se livrant aux contacts de leurs concitoyens. Et comme tout projet éducatif, pour que le processus d’apprentissage soit fructueux, la répétition et la pratique continue représentent la clé du succès. C’est la raison pour laquelle les postes assignés aux magistrats municipaux sont nombreux, les charges publiques diversifiées, mais également obligatoires. Tocqueville

193 DA I, p. 85. Nous soulignons. 194 DA I, p. 87.

est ébloui par cet art, développé au sein de la commune, qui consiste à «éparpiller la puissance, afin d’intéresser plus de monde à la chose publique195.»

Ces attitudes et comportements forment le socle des gouvernements libres, mais leur intériorisation par les individus demeure ardue, pénible : «L’habitude de traiter toutes les affaires par discussion et de les conduire toutes, même les plus petites, par le moyen des majorités, cette habitude s’acquiert plus difficilement que toutes les autres. C’est elle seulement qui constitue les gouvernements vraiment libres196.» Mais une fois ces habitudes intériorisées par les individus, une fois ceux-ci acclimatés à leur usage régulier, elles engendrent l’effet le plus bénéfique qui soit pour Tocqueville, c’est-à-dire précisément l’apparition d’un réflexe ou d’un instinct naturel les poussant vers la réalisation d’une entreprise collective commune menée par les individus eux-mêmes plutôt que sous l’égide d’une autorité extérieure : «Qu’un obstacle embarrasse la voie publique, les voisins s’établiront sur-le-champ en corps délibérant; ils nommeront une commission, et remédieront au mal par leur force collective sagement dirigée. […] L’idée d’une autorité préexistante à celle des intéressés n’existe dans la tête de personne […]197.»

10.2 L’usage de la liberté politique et la formation des repères pour guider les