Annick Le Guérer
Les ethnologues du siècle dernier ont décrit les façons de saluer de certaines ethnies comme les « Esquimaux » qui privilégient l’odorat. Ils se frottent le nez pour faire connaissance. Aujourd’hui encore les Yakoutes de Sibérie orientale ont coutume de se renifler le visage lorsqu’ils se rencontrent. La coutume arabe qui veut que l’on souffle au visage de l’interlocuteur — ignorer l’haleine de l’autre apparaissant comme une insulte — relève du même principe290.
Le mode de vie, l’alimentation, l’activité, l’hygiène, l’âge, le sexe, agissent sur le corps et ses émanations. Celles-‐ci, variant d’une culture ou d’un groupe humain à l’autre, offrent des points de repère aux individus. Leur intrusion, en raison des liens privilégiés que le système olfactif entretient avec la zone du cerveau impliquée dans les émotions, provoque une réaction spontanée,
instinctuelle, qui sera positive ou négative, acceptation ou rejet. D’emblée, la sensation olfactive se présente comme un moyen de discrimination entre l’agréable et le désagréable, le connu et l’inconnu. Elle identifie l’interlocuteur de façon immédiate et l’appréciation qualitative qu’elle suscite peut être le support ou le prétexte d’une reconnaissance ou d’un refus.
Le langage familier rend compte des aversions et répulsions en termes olfactifs. Ne dit-‐on pas : « avoir quelqu’un dans le nez », « ne pas pouvoir “sentir”, “blairer”, “piffer” quelqu’un » ; d’une personne dont la vanité irrite : qu’elle est « puante » ? Sentir l’atmosphère de quelqu’un est la perception la plus intime que nous puissions avoir d’autrui. « l’odeur d’un corps, c’est ce corps lui-‐même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d’un seul coup, comme sa substance la plus secrète et, pour tout dire, sa nature. L’odeur en moi c’est la fusion du corps de l’autre à mon corps. Mais c’est ce corps désincarné, vaporisé, resté, certes, tout entier lui-‐même, mais devenu esprit volatil’ », écrit Jean-‐Paul Sartre (1963 : 221).
De nombreux travaux ont mis en évidence l’importance des repères olfactifs dans le comportement maternel et dans les relations existant entre le bébé et sa mère. Il est maintenant établi que l’odorat intervient de façon essentielle dans la première des relations humaines. Les mères reconnaissent l’odeur corporelle de leur enfant dès la sixième heure postnatale. De son côté, celui-‐ci est capable d’identifier l’odeur du sein et du cou de sa mère deux jours après sa naissance. Les informations olfacto-‐gustatives recueillies par le foetus au contact du liquide amniotique pourraient faciliter par la suite cette reconnaissance précoce que l’on rencontre aussi chez la plupart des autres mammifères.
290 LARGEY G. P et WATSON D. R (1972 : 1027). Cf. aussi R. WINTER R. (1978 : 50).
L’attachement olfactif qui constitue « l’un des claviers sur lequel le bébé
fait ses gammes au contact sécurisant du corps maternel »291 expliquerait
plusieurs de ses comportements. Essentielles au développement affectif et cognitif du nourrisson, les « bonnes » odeurs maternelles ont un pouvoir apaisant mais une odeur répulsive, émanant du cou ou du sein de la mère, provoquent refus du sein, pleurs, régurgitations répétées du lait.
Ce rôle d’identification que tient l’odeur dans la relation mère/enfant est assuré également dans celle de l’individu et du groupe, qu’il s’agisse de sociétés animales ou humaines. Chez les abeilles, par exemple, les odeurs biologiques émanant de glandes réparties sur tout le corps et, en particulier, sur l’abdomen, permettent la reconnaissance des congénères et le refoulement des étrangères. Les observations d’Henri Piéron sur les fourmis confirment l’intervention de l’odeur dans les relations pacifiques ou hostiles. Si l’on plonge une fourmi dans un broyat d’individus d’une autre espèce, ses congénères ne la reconnaissent plus et l’attaquent. À l’inverse, si l’on enduit une fourmi étrangère de l’odeur de l’espèce, elle est considérée comme lui appartenant. Lorsqu’une fourmi sent une ennemie, elle entre en fureur et mord le sol. Mais, lorsqu’elle est amputée de ses antennes, elle devient anosmique et agresse indifféremment congénères et
étrangères292.
Au-‐delà de sa fonction identificatrice, l’odeur peut même déterminer certains comportements sociaux. Le docteur Auguste Galopin allait jusqu’à faire des émanations socioprofessionnelles un élément essentiel du choix du conjoint : « […] Les mariages d’ouvriers se font le plus souvent entre deux personnes de la même profession. Il y a là une cause majeure, le parfum de la femme
s’harmonisant avec celui de l’homme ; le coiffeur aime les parfumeuses et le calicot recherche les employées du Louvre. Les égoutiers, tanneurs, crémiers, bouchers, charcutiers, fondeurs de suif, etc. Se marient souvent avec les jeunes filles de leurs confrères. Les bonnes, les servantes, épousent des domestiques ou des gens d’écurie qui sentent le cheval et le purin. La Marseillaise respire avec volupté son mari qui sent l’ail et l’oignon ; les ouvriers en phosphore épousent presque toujours des ouvrières de la même profession qu’eux. On nous dira peut-‐être : cela tient au contact journalier de ces industriels ; cela est possible, mais cela tient aussi à autre chose : au parfum de ces femmes qui plaît à leurs compagnons de travail et qui fait fuir les amoureux étrangers. Tout le monde n’adore pas l’odeur du phosphore, de
291
292 Cf. CHAUVIN R., (1973 : 113-‐114), PIERON H., (1904 : 483-‐490). Voir
aussi sur les
mécanismes olfactifs chez les abeilles et d’une façon plus générale chez les insectes : Linster C., Masson C., (1996 : 94-‐114). GASCUEL J., DEVAUD J. M., QUENET
l’oignon, de l’ail et de la toile écrue ! »293
Ainsi les « affinités électives » se ramèneraient-‐elles à des affinités olfactives...294
L’odeur et le refus de l’autre
La même odeur, qui marque l’appartenance d’un individu à un groupe dont elle favorise la cohésion, signale cet individu comme étranger à d’autres groupes et dresse entre eux et lui une barrière. Elle devient, alors, l’instrument, la justification ou simplement le signe d’un rejet racial, social, voire moral.
Le rapprochement entre les races se heurte, écrivait en 1912 le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel, à une intolérance de l’olfaction. Déjà, dans la Gaule du VIe siècle, le préfet Sidoine Apollinaire se plaignait amèrement des odeurs d’ail et de beurre rance des envahisseurs burgondes. Et durant la guerre de 1914, toute une littérature s’était développée sur la prétendue fétidité des Allemands. Le docteur Bérillon, expliquait, par exemple, l’odeur particulièrement fétide de leurs pieds de la façon suivante : l’urine des Allemands est beaucoup plus toxique que celle des Français. Ne pouvant éliminer normalement tous les éléments uriques, en raison de leur fonction rénale surmenée par leur boulimie, les Allemands éliminent le surplus par la
région plantaire. On peut donc dire qu’ils urinent par les pieds »295.
Obstacles dressés entre les « races » et les peuples, les odeurs le sont également entre les catégories sociales. Les exhalaisons dues à la pratique de certaines professions ont parfois été la cause d’une mise à l’écart. Ainsi en a-‐t-‐ il été, en particulier, dans l’ancienne France des corps de métier voués à des tâches malodorantes. Mais la condamnation peut s’étendre à toute la classe populaire. Rejoignant la critique de Kant, Georg Simmel qualifie l’odorat de sens « désagrégeant ou antisocial par excellence » et affirme que la solidarité sociale ne résiste pas aux effluves du travailleur : « Il est certain que, si l’intérêt social l’exige, beaucoup de gens appartenant aux classes supérieures seront capables de faire des sacrifices considérables de leur confort personnel et de renoncer à beaucoup de privilèges en faveur des déshérités... Mais on s’imposerait mille fois
plus volontiers toutes les privations et tous les sacrifices de ce genre qu’un contact direct avec le peuple qui répand la “sueur sacrée du travail”. La question sociale n’est pas seulement une question morale, c’est aussi une
question d’odorat »296.
Si les répugnances de l’odorat étayent les cloisonnements, elles s’assortissent aussi d’un blâme moral. L’idée de faute est associée à la
puanteur : « Puni, coupé, est celui dont l’odeur est mauvaise »297, disait-‐on déjà
293 GALOPIN A., (1886 : 111).
294 Pour toute cette partie, voir A. Le Guérer : 1988.
295 BERILLON Dr., (1915 : 142-‐145).
296 SIMMEL G. (1912 : 34)
dans l’Égypte pharaonique. De même, les relents de Job qui éloignent de lui sa famille, « Mon haleine répugne à ma femme, et je suis devenu fétide aux fils de
mes entrailles »298, apparaissent comme la manifestation d’une disgrâce divine.
Au Moyen Age, les Juifs étaient tenus pour nauséabonds, tare qui disparaissait
miraculeusement s’ils se convertissaient299. L’intolérance olfactive au Juif, à la
prostituée, à l’homosexuel, recouvre des enjeux sociaux : leur « fétidité », signe de dégradation morale, sert à justifier les processus d’exclusion dont ils sont victimes.
Les incriminations s’amplifient au XVIe siècle. La hantise de la contagion ne
peut plus se satisfaire de ces seuls boucs émissaires. Les passions que suscitent Juifs et lépreux s’effacent devant la peur de certains effluves catégoriels. Le souci de désodoriser la cité, en la nettoyant, pavant et en évacuant ses déchets, se double d’une volonté accrue de contrôle et de purification morale. Cette évolution est sensible dans les mesures prises à Gap,
en 1565300. En même temps
qu’il est défendu de jeter dans la rue, cadavres d’animaux, fumiers, excréments, urines, eaux souillées, sang des saignées, la fréquentation des cabarets, les jeux et les danses sont interdits. Les « putains publiques », (du latin « putida » puante), archétype de la puanteur, doivent quitter la ville sous peine de recevoir le fouet. Cette mesure symbolique étant prise, les autorités s’attaquent à des fétidités plus réelles : les ouvriers qui travaillent les cuirs, les peaux, les laines, seront, à cause de leurs activités nauséabondes, renvoyés à la périphérie et devront s’y maintenir s’ils veulent éviter des amendes et la confiscation de leurs marchandises. Intolérance olfactive et répugnance sociale et morale vont d’ailleurs de pair.
Au XVIIe siècle, la représentation du petit peuple comme être dégradé,
infra-‐humain, menaçant parce que fétide, justifie son enfermement et son contrôle. À Nîmes, en 1649, les pauvres sont rassemblés et emmurés dans les arènes en attendant la fin de l’épidémie !
De la contamination physique à la contamination morale, il n’y a qu’un pas aisément franchi. La présence aux portes de Paris, aux confins de ses faubourgs les plus populeux, d’émanations particulièrement répugnantes, constitue une double menace. Les odeurs fécales et nauséeuses des bassins de vidange, celles — plus intolérables encore — des chantiers d’équarrissage où, chaque année, sont tués cruellement quelque dix mille chevaux affamés et
épuisés, font de Montfaucon « un horrible égout », « une monstruosité »301 qui,
en portant atteinte à la santé et à la moralité de la classe laborieuse, met en péril la société tout entière. Derrière ses établissements insalubres, sa « mer
dégoûtante de sanie »302, ces monceaux de carcasses et de viscères qui
pourrissent à l’air libre, se profilent non seulement le spectre de la peste mais l’ombre tout aussi effrayante du « boulevard du crime ». C’est pourquoi Paris
298 Job, 19, 17-‐18.
299 GOLDING L., (1938 : 59), KLINEBERG C., (1935 : 130).
300 Cf. SARLAT P. L., (1936 : 57). 301 GARNIER J., (1844 : I). 302 ROUX L., (1841 : 18 et suiv.).