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II. La technique du dripping calligraphique

1. L’outil se dissocie du support (premier point singulier)

Comment la calligraphie latine contemporaine peut-elle passer de ce « trait juste », qui semble s’être établi et maintenu comme son mode privilégié de création du signe calligra- phié, à des formes telles que les lignes de peinture acrylique coulées sur la toile que l’on rencontre dans certains « dripping calligraphiques » depuis peu, et dont nous pensons qu’elles ne sont pas un simple changement de technique mais un questionnement du mode de tracé même, jusqu’à une réinvention de la manière de créer une forme calligraphique ? Jusque-là, le trait calligraphique était défini par la facture directe réalisée avec l’outil en contact avec la surface. C’est un tracé, l’action d’étendre un medium sur un support, où l’« extension » du medium a aussi pour condition indispensable le mouvement de la main. Il faut, pour en arriver au dripping calligraphique, que ces conditions du mode d’apparition de la forme calligraphique se formulent comme une question, c’est-à-dire que la définition de ce qu’est un « tracé calligraphique » ne soit soudain plus implicite, qu’elle n’aille plus de soi. Car la calligraphie latine n’ajoute pas subitement au tracé historique, retrouvé dans l’histoire de l’écriture occidentale et réapproprié depuis plus d’un siècle, un mode aussi différent sans qu’une nécessité concernant la création du trait ne vienne s’imposer à elle sous la forme d’une problématique. Si nous cherchons à comprendre comment la calligra- phie latine peut connaître de telles mutations, il va nous falloir maintenant en passer par un « pourquoi » : Pourquoi, tout à coup, tracer ne semble-t-il plus suffire ? 

Le point décisif est, nous semble-t-il, et cela est corroboré par les propos de Pollock lui- même, l’absence de contact direct ou indirect entre la main […] et la toile […] » (Van Eynde 1995, 289). « Alors, vous ne savez pas ce qui a motivé la technique du dripping ? », demande Barbara Rose à la femme de Jackson Pollock en 1980. « Pour moi, c’était le fait de peindre dans l’air et de savoir où cela allait atterrir. C’est vraiment très mystérieux. Même les peintres de sable indiens20 travaillaient dans le sable, pas en l’air (Rose 1982, n.p.). À partir de 2005 ou 2006, le calligraphe italien Massimo Polello commence à utiliser dans

ses œuvres sur toile une technique qui consiste à calligraphier à l’aide d’un medium assez épais qui s’écoule d’un outil, déplacé au-dessus d’un support posé au sol. Nous reprendrons

20  Peu avant elle explique que Pollock a été influencé par une technique amérindienne de tracés réalisés dans le sable (Rose 1982, n.p.).

ses termes et l’appellerons « dripping calligraphique », « écriture drippée » ou simplement dripping. Le premier point de singularité que l’on décèle dans le dripping calligraphique est précisément le fait que, pour la première fois semble-t-il dans l’histoire de la calligra- phie latine, l’outil se détache complètement du support, pendant toute la durée du tracé. La calligraphie latine contemporaine emprunte une technique à l’histoire de la peinture moderne, mais elle se l’approprie aussi : les tracés calligraphiques « drippés » ne ressem- blent pas aux toiles de Pollock ou à celles des peintres de l’Action Painting. Il nous faut donc commencer par analyser les caractéristiques de ces drippings calligraphiques avant d’espérer pouvoir mieux comprendre en quoi ce point singulier induit des transformations dans la discipline calligraphique.

i. La ligne continue contre la grille alphabétique

Un premier aspect que l’on note, dans les usages du dripping, est son association avec d’autres modes de tracé et des types de composition particuliers. Cet accord produit de forts contrastes graphiques et structurels.

Ce premier cas de contrastes est visible dans les drippings de Massimo Polello, où la ligne se superpose aux blocs ou aux pavés de texte. Le dripping est employé sur des compositions calligraphiques, c’est-à-dire que le filet de peinture est coulé par dessus des compositions incorporant un premier travail du « fond » de la toile, puis une série de pavés comportant de nombreuses lignes de texte. Dans sa recherche sur les textes de Leonardo, qui a donné lieu à une publication (Traité de la peinture, 2008, Éditions Alternatives) et à une série de toiles (De Natura, 2008 ; Le lettere sono simboli, 2007 ; La pittura è una poesia che si vede e non si sente, 2008 ; La pittura è inimitabile, 2008), le calligraphe italien combine la ligne drippée continue à la lettre calligraphiée ou imprimée, isolée de ses voisines. [fig. 42, p. xvii] Dans Le lettere sono simboli, il dispose une inscription d’une laque bleu vif sur

une composition géométrique faite de plusieurs blocs aux différents gris typographiques partiellement superposés. Le dripping traverse la composition dans la hauteur, il est tracé dans un sens différent des autres textes (rotation de 90° vers la gauche). De par sa taille, son style et sa couleur, il contraste avec les très petits caractères employés dans les pavés de texte qui apparaissent, eux, comme une multitude de petites formes rassemblées en lignes et en colonnes. Les quatre toiles mentionnées ci-dessus comportent toutes une ou deux lignes de dripping recouvrant les textes. Ces derniers sont réalisés par superpositions

légèrement décalées de pavés de textes typographiques. La facture des lettres, légèrement floues, fait penser à une impression par transfert. Les blocs typographiques évoquent des pages de texte superposées et illisibles. L’effet qui en résulte ne suggère pas une manipula- tion de la lettre mais de la ligne de texte typographique.

Le principe de composition qui sous-tend l’organisation spatiale des signes de l’al- phabet latin – leur composition en mots puis en phrases – est basé sur la structure de la grille. Cette caractéristique est plus particulièrement évidente dans le cas des textes grecs antiques disposés en stoïchedon21 dont est issue la composition de la ligne alphabétique latine, mais les manuscrits occidentaux calligraphiés la reflètent eux aussi. « What one sees here is […] a grid. No stroke stands in dramatic or tense relationship to its neighbor. No eloquent space is created. No diversity is evident. All is unity, equality, mechanical regula- rity » écrit Neuenschwander à propos d’un manuscrit anglais du xiie siècle (Neuenschwander 2000, 15). Les pages manuscrites médiévales, dont la calligraphie contemporaine tire en bonne partie sa technique et qu’elle s’est appliquée à reproduire au début du xxe siècle, présentent une composition graphique modulaire où chaque signe est séparé de son voisin, visuellement ou dans le geste de tracé, et rigoureusement inscrit entre les parallèles d’une portée. Le calibrage géométrique des formes participe lui-même à inscrire les lettres dans un quadrillage modulaire, puisque la hauteur de corps est calculée proportionnellement à la largeur du bec de la plume. La grille occidentale est aussi particulièrement évidente dans la technique de l’imprimerie, qui implique cette fois de sélectionner et de disposer chaque caractère, un à un, pour former une ligne puis un bloc en les rassemblant. Mais c’est aussi pour cette raison que l’alphabet latin a trouvé, avec la technique de l’impression en carac- tères mobiles, la mise en forme qui s’adapte parfaitement à sa nature, et qui lui aura même permis de renouveler l’invention graphique du visible alphabétique (les blancs nécessitant au même titre que les lettres d’être matérialisés par un morceau de plomb). L’alphabet arabe, et bien plus encore l’idéogramme, ont été complexes à adapter à la division en caractères mobiles de l’imprimerie, contrairement aux lettres de l’alphabet latin. Ils l’ont été pour des raisons différentes toutefois : les systèmes idéogrammatiques à cause du très grand nombre de signes qu’ils comportent et de leurs combinaisons, l’alphabet arabe de par sa morpho- logie qui inclut de nombreuses ligatures (rendant aussi de nos jours la reconnaissance des caractères par les logiciels difficile) et une forme différente selon la place de la lettre dans le mot (initiale, médiane, finale). Les recherches expérimentales des scribes occidentaux, puis des artistes modernes utilisant l’écriture, ont donc porté sur cette structure géométrique, 21  Où les lettres, non cursives et nettement distinctes les unes des autres, sont alignées à la fois horizontalement et verticalement.

qui a donné lieu à des inventions graphiques (et ce avant l’imprimerie). Les pages-tapis des manuscrits médiévaux irlandais en sont un des meilleurs exemples. Les calligraphes contemporains ont emprunté à l’histoire de la composition alphabétique la silhouette du pavé de texte calligraphié ou imprimé, autant que le damier rigide mais modulable de la composition en stoïchedon. La recherche contemporaine les exploite pour leurs différents effets graphiques (variations des valeurs de gris, des motifs géométriques, apparition et disparition des images de mots suivant les espacements, etc.). Le dripping participe d’une autre logique de composition. Les œuvres de calligraphie qui l’emploient ne s’attachent d’ailleurs pas à la problématique graphique de la grille alphabétique  ; les principes de composition dont elles explorent les qualités expressives sont autres.

L’agencement alphabétique des blocs de textes n’a donc rien de commun avec la chute des lignes « drippées » qui traversent la toile, à bord perdu de part et d’autre, comme si elles avaient rencontré au hasard de leur passage la calligraphie posée au sol et poursuivi leur trajet sans s’en soucier. Le bloc de texte traditionnel compose sa silhouette par assemblage, mais le dripping est un bloc immédiat. Ainsi, une forme calligraphique réalisée en dripping résiste particulièrement à la « grille » occidentale : elle ne peut en suivre les principes parce qu’elle ne peut pas y entrer, contestant par avance toute addition successive d’éléments et toute disposition calibrée.

C’est de par sa technique que la ligne du dripping est incompatible avec un mode de tracé qui additionnerait les signes en les calibrant. En se réappropriant la technique du dripping, la calligraphie latine contemporaine lui impose quelques critères. La main calligraphique s’approprie le mouvement des filets d’acrylique, dont la dispersion n’est pas confiée uniquement au déplacement de l’écoulement de la matière à partir de sa source. La dispersion directe à partir du pot de peinture (par exemple) est remplacée par un instrument plus fin (un ébauchoir de modelage en bois, un pinceau, un tube de plastique, etc.), pouvant être tenu entre les doigts et dont l’extrémité est visible. Ainsi le calligraphe contrôle le mouvement des filets d’acrylique : l’effet de leur atterrissage sur la surface, l’ampleur de leur élan, le rapport entre le poids, la viscosité de la matière et le type de trait anticipé. Le mouvement que nécessite le dripping fait intervenir le poignet plus que les doigts, contrairement au tracé où l’outil est en contact avec la surface. Si le dripping nécessite un mouvement plus large du poignet, c’est à cause de la technique elle-même, précisément de la combinaison entre l’outil, le medium et le mode de tracé/de réalisation du trait. Pour qu’il y ait dripping, il faut qu’un espace soit ménagé entre la source d’écoule-

ment du medium et le support. Par ailleurs, le medium doit avoir une texture spécifique22,

permettant l’écoulement en filet régulier. (L’encre, la gouache ou l’acrylique ne sont pas assez « agglomérantes » ; dans tous les cas on obtient soit une tache parce que le medium s’écoule d’un seul coup, soit une série de gouttelettes parce qu’il s’écoule trop lentement et par saccades.) En empruntant une technique à l’histoire de la peinture moderne, la calli- graphie latine étend également la gamme de ses matériaux. Ainsi, non seulement la disper- sion du medium intervient directement sur la forme (comme c’est le cas avec d’autres outils modernes, par exemple le cola-pen, le tire-ligne ou la pipette de laboratoire23), mais elle

appelle une adaptation du geste. Au début du tracé, alors que l’outil est chargé de peinture, le medium coule rapidement et abondamment ; la phase suivante est plus régulière, puis, lorsque la réserve de peinture s’épuise, le filet s’écoule plus lentement. Le calligraphe doit donc adapter la vitesse de ses mouvements afin d’obtenir un tracé « régulier » (sans quoi il obtiendra des taches dans les attaques et des traits interrompus à la fin). Par conséquent, le tracé doit prendre en compte à la fois la texture du medium et le fait que l’outil n’entre pas en contact avec la surface, c’est-à-dire le facteur de dispersion du medium entre l’outil et le support. La calligraphie emprunte une technique à la peinture moderne, ce qui veut dire que la main calligraphique adapte ses mouvements, afin d’obtenir un trait « calligra- phique » à l’aide des propriétés du nouveau medium.

ii. Ligne-unique contre lettre-élément

Dans les toiles de Massimo Polello utilisant le dripping, les styles calligraphiques tradition- nels ne sont pas toujours agencés en blocs de textes. La ligne continue est aussi très souvent associée à des formes majuscules isolées, Capitale Romaine le plus souvent, parfois Rustica. La majuscule accentue le caractère unitaire de la lettre de l’alphabet latin, puisqu’elle se compose sans liaison ni ligature, et que sa morphologie particulièrement géométrique laisse deviner la fragmentation de l’inscription en traits successifs. Mais ces majuscules qui contrastent déjà par leur forme avec la ligne du dripping sont aussi rarement agencées pour former des mots ou des directions rectilignes mais disséminées sur la toile. [fig. 43-44, p. xvii-xviii] Cette fois, la « grille alphabétique » n’est pas recouverte mais éclatée (les petits tas de majuscules) ou brisée (les mots qui ne suivent jamais une portée droite). Les lettres

22  La peinture utilisée est la laque acrylique (à base d’eau) ou laque émail (« enamel paint »), qui peut être diluée au besoin pour atteindre la consistance adéquate.

23  Les outils traditionnels et modernes de la calligraphie latine sont présentés dans les premières pages de la section des annexes : [fig. 30-41, p. xiii-xvi]

sont éparpillées et tracées selon toutes les orientations possibles, ou encore rassemblées en petites grappes à une extrémité de la toile, superposées autour d’une boucle de dripping. Les capitales sont utilisées comme des formes graphiques à composer librement pour animer la surface. Par conséquent, la mise en relation visuelle avec la ligne unique accentue leur caractère d’éléments alphabétiques, c’est-à-dire de petites unités avant tout distinctes et bien délimitées, qui ne produisent un motif compact ou linéaire qu’à condition de les combiner entre elles en les accumulant ou les additionnant.

Ces séries de calligraphies mixtes intensifient certains caractères de la Capitale Romaine  : son équilibre géométrique subtil, sa construction délicate, la finesse de ses déliés. La technique, les gestes de construction sont mis en avant par le mélange avec le dripping, rendus sensibles même à l’œil qui découvre pour la première fois cette transpo- sition au pinceau de la lettre lapidaire monumentale. On retrouve le principe mixte qui caractérise ces toiles dans un des ateliers de calligraphie dispensés par Massimo Polello, intitulé « Ordre et chaos : Monumentalis Capitalis et dripping ». La dualité que le titre pourrait laisser entendre n’est en fait qu’un point de départ dont l’opposition apparente est prétexte à explorer, à travers les deux formes et leurs modes de tracés respectifs, les temporalités propres à chacune ainsi que les notions de construction et de déconstruc- tion. La forme de la Capitale Romaine laisse imaginer une technique de tracé complexe et minutieuse, tandis que la ligne coulée du dripping semble avoir été simplement « déposée » sans plus d’intervention que le déplacement du bras. La composition, en revanche, quand elle privilégie l’éparpillement ou la superposition « improvisés » pour les petits éléments, leur associe un alignement plus traditionnel des filets d’acrylique, comme celui des lignes d’un texte. Par leur composition visuelle, les séries en dripping calligraphique de Massimo Polello proposent donc un rapport dialectique entre deux modes d’apparition de la forme graphique selon sa construction.

Cette comparaison avec les Capitales Romaine ou Rustique, employées comme expression visuelle d’une certaine rigueur dans l’agencement et le tracé de la forme calli- graphique, est également rendue sensible par la facture des deux types de traits qui s’y combinent. La ligne coulée sur la toile se distingue de la lettre isolée par la présence épiso- dique de « cassures » dans les traits les plus longs, qu’ils soient rectilignes ou arrondis. Lorsqu’elles sont répétées sur une courte distance, le trait est même tremblant. Cet aspect du trait drippé est le fait de variations de tension durant le cours du tracé. Selon les lois de la calligraphie latine traditionnelle, un tel trait serait considéré comme une erreur ; l’absence de tension suffisante et constante serait imputée à un manque de contrôle de l’outil ou du geste, à un accident imprévu, à une lacune technique. Pourtant, il ne s’agit nullement

de pertes de contrôle du geste, mais bien de la qualité du trait de dripping lui-même, et du fait que l’outil ne soit plus en contact avec la surface. Entre le moment où le filet de peinture quitte l’outil et celui où il touche le support, la matière est sujette à de nombreuses variations qui se répercutent de différentes manières et donnent sa facture au trait. Cette distance qui sépare l’outil de la surface est elle-même la cause de variations dans la facture et la tension de la ligne. Plus la main s’éloigne du support, plus le trajet de la matière est long : la zone de projection s’en trouve donc amplifiée d’autant, ainsi que les possibilités de changement d’épaisseur du trait durant le trajet de la peinture. La distance entre l’outil et la surface, ce paramètre technique induit par le dripping, la calligraphie latine s’en sert pour explorer les variations expressives de la ligne continue. Si le bras lui-même se déplace (et non le poignet), l’outil reste en position verticale, bien perpendiculaire au support, et le filet s’écoule alors régulièrement, lui aussi à la verticale. C’est dans ce cas que les lacis de peinture présentent le moins de tension et le plus d’irrégularités, car ils sont issus presque uniquement de l’écrasement de la matière sur la surface et de l’amenuisement progressif de la réserve de peinture agglomérée autour de l’outil. Mais cela n’est pas toujours le cas, car la main calligraphique développe une gestualité à partir de cette nouvelle physiologie du tracé. Le geste prend alors source dans le mouvement du poignet (plutôt que des doigts ou du bras) et le filet de peinture est projeté en même temps qu’il s’écoule. L’outil réagit aux impulsions du poignet, son orientation varie rapidement. Ce tracé « en coup de fouet » qui sollicite l’élasticité de la matière, la capacité moléculaire de l’acrylique à se détendre sans se rompre, projette sur la toile des filets plus minces et plus tendus (ce que l’on ne trouve pas, par exemple, dans les œuvres typiques de l’Action Painting). La technique du dripping implique également un changement radical dans la posture du calligraphe. Le support doit être en position horizontale. Il peut demeurer sur une table, c’est-à-dire dans une position similaire au tracé « traditionnel », dans le cas où la distance entre l’outil et la surface est réduite. Mais le plus souvent, le support sera posé à même le sol et le bras sera mobile, libéré de tout contact, car l’artiste travaille debout, penché au-dessus de la surface.

Bien qu’il soit issu d’un filet de matière continu, le trait du dripping n’est pas mono- linéaire. Il comporte de nombreuses variations d’épaisseur et de « poids » graphique. On