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PARTIE 1. À LA RENCONTRE DES USAGERS RÉCRÉATIFS DE NATURE :

II- 2 L’usage récréatif de nature, un bien culturel

Dans le rapport à la nature, certains facteurs comme la proximité avec un lieu de nature et l’usage socioprofessionnel ou récréatif possible des ressources naturelles figurent parmi les facteurs premiers d’influence des comportements (Dobré, Granet et Lewis, 2005). Ainsi, les distances entre les lieux de récréation, tels que les espaces boisés, et les zones urbaines, influenceraient les principales variations d’usages : « globalement, les pratiques des parcs suburbains sont donc plus tournées vers le ressourcement et l’activité sportive, quand les pratiques en forêt domaniale de seconde couronne sont plus en prise avec le milieu forestier à proprement parler » (Papillon et Dodier, 2012, p. 5). Néanmoins, ils ne sont pas sources d’égalité ou d’équité entre tous.

Déjà dans les années 1970, F.H. Buttel et R.E. Dunlap expliquaient la sensibilisation environnementale par des variables sociologiques (Vaillancourt, Bertrand et Benoît, 1999). R.E. Dunlap retient des variables sociopolitiques telles que l’âge, l’idéologie politique et le lieu de résidence ; F.H. Buttel privilégie des variables socioéconomiques i.e. revenu, statut et occupation. Par contre, ils sont tous deux d’accord, même s’ils l’expliquent différemment, sur la variable niveau de scolarité. Alors que de récentes recherches montrent que, face à la montée du consensus, l’écologisme finit par être de moins en moins corrélé aux caractéristiques sociodémographiques, le niveau d’étude reste tout de même une variable discriminante (Bozonnet, 2012). Ainsi, I. Petrosillo et son équipe (2007), dans leur étude sur les aires marines protégées (AMP), constatent qu’il y a une corrélation significative entre la conscience d’être dans une AMP et le niveau d’étude. Les différentes questions posées (préservation, éducation à l’environnement, contraintes de l’AMP, impacts du tourisme, changement des pratiques…) s’expliquent par cette conscience d’être dans une zone protégée mais, étant donné la corrélation, c’est en fait le niveau d’études qui est la variable explicative première. La variable éducation peut être explicitée par la « mobilisation cognitive »48 dont font preuve les individus les plus scolarisés, mais cette socialisation secondaire plus longue est aussi l’occasion d’une sensibilisation voire d’un engagement dans diverses luttes portées par le mouvement étudiant. Ces luttes, par la suite, peuvent se révéler être un terreau à toute sorte d’engagement dont les luttes environnementalistes (Bozonnet, 2012). Au-delà du niveau d’étude, c’est le capital culturel au sens de P. Bourdieu que nous pouvons interroger pour comprendre l’appropriation des enjeux environnementaux.

Arrivant bien après le niveau d’étude, mais également influente, la deuxième variable corrélée à la « sensibilité écologique » est le revenu familial : les ménages les plus aisés se déclarent les plus environnementalistes. Plus précisément, par rapport aux catégories socioprofessionnelles, ce sont les professions du tertiaire qui seraient les plus sensibles (Bozonnet, 2012). En outre, au sein de la classe moyenne, les individus des professions

48 La mobilisation cognitive est « définie comme l’élargissement de la conscience personnelle et la

capacité des individus à recevoir et à interpréter les messages relatifs à une communauté politique lointaine (Inglehart, 1970) » (Bozonnet, 2012, p. 153).

du domaine de l’enseignement, de la santé et de la culture, à la recherche d’« une gratification d’expression personnelle intrinsèque au travail » sont plus enclins à l’écologie politique que ceux des finances, de l’immobilier et de la vente (Bozonnet, 2012 ; Cotgrove et Duff, 1980). Au vu des résultats de ces enquêtes, une lecture bourdieusienne amenant à croiser capital économique et capital culturel paraît pertinente pour comprendre le rapport à la nature car, la corrélation entre écologisation et variables socioéconomiques semble toujours d’actualité.

Ainsi, B. Kalaora (1993, 1998), dans ses premières enquêtes49

, montre la ségrégation qui se joue dans le rapport à la nature. Face au succès grandissant que connaît la promenade en forêt, il stipule que contrairement au discours spontané, la forêt n’est pas l’antidote de la ville, i.e. un objet de consommation propre à répondre au besoin de nature des citadins. Il défend la thèse que la forêt, à l’image du musée, reflète la société de classe en relevant d’une pratique culturelle :

La consommation de la forêt ne relève pas d’une économie individuelle des besoins mais d’un réseau de contraintes sociales et culturelles ou entrent en jeu des représentations différenciées selon les groupes, le rang social, le statut, le mode d’appropriation de la culture. Ces représentations vont susciter certaines attitudes et modeler les pratiques à l’égard de la forêt. (Kalaora, 1993, p. 12). À partir de l’enquête menée à Fontainebleau, il propose une typologie des attitudes et des comportements des usages et usagers :

Attitude cultivée de l’élite sociale qui développe des stratégies de distinction pour se réserver l’accès à la nature en mettant à l’écart, spatialement et symboliquement les « vulgaires ». La forêt est définie par son esthétisme, elle est vue comme un paysage artistique. La fréquentation de la forêt nécessite donc la mobilisation de compétences artistiques de la part des promeneurs pour qui elles deviennent des normes de consommation.

49 Dans ses premiers travaux, dans les années 1970, B. Kalaora propose une grille d’analyse

bourdieusienne pour expliquer le rapport à la nature. En effet, il conçoit la promenade en forêt comme une pratique culturelle répondant aux mêmes logiques sociales que la visite d’un musée (1978). Plus tard, dans les années 1990, B. Kalaora revient sur cette analyse qu’il juge réductrice. Il tend alors à proposer une analyse du rapport à la nature de plus en plus individualisante pour comprendre « la nécessité vitale » exprimée par la recherche effrénée du naturel (1993, 1998).

Attitude des couches moyennes pour qui la fréquentation de la forêt est le signe de leur ascension sociale. La forêt se révèle alors l’espace public pour afficher ses biens acquis symbolisant modernité et confort matériel.

Attitude des couches populaires, peu présentes, elles rejettent la forêt car elle leur semble peu adaptée à leurs valeurs et pratiques.

Les représentations et usages de la forêt diffèrent donc selon des variables socioculturelles et économiques. Si, contrairement à B. Kalaora (1993), J-C. Chamboredon (1985) voyait déjà la nature comme un lieu réparateur par rapport à la vie urbaine, il conçoit, comme B. Kalaora dans ses premiers travaux, les espaces de nature comme des lieux d’opposition et de stratification sociale. L’usage de nature est une pratique culturelle ; en ce sens, « ‘’naturaliser’’ l’espace rural c'est aussi le ‘’culturaliser’’, en faire un objet culturel relevant d’une perception intellectuelle et esthétique » (Chamboredon, 1985, p. 149-150).

G. Massena-Gourc (1994) définit aussi la nature comme un bien culturel. En effet, elle explique que si tous les usagers des espaces naturels ont un rapport urbain à la nature, entendu différent d’un rapport productif ou agricole à la campagne, le rapport à la nature n’en est pas moins différent. En effet, si diverses activités de loisirs engendrent différents rapports à la nature, on peut être porté à penser que ces pratiques de nature sont socialement différenciées. Plus encore, une même activité peut aussi engendrer différents rapports à la nature. La nature se consomme comme un bien culturel. Ainsi, dans les espaces naturels, les usages sont diversifiés ; par exemple, « la présence de la mer, loin d’uniformiser les usages, les multiplie et les différencie. » (Massena-Gourc, 1994, p. 294). L’auteur identifie quatre types d’activités : simple moment de détente et premiers contacts touristiques ; activités centrées sur les repas pris en commun ; sportives ; et d’accompagnement ou minoritaires comme la photographie ou la cueillette. Un premier niveau de distinction se fait selon l’équipement nécessaire à la réalisation de l’activité (emprise objective et degré de naturalisation) et selon l’ancienneté de l’activité. L’auteur propose alors une articulation des pratiques selon les usagers (combinaisons de pratiques). Elle en conclut que ces activités traduisent des rapports particuliers à la nature et sont à l’origine de la définition, à partir des fonctions esthétique et de dépaysement, de « bons et mauvais usages » dans les espaces de nature.

Ainsi, G. Massena-Gourc (1994) explique que la fréquentation des espaces naturels est discriminante (d’une part, par rapport à ceux qui ne pratiquent pas et d’autre part, parmi ceux qui pratiquent) :

Les loisirs de nature, pratique culturelle parmi d’autres, doivent être appréhendés comme des pratiques symboliques socialement régulées. […] Les usages du milieu naturel sont articulés à des systèmes de déterminations sociales plus générales qui forment les schèmes de pensée, les catégories de perception et de sensibilité. (Massena-Gourc, 1994, p. 296).

L’auteur décline d’ailleurs les activités de nature selon les catégories socioprofessionnelles des usagers et définit des profils de pratiquants « mettant en jeu des systèmes de référence communs et donc des modes d'appropriation proches ou éloignés selon les cas » (ibid., p. 295). Si cette grille de lecture en termes de disparités des usages de la nature a été depuis contestée par des analyses plus individualisantes (Corneloup, 2011 ; Kalaora, 1998), considérant nos matériaux, nous faisons le choix de nous y référer pour comprendre les dynamiques d’appropriation des enjeux environnementaux en nous ralliant à une sociologie plus critique.

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