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L E POINT DE VUE TYPOLOGIQUE INTERNE À L ’ ÉGYPTIEN

En copte — le fait est bien connu —, il est courant, dans certaines constructions, que le sujet nominal soit rejeté à droite de la prédication. À la place normale du sujet, se trouve un pronom suffixe coindicé au sujet. Le sujet nominal est introduit par nqi72. L’exemple suivant est représentatif de cette situation :

change in French : From subject clitic to agreement marker », Language 86 (2010), p. 85- 132), qui interprète ce type de construction comme ayant un sujet lexical et un verbe conjugué pourvu d’une marque d’accord préfixale. Voir tout récemment J. Auger & A.-J. Villeneuve, « La double expression des sujets en français saguenéen : étude variationniste », dans W. Remysen & D. Vincent (éd.), Hétérogénéité et homogénéité

dans les pratiques langagières, 2010, p. 67-86.

71 Cf. les observations d’E. Campion (Left dislocation in Montréal French, Phila-

delphie, thèse de doctorat, 1984, p. 219, cité par J. Auger & A.-J. Villeneuve, dans W. Remysen & D. Vincent (éd.), Hétérogénéité et homogénéité, p. 69) sur le parler des adolescents de Villejuif (près de 97% des phrases à sujet nominal sont doublées par un pronom personnel), qui montrent très bien l’intégration de la construction dans un moule grammaticalisé.

72 Voir B. Layton, Coptic Grammar, § 87. Sur ce phénomène de Flexionsisolierung,

voir pour le copte H.J. Polotsky, Grundlagen des koptischen Satzbaus, II, 1990, p. 171 et n. 5, auquel je ne résiste pas d’emprunter une citation trouvée chez Meillet : « Avec elle (i.e. la disparition du passé simple au profit du passé composé) commence pour les verbes une ère nouvelle, c’est un acheminement vers l’état du verbe où il n’y aura plus comme voiles que des auxiliaires faisant manœuvrer une coque qui porte l’idée » !

Ex. 116 Matthieu, I,24

aw-tvoyn de Nqi--ivshw « et Joseph se leva »

Malheureusement, il manque encore des études de détail, prenant en compte la diversité du champ dialectal copte, pour cerner dans quelle mesure cette tournure est préférée à la construction sans indice actanciel (a-prvme svtm)73. Des alternances comme celle présentée dans l’exemple suivant sont assez révélatrices des problèmes discutés ici ; alors que la version sahidique s’en tient à la suite S – V, la version bohaïrique a opté pour une construction avec doublement du sujet par clitique pronominal :

Ex. 117 Jean, III,8

pePNa niwe epma eTWoyaéw (S) piPNa Wnifi evma eteànaw (B) « le vent souffle à l’endroit qu’il veut »

En bohaïrique, on trouve également une construction de type a-SN awsvtm, sans effet de thématisation, évidemment très proche du phéno- mène étudié ici74 :

Ex. 118 Gen., 19,13

a poy;rvoy awqisi mpemuo mfnoy< « leur voix s’est élevée contre Dieu »

En bohaïrique ancien, on trouve une opposition entre trois types de constructions dans la conjugaison bipartite : a) SN – Préd, b) SN – Spron – Préd, c) Spron – Préd – nèe SN :

Ex. 119 Jean, XIV,11 (cité par Grossman, p. 114, ex. 27) paivt n;ht

« Mon père est en moi »

Ex. 120 Zeph, III,17 (cité par Grossman, p. 114, ex. 29) pqs f< wenàh<

« Le Seigneur Dieu est avec toi »

Ex. 121 Jean, XIV,10 (cité par Grossman, p. 114, ex. 28) wen;ht nèepaivt

73 À cela, il faut encore ajouter les constructions p-rvme (de) awsvtm et a-prvme

awsvtm, la première ayant normalement un effet énonciatif de topicalisation (E. Gross- man, communication orale).

74 On ajoutera ici la contribution de N. Bosson (« Remarques sur la ‘structure (à)a- ...

(à)aw-’ », LingAeg 14 (2006), p. 281-300) à propos des constructions avec antéposition du sujet en mésokémique. D’après l’auteur, suivant en cela A. Shisha-Halevy (« A Definite Sahidic Coptic Grammar », Orientalia 71 (2002), p. 453), les variantes obser- vées dans les constructions seraient toujours à mettre en relation avec des effets énon- ciatifs relevant peu ou prou de la topicalisation.

« Mon père est en moi »

La construction c) semble correspondre à certains types de discours précis (serments, éloges, imprécations), où elle a un effet énonciatif mar- qué (topicalisation par cataphore). La différence entre les deux pre- mières constructions semble plus mince. D’un point de vue statistique, il faut noter que la première construction — la plus simple donc — est assez rare, ce qui pourrait porter témoignage en faveur du processus qui est au cœur de cette étude75.

Enfin, il faut encore signaler en copte les cas d’anticipation du régime nominal d’une préposition par un pronom suffixe ; cette construction est notamment requise pour les prépositions qui ne connaissent pas d’état prénominal ; le pronom suffixe s’accorde généralement avec le substan- tif qui suit, mais peut dans certains cas resté invariable (-w)76 :

Ex. 122 Shénouté, III,96,21 (cité par Layton, § 87) àaros ntpe

« sous les cieux »

En égyptien pré-copte, on a vu que le recours à des indices actanciels était attesté. Les exemples restent toutefois peu nombreux. D’un point de vue interne à l’égyptien, la tournure n’est toutefois pas isolée. Il est en effet possible de la mettre en relation avec d’autres constructions qui présentent des traits similaires, sinon analogues.

Par exemple, les marqueurs de clôture de discours in.f ou xr.f exclu- ent normalement tout sujet nominal77. Si nécessaire, l’égyptien recourt à la même stratégie que celle qui est étudiée ici, en introduisant le groupe nominal par la préposition m ; on notera au passage que le groupe nomi- nal est toujours animé, humain et défini :

Ex. 123 pAbbott, 6,14 (= KRI VI, 478,12)

in.f n.w m pAy HAty-a n niw.t

« ainsi leur dit le prince de la Ville »

75 Sur ce paragraphe, voir E. Grossman, Structural Studies, p. 113-114, qui

note : « The rarity of article phrases in the theme slot of the bipartite conjugation, taken together with the prevalence of such extrapositional constructions, may be indicative of a functional devaluation of extraposition, involving a topic-to-theme grammaticalization chain ». Le parcours qui mène de la topicalisation à l’émergence d’indices actanciels subjectaux avait déjà été suggéré par T. Givón, dans Ch. Li (éd.), Subject and Topic, 1976.

76 Pour le sahidique, voir B. Layton, Coptic Grammar, § 87 ; pour le bohaïrique, voir

A. Mallon, Grammaire copte, 3e éd., 1926, § 54.

77 Sur ce dernier, voir J. Winand, « Des on-dit aux oracles. La clôture de discours xr.f

en néo-égyptien », dans S. Aufrère, N. Bosson, A Boud’hors & E. Grossman (éd.), Fs.

Ex. 124 oQurna 633, 5 (= Burkard, GM 169, p. 8)

xr.f minA m nb-imn Hr Dd n tA is.t

« voilà ce que déclare Nébamon en s’adressant à l’équipe »

De même, en égyptien classique, l’inaccompli général en proposition autonome prend d’ordinaire la forme iw SN sDm.f et non iw sDm SN. Le sujet nominal est donc antéposé au verbe et repris par un pronom per- sonnel :

Ex. 125 Naufragé, 17-18

iw r(A) n z nHm.f sw

« la bouche de l’homme le sauve »

Cette construction correspondait peut-être originellement à une intention de thématisation ; elle permettait aussi d’épouser le canevas de la propo- sition adverbiale, apte à exprimer des activités proches de la situation. En égyptien classique, toutefois, la construction s’est complètement grammaticalisée et l’effet initial de thématisation n’est plus ressenti, comme tend à le montrer l’exemple suivant combinant inaccompli géné- ral et thématisation par prolepse au moyen de ir :

Ex. 126 CT VII, 365g-h (version moyenne)

ir z nb nty im, iw.f mAA.f wsir ra nb

« quant à tout homme qui est là, il voit Osiris chaque jour »

Par ailleurs, en néo-égyptien, les constructions où le sujet nominal est rare abondent. En fait, elles semblent former une très forte majorité. Outre les constructions exprimant la possession, déjà étudiées (ns-sw SN et wn m-di.f SN), il convient de rappeler ici que le néo-égyptien possède avec les constructions continuatives (séquentiel iw.f Hr sDm et conjonctif

mtw.f sDm) des paradigmes où, par la force des choses, les sujets

nominaux sont denrées rares, puisque ces tournures ont une fonction d’élaboration sur un thème déjà donné. Dans la base de données Ramses développée à l’Université de Liège78, sur 2453 séquentiels enregistrés, 2130 ont un sujet pronominal, soit près de 87 % ; et sur un total de 1202 conjonctifs, 1040 ont un sujet pronominal, soit 86,5 %. Des chiffres similaires se retrouvent pour les constructions emphatiques, dont le rôle thématique du groupe prédicatif est bien connu : sur 278 constructions encodées dans Ramses, 246 ont un sujet pronominal, soit près de 89 %.

Il faut sans doute aussi verser au dossier le cas des propositions relatives introduites par nty. En effet, lorsque le référent de l’antécédent joue le rôle de sujet dans la proposition relative — un cas particu-

78 Voir J. Winand, S. Rosmorduc & St. Polis, dans P. Kousoulis (éd.), Proceedings of

lièrement fréquent —, le sujet est exprimé de manière nulle au positif du présent I (pA rmT nty im « l’homme qui est là »)79. Dans les autres cas, le sujet est présent sous la forme d’un pronom personnel :

pA rmT nty bn sw im « l’homme qui n’est pas là »

pA rmT nty iw.f r sDm « l’homme qui entendra »80

pA rmT nty bwpw.f sDm « l’homme qui n’a pas entendu », etc.

Bien sûr, la réapparition du pronom personnel sujet n’est nullement conditionnée par le phénomène discuté ici. Néanmoins, en Égyptien II (néo-égyptien, démotique, copte), le pronom personnel a pu être réinter- prété comme un doublement du sujet nominal, contribuant ainsi à renforcer la voie vers l’émergence de véritables indices actanciels. En néo-égyptien tardif (TPI), il n’est pas rare de trouver à la 3e personne du présent I la construction nty-iw.f quelle que soit la fonction du référent de l’antécédent à l’intérieur de la proposition relative81 :

Ex. 127 Nésikhonsou, pCGC 58032, 110-111

m pA xpr pA nty-iw.f nfr n.s pAy

« étant donné que c’est ce qui est bon pour elle »

Ex. 128 pBM EA 10321, vo 5-6 (= Edwards, Oracular Amuletic Decrees of

the Late New Kingdom, HPBM IV, p. 29; pl. XIA/XI)

iw bn iw.i di.t.f m-Xnw nA nty-iw.w mwt

« et je ne le mettrai pas parmi ceux qui sont morts »

Un phénomène analogue est observable dans le cas des propositions circonstancielles introduites par iw développant un syntagme nominal indéfini (wa rmT iw.f Hr sDm), lesquelles sont en distribution complé- mentaire avec les propositions relatives introduites par nty après un antécédent défini82.

79 Sur ce type de zéro, voir J. Winand, « Zeros in Egyptian. Can Nothing Mean

Something ? », LingAeg 17 (2009), p. 319-339.

80 On notera cet exemple rarissime xr ir sr nb nty sw r stkn ib pn n nb.f (Kanais I,

69,10), au lieu de xr ir sr nb nty Ø r stkn ib pn n nb.f, plus normalement attendu.

81 Voir J. Winand, Études de néo-égyptien, § 666-673. On notera également la

construction copte tesàime etsàmoos mnoyàai au lieu de tesàime etàmoos mnoyàai normalement attendue (cf. la note précédente), qui tendrait à montrer que et- s’est complètement dépouillé de son statut de pronom relatif pour devenir un simple convertisseur syntaxique, un processus déjà à l’œuvre en néo-égyptien ; cf. A. Shisha- Halevy, « Juncture Features in Shenoutean Sahidic : Linkage and Delimination », dans M. Immerzeel & J. van der Vliet (éd.), Coptic studies on the threshold of a new

millennium (OLA 133), 2004, p. 170. Je remercie E. Grossman pour avoir attiré mon

attention sur ce phénomène.

82 En copte, la distribution est largement grammaticalisée, voir B. Layton, Coptic

Grammar, § 403. En néo-égyptien, la répartition est déjà soumise en grande partie aux

mêmes critères, mais des cas particuliers existent, qui méritent encore une étude approfondie.

La situation du copte pourrait donc s’expliquer comme étant le résultat de forces diverses s’exerçant dans la même direction. On relè- vera ici,

– d’une manière très générale, le renversement typologique majeur intervenu en Égyptien II par rapport aux phases plus anciennes de la langue : aux constructions V – S se substituent désormais des constructions (Aux –) S – V83 ; cette tendance lourde est également observable dans les syntagmes nominaux, où l’ancien paradigme Subst. + marque de genre et de nombre cède la place à Article + Subst. invariable ;

– les constructions favorisant pragmatiquement (séquentiel, conjonc- tif, emphatique) ou, sous certaines conditions, syntaxiquement (relative en nty, circonstancielle en iw en fonction relative) un sujet pronominal ;

les constructions avec rejet en périphérie du sujet nominal (in.f/xr.f

m SN, expression de la possession) ;

– la perte progressive de l’effet rhétorique de la thématisation dans certaines constructions avec dislocation à gauche du groupe nominal sujet (déjà visible dans la construction iw SN sDm.f de l’égyptien classique).

Un dernier élément que l’on pourrait verser au dossier est la présence d’un pronom personnel en position d’objet pour annoncer cataphori- quement une complétive. À nouveau, il semble bien que l’on soit en présence d’une volonté de marquage actanciel de l’objet à l’intérieur du noyau verbal84 :

Ex. 129 Ani, pLouvre E 30144,1,1 (= Quack, Lehre des Ani, 142)

m ir aq m aSA.t iw gm.k sy iw Ts.sn r aHA m qnqn

« n’entre pas dans un groupe dont tu as découvert qu’ils s’étaient rassemblés pour se battre violemment »

83 La notation Aux – S – V est un raccourci ; elle n’implique nullement un

renversement par rapport à l’ancienne construction V – S. Il serait plus correct de noter VTAM – S – VLEX, c’est-à-dire un élément verbal en tête de syntagme reprenant les

indications de temps, aspect et mode, et un élément, après le sujet, porteur de l’infor- mation lexicale.

84 Comme me le rappelle E. Grossman, ce genre de tournure est obligatoire en copte

avec les verbes déclaratifs, et se rencontre aussi avec d’autres catégories sémantiques de verbes.

Ex. 130 Inscr. Taharqa à Karnak, c. 4 (= Vernus, Inscriptions de la TPI, l. 8-9)

di.k gm.i sy Dd p(A) di.k aq.f [ ]

« tu as fait en sorte que je constate que celui que tu as fait entrer [ ] » 85

Enfin, en dehors de l’égyptien d’Égypte, si l’on peut ainsi s’exprimer, le marquage indiciel des actants a été repéré en napatéen, ce dialecte égyptien, sans doute largement artificiel, utilisé pour certaines inscrip- tions entre le VIe et le IVe s. avant notre ère. Dans les exemples sui- vants86, on notera le doublement par clitique, de manière quasi systéma- tique, du sujet, de l’objet et de l’objet indirect :

Ex. 131 Inscr. Nastasen, 45 et suiv. (= Peust, Das Napatanische, 40)

di.i-w-n.k Imn npj.t (...) TAy Hm.t dmD 110

« je te donne, Amon de Napata, des hommes et des femmes pour un total de 110 »

Ex. 132 Inscr. de Ari, 8 (= Peust, Das Napatanische, 43)

di-n.s-f-i pA.s s(S)n aA nfr

« elle m’a offert sa grande et belle fleur de lotus » Ex. 133 Inscr. Nastasen, 17 (= Peust, Das Napatanische, 36)

Dd.i-n.f imn npj.t tA md.t

« j’ai parlé à Amon de l’affaire »

Ex. 134 Inscr. Harsiotef, 105 (= Peust, Das Napatanische, 30)

iw.f pA wr xAs.wt

« Le chef des pays étrangers est venu »

Ex. 135 Inscr. Harsiotef, 113 (= Peust, Das Napatanische, 31)

ir.f hAb-n.i imn npj.t

« Amon de Napata m’a envoyé un message »

Ex. 136 Inscr. Harsiotef, 109-110 (= Peust, Das Napatanische, 30)

pA wr rm.f

« le prince se mit à pleurer »

85 Voir P. Vernus, « Inscriptions de la Troisième Période Intermédiaire », BIFAO 75

(1975), p. 29 et n. ag.

86 Sur le napatéen de manière générale, voir C. Peust (Das Napatanische, 1999), qui

donne aussi l’édition des trois textes de base (Stèle d’Harsiotef, Stèle de Nastasen et Stèle d’Ari), avec translitération et traduction. Sur le phénomène discuté ici, voir C. Peust, Das

Napatanische, p. 325-327, qui établit une analogie avec la construction in.f/xr.f, ainsi

qu’avec certaines constructions coptes. Sur les formes, parfois surprenantes, prises par les pronoms personnels, voir C. Peust, Das Napatanische, p. 262-263.

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