• Aucun résultat trouvé

De l’utilité de la distinction du clos et de l’ouvert dans la théorie des systèmes.

Système clos Système ouvert.

4. Mise à l’épreuve de la première définition du système ouvert.

4.2 De l’utilité de la distinction du clos et de l’ouvert dans la théorie des systèmes.

Il semble bien que l’application du terme de « système ouvert » au système même de Deleuze pose certains problèmes. Mais qu’en est-il de la légitimité de l’application de la distinction « ouvert/clos » à l’histoire de la philosophie ? Il est vrai que jusqu’à présent, nous n’avons parlé de la distinction que pour elle-même, c'est-à-dire de la façon dont elle se définissait et de la façon dont elle avait été constituée. Il nous faut impérativement savoir à présent si effectivement le terme de « système clos » peut s’appliquer aux systèmes de la philosophie, antérieurs à celle de Deleuze. Nous ferons deux remarques.

Tout d’abord, il est clair et nous l’avons déjà dit que le terme « système clos » est une construction a posteriori. Aucun philosophe n’a jamais dit au cours de l’histoire : « je suis en train de construire un système fermé » ; et pour cause. Il semble bien que ce soit là une distinction militante qui cherche avant tout à rendre légitime un dépassement par tous les moyens possibles et même au prix peut-être de quelques inexactitudes. Prenons par exemple un système comme celui de Spinoza dont Deleuze a beaucoup parlé et dont il a tant admiré la mise en immanence. Il reste que le système spinoziste est un système qui appartient à la période dite dogmatique de la métaphysique et qu’il en ait les caractéristiques. Il est très intéressant pour nous ici car il se présente sous une forme géométrique, c'est-à-dire sous une forme propositionnelle ayant pour modèle l’axiomatique d’Euclide. Peut-on dire qu’il s’agit là d’un système fermé ? C’est certes un système qui admet un principe premier et absolu : le principe premier de l’Éthique1 est la

définition de Dieu. Ce principe a une forme parfaite parce qu’il est causa sui. En effet, un tel principe est une clôture du possible. C’est une première cause et l’on ne peut remonter au-delà. Mais si le système admet une origine, peut-on dire pour autant qu’il est fermé ? A regarder un tel système, c’est une idée qui paraît tout à fait incongrue dans la mesure où la ramification des propositions à partir d’une telle origine ne connaît pas de limite sauf celle peut-être la mortalité de la vie de son auteur. Pour reprendre la fameuse métaphore de Diderot1, on peut dire que les

systèmes classiques de la métaphysique sont comme des pyramides. Ils ont un sommet et une base large : la ramification de leurs propositions font qu’ils ont une prise au sol très grande. On pourrait d’ailleurs imaginer une pyramide tellement grande que sa base coïnciderait avec la réalité toute entière, il n’y a aucun obstacle à une telle pensée. Ainsi, il semble inexact de parler de système fermé, car nous le voyons, un système dit clos est toujours inéluctablement fermé d’un côté mais ouvert de l’autre. Un système peut-être tout au plus être dit semi-fermé ou semi- ouvert, tout dépend du point de vue.

Mais pourquoi Deleuze parle-t-il effectivement de « systèmes clos », alors que la réfutation telle que nous venons de la faire semble très facile ? À notre avis, pour comprendre la distinction, il faut la dissocier de la question de la forme même du système et en rester seulement aux décisions de pensée qui sous-tendent une telle idée. En effet, nous l’avons montré dans le premier point de cette partie, il existe des incohérences logiques entre les deux plans de la définition du système ouvert, c'est-à-dire entre la définition du tout comme ouvert et les principes de la construction d’un système ouvert tel que Deleuze les donne. Mais si nous voulons

1Denis DIDEROT, Pensées sur l’interprétation de la nature, in Œuvres philosophiques, Pléiade, Gallimard, Paris 2010. Pensées IV et art VI, pp. 287-289.

aller plus loin dans la compréhension du système ouvert, nous devons laisser derrière nous les principes de la construction pour n’examiner seulement que le principe fondamental. N’essayons pas de comprendre l’ouverture comme système ayant une structure ouverte mais comme ouverture de la notion de totalité seulement.

Nous en venons à la deuxième remarque. Si aujourd’hui la distinction « système ouvert » « système clos » tend à devenir habituelle, cela fausse la relation première que nous devrions avoir avec elle : un étonnement profond. Pourquoi cela ? Parce que ce que nous voudrions soutenir ici, c’est que la distinction de Deleuze est en réalité une inversion. Il nous faut revenir à la distinction de deux types de philosophies ou plutôt du basculement historique entre deux ères de la philosophie : la période classique de la métaphysique dite dogmatique et la modernité. La période de la modernité est la période initiée par Kant et si l’on nous accorde de parler d’une période philosophique en termes extrêmement généraux, nous pouvons dire qu’elle se caractérise par une chose : la perte de l’absolu. En effet, comme chacun sait, le geste kantien est la démonstration de l’inconnaissabilité de la chose en soi. Tandis que le hégélianisme et plus généralement, l’idéalisme spéculatif et ses héritages successifs, tentent de combler la brèche ouverte par Kant et de donner une voie de sortie à l’absolu, les autres voies philosophiques entérinent cet acquis. Toutes les philosophies de la modernité sont donc postkantiennes -qu’elles se situent dans son héritage direct ou non- et sont des philosophies qui ont acté le geste de Kant. De plus, si Kant gardait la possibilité d’une pensabilité de l’en soi, certaines l’ont rejetée pour conclure à la stricte facticité des formes de la connaissance. Nous nous sommes accordée ce balayage très rapide de l’histoire de la philosophie, survol qui peut

certes paraître cavalier, dans le but de montrer une chose : l’idée la plus forte de la modernité, contre laquelle les philosophies doivent justifier leur système, c’est qu’une fois le geste kantien acté, les philosophies sont nécessairement des philosophies de la finitude, c'est-à-dire des philosophies qui ont admis que le dehors de la pensée était inaccessible et qui sont donc en deuil de l’absolu. Qu’est- ce à dire ? Cela signifie que si les systèmes de la métaphysique dogmatique étaient ouverts sur l’absolu, sur le dehors de la pensée, les philosophies postkantiennes (nous entendons par là les philosophies postérieures à la philosophie de Kant en général) se sont vues fermer cette voie. Il n’y a plus d’ouverture vers le dehors puisque la pensée n’a désormais plus accès qu’à sa relation au monde. Ainsi, il est très clair qu’après Kant la philosophie se voit fermer son horizon, là où la philosophie antique ou la métaphysique dogmatique étaient ouvertes sur l’absolu. C’est une idée communément admise à cette époque et qui va caractériser tout le travail de la philosophie. À présent, nous voyons bien que la distinction de Deleuze ne s’explique pas seulement par son appartenance au courant fertile de l’époque qui accable la métaphysique de tous les maux. Cette distinction est surtout, nous semble-t-il, une inversion qui veut faire oublier la fermeture de l’horizon sur l’absolu, et qui est peut-être aussi l’expression d’un deuil de ce dehors perdu.

5. Qu’est-ce qu’un système ouvert ? Reformulation de la