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L’ ORDINATEUR , LA MONDIALISATION ET LA CRÉATION DE L ’ INCONGRUITÉ

CHAPITRE 4 : LA CRITIQUE DU DYSFONCTIONNEMENT ÉCONOMICO-SOCIAL

4.2 L’ ORDINATEUR , LA MONDIALISATION ET LA CRÉATION DE L ’ INCONGRUITÉ

L’humour selon Schopenhauer consiste en la dissimulation du sérieux derrière

l’enjouement. Selon Simedoh, en référence à Schopenhauer, « l’humour vise avant tout notre moi et acquiert dès lors un caractère subjectif. Il repose sur une disposition subjective mais sérieuse et élevée qui entre cependant en conflit avec un monde de nature différente. Ce monde, l’humour ne peut l’éviter, pas plus qu’il ne peut se sacrifier lui-même. Il est entre-deux, c’est-à-dire entre le sérieux et le non-sérieux […] Derrière la plaisanterie manifestée, se cache la gravité la plus profonde qui perce à travers le rire » (Simédoh, 2012 : 16-17). Il s’agit d’une disposition subjective dans la mesure où l’humour est d’abord dirigé contre soi (Poizat, 2002 : 85), et c’est

184 dans ce sens qu’il sert d’arme thérapeutique derrière laquelle l’humoriste cache sa vulnérabilité face à un monde épris d’injustices et de souffrances ; aussi l’humour devient-il une stratégie de remise en question des perceptions.

Nous voyons par exemple Isookanga s’approprier les images et les informations produites sur Internet pour concevoir sa propre technologie dans le but de rendre son produit compétitif par rapport à la marque internationale suisse Nestlé. Ce processus qui est qualifié par Ashcroft d’interpolation (Post-Colonial Transformation, 2001; 47), consiste à rendre local ce qui est global. La mondialisation, loin d’homogénéiser les cultures comme la tendance semble l’indiquer, tend plutôt à fondre le global dans le local par l’imaginaire. Rappelons que Zhang Xia se retrouve à Kinshasa suite à l’impact de la crise financière sur les affaires de M. Liu Kaï – qui obligea ce dernier à quitter Lubumbashi (Katanga) pour se rendre à Kinshasa. Ayant chargé Zhang Xia de faire une course pour lui, M. Liu Kaï, qui avait fait signer à Zhang Xia un document dont celui-ci ignorait le contenu, prit son vol vers la Chine, laissant Zhang Xia sans argent et sans endroit où dormir. C’est au Grand marché que celui-ci rencontre Isookanga, un sans-abri comme lui venu à Kinshasa pour « mondialiser ». C’est dans ce cadre qu’ils se lient d’une amitié qui va déboucher sur un partenariat. Accompagné de Zhang Xia, Isookanga a apporté son ordinateur, après avoir persuadé son nouvel ami de devenir son associé pour faire preuve de compétences en affaires :

Isookanga sortit l’ordinateur de son sac et prit place dans le fauteuil de Vieux Tshitshi. Il souleva le couvercle de l’appareil, poussa un bouton. Il cliqua sur des fenêtres, des onglets, et trouva enfin ce qu’il cherchait.

– Regarde.

185 Sur l’écran défilaient des publicités de différentes marques d’eaux minérales. Isookanga demanda :

- Que vois-tu de commun à toutes ces eaux ?

- C’est de l’eau, répondit Zhang Xia.

- Il y a mieux que ça ! La plupart de ces marques appartiennent à une, et une seule, multinationale. Quelle différence il y a entre elles ?

- La teneur en sels minéraux ?

- Peut-être, répondit Isookanga. Mais ça, personne n’en est sûr. La différence essentielle c’est le goût. Zhang Xia ne disait rien.

- J’ai quelque chose pour toi. Isookanga posa le portable par terre et sortit du sac une bouteille en plastique de marque Fanta, contenant un liquide brun foncé comme du Coca-Cola

- Avec ça, tu vas devenir riche et pouvoir rentrer en Chine ». (Bofane, 2014 : 91)

Non seulement l’ordinateur est pour Isookanga un outil indispensable pour jouer au Raging Trade, mais il est aussi le moyen par lequel le jeune homme parvient à trouver des solutions aux problèmes qui se posent dans son milieu immédiat, compte tenu des informations qui s’y

trouvent. Dans l’exemple ci-dessus, Isookanga se sert des images publicitaires trouvées sur le net pour établir la différence entre les marques d’eau appartenant à Nestlé. Cette différence, selon le protagoniste, ne réside pas dans la composition du produit, mais plutôt dans le goût. En effet,

186 selon Isookanga, l’étiquette contenant les valeurs nutritives du contenu ne constitue pas une preuve irréfutable attestant de la qualité du produit. La remise en question des faits au sujet des composantes ouvre la voie à Isookanga pour s’imaginer la conception d’un produit similaire, à la composition douteuse dont il n’a pas à établir les preuves.

Les marques d’eau vues produisent en lui un mouvement imaginaire qui l’emmène à organiser la mise sur pied de son propre produit. L’ordinateur devient dans ce cas un lieu où le personnage acquiert des connaissances, et développe à son tour les habiletés nécessaires à

l’entreprenariat. Contrairement au désir de l’émigration vers l’Europe déclenché par la télévision chez les jeunes de Niodior, Internet a créé chez Isookanga le désir de se lancer dans le monde des affaires. Ce dernier a trouvé dans les publicités un moyen de s’extirper de sa condition d’homme de tradition en se rendant en ville. Dans son imaginaire, Isookanga se voit accéder au statut de mondialiste sans avoir l’intention d’émigrer, mais en se servant des publicités comme inspiration. Les analyses complétées, Isookanga devra, pour ce faire, se distinguer aussi de ces marques en adoptant un goût particulier par rapport à celles-ci pour s’assurer d’être compétitif.

Cette distinction ne l’épargne pas des préjugés que peuvent avoir des clients par rapport à son produit. En effet, bien que son produit soit unique, il devra surmonter un défi de taille caractérisé par les perceptions dues à l’endroit où il habite, c’est-à-dire en Afrique :

– Jette un coup d’œil. – Et des graphiques apparurent. – Regarde ici. J’ai cherché les dépenses par ménage et par pays en détergents, déodorants, brosses à dents, raclettes, balais. J’ai aussi étudié les budgets consacrés aux shampoings, antiseptiques, produits phytosanitaires et gants en caoutchouc dans le monde. Sais-tu que le nombre de serpillières achetées en Autriche, en une année, pourrait recouvrir deux fois la surface de

l’Allemagne ? Je te pose la question : parmi ces pays, lesquels figurent le plus souvent en

187 tête des classements au niveau propreté ? Zhang Xia consulta l’écran. […] Il plongea une main dans sa poche et en retira un morceau de papier plié comme un colis de diamantaire.

Il le déplia et en sortit un petit autocollant de couleur rouge vif, doté d’une croix blanche au milieu. Il le montra à Zhang Xia – La fédération helvétique ! Et dis-moi ce que les gens ont le plus à craindre au Congo ? Les microbes ! Statistiquement, et dans l’inconscient collectif, la Suisse est number one en matière de propreté dans le monde. Aussitôt, le Pygmée colla le petit emblème sur le sachet au goût particulier. – Et voilà le travail ! En voyant ce signe rouge et blanc, les gens vont se précipiter parce qu’ils seront persuadés que c’est l’eau la plus propre, puis qu’elle est fabriquée en Suisse. (Bofane, 2014 : 93-94)

Après avoir réalisé une étude de marché, Isookanga a déterminé que l’étiquette

déterminera la valeur marchande de son eau. Ainsi, en étiquetant son eau de l’emblème suisse, il veut donner l’impression que l’eau vendue par lui et son ami Zhan Xia ne comporte pas de risque de contagion de bactéries, étant donné sa source. Isookanga, entrepreneur averti, joue sur les perceptions, et cela se produit à deux niveaux : au niveau du produit, celui-ci sera perçu comme venant d’ailleurs, particulièrement de la Suisse, et donc comme étant une véritable eau de source propre. Il va appeler son produit Eau Pire Suisse. Ironiquement le nom donné à cette eau confère au produit une connotation négative contraire à la perception sur laquelle Isookanga et son associé semblent miser pour le vendre. Le dénominatif « pire » contredit l’idée d’une eau propre symbolisée par le drapeau suisse. Il y a une analogie entre l’ironie déployée dans le contexte de l’Eau Pire Suisse et Isookanga le villageois devenu mondialiste. Au niveau de l’homme, ce dernier est congolais et pygmée, perçu pour ce fait comme naïf et abruti. Isookanga est conscient de cette perception que les autres ont de lui et accuse le Vieux Lomama d’y

contribuer lorsque celui-ci le ramène souvent à leur passé commun pour le faire réfléchir :

188 Pourquoi, encore et toujours, ressasser les habitudes du passé? C’est à cause de gens

comme Vieux Lomama que nous, les Ekonda, sommes discrédités dans le pays. Que partout nous sommes appelés Pygmées depuis toujours. Les Français ne parlent-ils pas de

“pygmée idéologique” pour désigner un individu manquant singulièrement de vision?

(Bofane, 2014 : 20)

Cependant, des connaissances acquises sur l’ordinateur lui ont permis d’atteindre un niveau de culture qu’il n’aurait acquis autrement. Ce statut social n’est donc pas un handicap puisqu’Isookanga, par sa créativité, semble éblouir son associé Zhang Xia à qui il apprend beaucoup de choses.

Un démuni, Isookanga, est intelligent et pas aussi naïf qu’il ne paraît. Classé comme spécimen humain en voie de disparition pour reprendre l’expression de Bofane, il a plus à apprendre à Zhang Xia dans le domaine des affaires. La courbe de la naïveté est renversée. Le dysfonctionnement social fait l’objet de la narration produit par la réalité de la mondialisation à travers une esthétique de dérision. Il s’agit d’une subversion. Isookanga va se servir de

l’emblème suisse pour tromper une clientèle avec un produit d’origine falsifiée, contredisant forcément le caractère du nom dont il est le reflet. Ici, c’est la remise en cause du référentiel ISO44, et de tout ce que celui-ci représente en tant que marque de certification liée à la conformité aux exigences établies, auxquelles les multinationales échappent.

Isookanga est au cœur de la mondialisation par son maniement habile de l’ordinateur et aussi par l’accaparement des annonces publicitaires à ses avantages. Aussi le mot pygmée est-il ironique,

44 Organisation internationale à but non lucratif ayant développé et publié plus de 22955 normes internationales qui définissent « des exigences, des spécifications, des lignes directrices ou des caractéristiques à utiliser

systématiquement pour assurer l’aptitude à l’emploi des matériaux, produits, processus et services » https://www.iso.org/fr/standards.html Consulté le 25 janvier 2020.

189 dans le sens où la pensée de l’auteur figure « masquée derrière le langage réduit au rang de simple moyen » (Poizat, 2002 : 64). La contradiction apparente entre cet homme capable de maîtriser l’ordinateur et le signe pygmée demeure tout en étant dissimulée.

Selon Morier, « l’ironiste est toujours, à quelque titre, un idéaliste. Il souffre de l’erreur, il voudrait corriger ce qui déforme la vérité; il contient en puissance un juste ou un satirique.

C’est pourquoi l’ironie a ce caractère généralement sévère et flagellant, le ton emporté, cassant, ou faussement enjoué » (556). Pour résoudre ou remettre les choses à leur place, l’ironiste use de la moquerie – quand ce qui est dit ne représente pas la réalité comme dans l’exemple d’Iso et l’Eau Pire Suisse. Il subvertit la marque, et en le faisant au Congo, il s’approprie l’image et renverse le phénomène en usant d’une des caractéristiques de la mondialisation par le drapeau suisse considéré comme symbole de la qualité. Car, la libre circulation des marchandises dont jouissent les multinationales en fait aussi des cibles du piratage. Ayant facilité l’accès des corporations aux débouchés externes, la mondialisation a permis de démasquer la vulnérabilité en son sein. On s’attend donc à un produit venant de Suisse, mais qui ne l’est pas en réalité. Cela constitue de l’incongruité et une démonstration ironique du phénomène de la mondialisation par l’auteur qui a le plaisir de se moquer de ses acteurs, l’ironie obéissant à ce que Schaerer

considère comme un masque qui a besoin d’être ôté (Simédoh, 2012 : 29).

Pour Schaerer, dont la pensée est reprise par Simédoh, l’ironie socratique table sur la dissimulation et constitue à cet effet un masque derrière lequel réside la réalité. Selon Simédoh,

« [l]’eirôn, en grec, se présente comme inférieur à ce qu’il est réellement. Il minimise les titres de gloire qu’il possède. C’est un mystificateur, un flatteur qui joue sur la tromperie. C’est la figure de Socrate qui se fait passer pour un ignorant pour mieux confondre ses adversaires.

190 Attitude interrogatrice, l’ironie se trouve au cœur de la maïeutique45 et cherche à faire coïncider la conscience intellectuelle et morale » (Simédoh, 2012 : 29).

Le personnage pygmée de Bofane donne à lire une image d’infériorité qui ne répond pas à la réalité. Dans les deux exemples relevés ci-dessus sur les interactions entre Isookanga avec Zhang Xia, le premier semble trouver du plaisir à poser des questions à son partenaire sur des choses auxquelles Iso a déjà des réponses. Zhang Xia est toujours celui qui ne fournit pas de réponses exactes aux questions qui lui sont posées. Isookanga trouve bon de berner son futur associé en lui faisant croire que le goût issu de sa technologie fera de lui forcément un homme riche, qui n’aura plus à galérer dans les rues et pourra au contraire retourner en Chine auprès de sa famille. Mais Isookanga n’a aucune certitude sur les bénéfices résultant de cette eau au goût particulier.

L’idée de chercher à produire une eau de source pure sans avoir à aller puiser ladite eau d’une source quelconque procède de la tromperie. Isookanga est convaincu au fond de lui que la multinationale use aussi de leurres dans ses pratiques commerciales, d’où le doute émis sur la composition chimique de son eau. Cette technologie du nom de E26 dont la lettre E semble renvoyer à son origine pygmée – Ekonda - est le mélange de la première lettre de son clan et de son âge. L’élaboration de la solution provient de l’imaginaire du protagoniste et repose sur le sentiment qui découlerait tant de la consommation de cette eau que du goût en tant que tel :

Pour mettre au point l’édulcorant E26, Isookanga avait mélangé dans une vieille boîte de lait en poudre Nido, stérilisée au préalable, un peu d’eau et un gros morceau de bowayo46. […] L’anguille électrique avait mijoté à feu modéré pendant plus d’une heure. Isookanga

45 Elle représente l’art de faire “accoucher” les verités utilisé par Socrate.

46 Anguille électrique dans une langue locale.

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