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ETUDE 3 : LAO DONG ET LE LOGICIEL MAX/MSP

A. La plateforme logicielle MaxMSP

2. L'objet technique MaxMSP

Ainsi qu’il a été évoqué dans les conditions d’observation, c’est moi-même qui ai montré le logiciel MaxMSP pour la première fois à Lao Dong lors d’une visite à son domicile au mois d’août 2001. Sans entrer dans des détails inutiles à la recherche, je donne ci-dessous un bref aperçu de cet objet technique dont j’espère qu’il permettra au lecteur de comprendre la fascination que celui-ci exerçait sur Lao Dong, ainsi que sur moi-même et bon nombre d’autres musiciens électroniques.

2.1. Un logiciel pour écrire des logiciels

MaxMSP est un programme bien connu dans le monde académique de la musique électronique. Inventé dans un premier temps à l’IRCAM[2], à Paris, par un chercheur américain du nom de Miller Puckette, il est actuellement développé et commercialisé par une société américaine du nom de Cycling74[3]. Le logiciel est largement enseigné dans les conservatoires et les écoles d’art du monde entier à l’heure actuelle.

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En mars 2004, un ami français m’a transmis un cd-rom contenant des logiciels de musique pirates pour la plateforme Windows en me proposant de le passer aux musiciens chinois (travaillant uniquement sur Macintosh, je n’en n’avais pas l’utilité). Voici mes notes d’observation de Lao Dong explorant le contenu du cd-rom: « C’est tout du vieux. Ça j'ai déjà, ça aussi. Bon c'est la version 4.0c, j'ai la 4.0a, tant pis c'est presque la même chose, etc. (Lao Dong connaît tous les noms des hackers et me dit) Ouais, [dans le monde entier] on utilise tous les mêmes . (Il me montre les noms des hackers un à un, notamment Zone, il parle de H2O mais il n'y en a pas sur le cd-rom )».

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Le célèbre Institut de Recherche et Coordination Acoustique Musique français, fondé en 1969. Plus plus d’information, voir <http://www.ircam.fr>.

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<http://www.cycling74.com>.

Sa caractéristique principale est de permettre à l’utilisateur de « construire », par l’intermédiaire d’une procédure graphique, des logiciels pour faire de la musique[1]. On peut le comparer à un jeu de construction, à l’image de ceux utilisés par les enfants, avec des objets et outils de base que l’utilisateur assemble afin de réaliser l’objet technique de ses rêves. La grande force de MaxMSP est de passer par une interface visuelle très conviviale (par comparaison aux textes de code informatiques standard), qui permet aux musiciens qui n’ont pas de formation scientifique préalable d’être à même de programmer dans cet environnement moyennant une à deux années d’études intensives[2]. Une fois cette étape franchie, l’utilisateur peut ensuite « faire faire ce qu’il veut » à l’ordinateur, avec pour limites essentiellement les performances de sa machine, et ses capacités personnelles de programmation.

Le système de programmation de MaxMSP est connu pour son interface graphique basée sur des icônes, reliées entre elles par des cables virtuels, qui marquent les connexions entre les différents éléments. Typiquement, là où la majorité des logiciels sont constitués à partir d’un « texte » rédigé dans un language informatique, un logiciel réalisé dans MaxMSP se présentera, à son ouverture dans la fenêtre de travail, comme une série de satellites entremêlés dans une toile d’araignée (voir à ce sujet l’exemple du logiciel Omnisequ ci-dessous).

Le terme anglais patch (litt. « fiche » ou encore « raccordement, branchement ») est habituellement retenu pour désigner un logiciel écrit à l’aide de MaxMSP. Il sera utilisé ci-dessous en alternance avec le terme « logiciel » pour désigner différents programmes informatiques réalisés de cette manière.

J’avais été formé à l’utilisation de MaxMSP avant de débuter mon travail de doctorat, via les cours de l’Institut de Musique Electroacoustique et Informatique de Genève de 1997 à

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L’évolution actuelle du produit semble indiquer que ses concepteurs souhaitent étendre le champ d’utilisation à d’autres domaines. Des outils audiovisuels ont été introduits au cours des trois dernières années, ainsi que d’autres fonctions permettant d’intégrer, par exemple, des procédures liées à Internet, comme des protocoles de transfert permettant de connecter des ordinateurs d’un pays à l’autre, ou des langages spécifiques (java notamment).

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Il faut compter environ une année d’étude à plein temps pour une personne ayant de la facilité avec les outils informatiques avant d’être véritablement à l’aise avec le logiciel. Comme il n’existe pas de formation dédiée uniquement à MaxMSP, la majorité des utilisateurs suivent habituellement quelques cours hebdomadaires, répartis sur plusieurs années, avant de poursuivre leur formation par eux-mêmes à l’aide des manuels et des documents d’aide fournis par le fabricant.

2000. La perspective de passer du temps en ma compagnie, au cours duquel je lui transmettrais ces connaissances, intéressait beaucoup Lao Dong, et il y faisait très souvent référence dans les courriels que nous avons échangés durant l’année 2002, ainsi que durant mon séjour en Chine en 2003-2004. Grosso modo, l’accord conclu entre nous au début de mon année de terrain à Pékin était que je lui donnerais un cours de programmation MaxMSP, et qu’il m’aiderait à récolter les données nécessaires à mon travail de recherche.

2.2. L'acquisition de MaxMSP par Lao Dong

De la même manière qu’il est utile de connaître la biographie d’un auteur, ou les raisons qui ont poussé un artiste, au cours de sa vie, à réaliser certaines actions plutôt que d’autres, et à rencontrer certaines personnes, il est intéressant de considérer brièvement le chemin qui a conduit MaxMSP et Lao Dong à travailler ensemble.

Voici, résumées sous forme de liste, les étapes principales de ce processus telles que j’en ai eu connaissance via des observations directes, mais aussi par l’intermédiaire des nombreux courriels que nous avons échangé à ce sujet.

– le 21 août 2001, Lao Dong entend parler de MaxMSP pour la première fois, lorsque je lui montre l’exemplaire qui se trouve dans mon ordinateur personnel. Il a déjà pour objectif de « faire de la musique assistée par ordinateur » mais ne connaît pas le logiciel[1]. – le 17 décembre 2001, engagé à mixer comme DJ en Suisse, il passe une journée à Genève et fait la connaissance d’un employé d’un magasin de musique local. Ils décident d’échanger un appareil MPC 3000, qui se trouve chez Lao Dong à Pékin, contre un ordinateur iBook qui sera fourni par le magasin de musique.

– le 27 janvier 2002, l’échange entre les deux appareils, organisé depuis Pékin par Lao Dong par l’intermédiaire de connaissances qui voyagent par avion entre les deux pays, est effectué à la gare de Lausanne (je n’y ai pas assisté).

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A ce moment-là, MaxMSP n’était disponible qu’en version Macintosh et les ordinateurs de la société Apple étaient très minoritaires (à peine quelques pourcents) sur le marché chinois. Les produits qui s’y rattachaient ne retenaient pas beaucoup d’attention de la part des musiciens locaux. De plus, le logiciel Max, dans sa version commerciale « MaxMSP » permettant le traitement de signaux sonores en temps réel, accusait de plus à peine trois années d’existence. Il n’était donc pas étonnant que même Lao Dong, qui connaissait si bien les différents logiciels de musique, n’en n’ait jamais entendu parler.

– le 29 janvier, j’informe Lao Dong de l’adresse d’un site pirate sur lequel il peut trouver un grand nombre de logiciels pirates pour Macintosh. J’interviens auprès de

l’administrateur du site, que je connais un peu, et lui obtiens un mot de passe d’accès.

– le 31 janvier 2002, Lao Dong reçoit son iBook. Il commence à configurer l’ordinateur, et se trouve confronté à toutes sortes de problèmes techniques avec lesquels il n’est pas familier, car c’est la première fois qu’il utilise un Macintosh.

– le 1er février 2002, il télécharge la version de démonstration de MaxMSP, disponible sur le site Internet de la société qui le commercialise, mais ne l’installe pas : il a remarqué que le produit était limité à une période d’utilisation d’un mois, et se demande comment il va faire lorsque celle-ci sera expirée. Il a remarqué quelques jours auparavant un site Internet où MaxMSP était en vente pour 360 US$, et hésite à l’acheter.

– le 6 février, il installe la version de démonstration. Il a toujours toutes sortes de problèmes techniques liés à l’utilisation nouvelle du système Macintosh.

– le 9 février, la version de démonstration de MaxMSP fonctionne normalement. Lao Dong passe encore beaucoup de temps à résoudre différents problèmes techniques liés à son nouvel ordinateur, dont la plupart ne sont pas liés à MaxMSP.

– le 16 février, soucieux de voir la date limite d’utilisation de la version de démonstration de MaxMSP se rapprocher, Lao Dong entreprend les démarches pour devenir membre du serveur pirate que je lui ai indiqué. Il sait qu’il pourra y trouver une version de MaxMSP. Il devient membre le 23 février 2002.

– le 26 février 2002, après une nouvelle série de complications informatiques, Lao Dong réussi à installer la version pirate de MaxMSP, celle-ci fonctionne parfaitement.

– depuis la fin février 2002 jusqu’au mois de mai 2004, Lao Dong utilisera essentiellement la version pirate téléchargée le 26 février 2002. Il récolte via Internet de nombreuses informations liées au produit, et effectue toutes sortes de manipulations destinées à développer sa maîtrise de l’objet technique.

2.3. Le modèle Monolake

Lors de ma première rencontre avec Lao Dong, au mois d’août 2001, celui-ci m’a montré un enregistrement DVD du groupe Underworld[1]. Il m’a expliqué ce qu’il appréciait dans leur travail, et discuté des différents objets techniques, hardware ou software, que le groupe utilisait. Il cherchait, par exemple, à déterminer si l’écran de l’ordinateur qu’il apercevait faiblement par instant dans le film permettait de savoir quel logiciel était utilisé par les musiciens lorsqu’ils étaient en concert. Son objectif de travail, bien que non formulé explicitement, était, en quelque sorte, « faire de la musique de la même manière qu’Underworld ».

Durant les années qui ont suivi, j’ai noté plusieurs autres musiciens sur ordinateur, pour la plupart européens ou américains, dont Lao Dong cherchait à acquérir les techniques. Il avait ainsi, semble-t-il à la suite de la présentation que je lui avais faite de mon travail sur MaxMSP en août 2001, effectué des recherches sur Internet et porté son intérêt sur le travail du groupe allemand Monolake[2], dont l’aspect « très technique » est une des particularités. Le groupe développe ses propres outils logiciels, notamment par l’intermédiaire de l’outil MaxMSP, et marque cet investissement par des déclarations dans la presse[3], ou en mettant à la disposition des internautes certains de sespatchsvia son site web.

Au moment de mon retour à Pékin, au mois d’août 2003, Lao Dong avait non seulement téléchargé via Internet plusieurs patchs réalisés par Robert Henke (l’artiste principal de Monolake), mais également contacté ce dernier via courriel. Il avait réalisé une interview (publiée ensuite dans un magazine pékinois), et lui avait proposé d’organiser une tournée en Chine. Il avait profité de l’occasion pour lui demander quel types d’objets techniques il

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Un groupe anglais de musique électronique, connu mondialement et actif depuis le début des années quatre-vingt dix.

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<http://www.monolake.de>.

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«Do I go to the studio and make a song? Or do I make a new tool to make another song tomorrow ?» (Robert Henke) ; «There are two approaches you can take with your music software. One is to consider the tools as fixed. The other is to control the tools themselves. That gives you a much bigger lever. (...)» (Gerhard Behles), Eric Davis, « The Rise of Laptop Techno »,Wired10.05 (2002): 96-101, p. 100. Le groupe est connu pour être à l’origine de la conception du logiciel de musique Abelon Live, programmé notamment par Gerhard Behles, qui a fini par quitter Monolake pour se consacrer entièrement au développement de logiciels de musique.

Abelon Live est, au moment où j’écris ces lignes, le logiciel le plus utilisé dans le monde chez les musiciens électroniques pour les activités de concert.

utilisait habituellement.

Lao Dong n’avait pas de modèle unique auquel il s’identifiait dans ses discours, mais il était clair que le travail de Monolake, comme en 2001 celui du groupe Underworld, représentait une sorte d’objectif à atteindre. Non seulement le groupe utilisait MaxMSP, un outil qu’il souhaitait maîtriser, mais le style de musique du groupe, apparenté au sous-genre techno, rejoignait celui que Lao Dong avait mixé en tant que DJ durant les années qui précédaient.

De façon générale, une partie importante de son processus de travail consistait à regarder ce que font les autres, puis à se mettre à la tâche de son côté. Monolake, et beaucoup d’autres artistes, dans la plupart des cas via Internet, lui fournissaient autant d’exemples de patchs, ou de morceaux de musique qui constituaient pour lui des objets d’analyse (sur le mode « comment cette personne a-t-elle réalisé cela? »), et de réflexion.

2.4. Téléchargement et jeu

De 2002 à 2004, dans le cadre de son processus d’apprentissage de MaxMSP, Lao Dong procédait de la façon suivante : il recherchait, par exemple à l’aide de mots-clés, ou via le site officiel de la société Cycling74 (dont certaines sections renvoient à des sites d’utilisateurs du logiciel), des pages web où il pouvait télécharger des patchs réalisés par d’autres à l’aide de MaxMSP. Il plaçait ces téléchargements dans un dossier général, où il les essayait ensuite un à un. A la suite de ces tests, il plaçait dans un dossier à part qu’il avait nommé « COOL » les patchs qui lui semblait les plus intéressants. Il reprenait plus tard, ou sur l’instant, ceux-ci pour jouer avec. Lorsque ce qu’il entendait lui plaisait, il enregistrait le résultat à l’aide d’un appareil externe afin de le réécouter plus tard, suivant une habitude qui, disait-il, remontait à l’époque où il jouait dans un groupe de rock et qu’il enregistrait les répétitions afin de les réécouter plus tard pour les analyser.

Voici un exemple depatch téléchargé puis sélectionné par Lao Dong. Il s’agit d’un logiciel nommé CamelToe, écrit par un musicien américain du nom de Twerk et mis à disposition des internautes via son site Internet[1].

Fenêtre d’utilisation de CamelToe, photo d’écran prise dans l’ordinateur de Lao Dong, février 2004.

Comme on peut le voir dans l’illustration de la fenêtre de travail de CamelToe, certains patchssont parfois très complexes, et donnent l’impression d’être confronté au tableau de bord d’un boeing 747. Même si une personne familière avec l’environnement MaxMSP peut noter les présences typiques d’un menu déroulant, d’un contrôle de volume, ou encore de boutons on/off, la taille et la position des éléments, leur nombre et leurs fonctions, ont été décidés par le musicien Twerk, et sont « nouveaux » pour tout utilisateur qui y est confronté pour la première fois.

En 2003-2004, il arrivait fréquemment que Lao Dong choisisse un patch dans son

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<http://www.audibleoddities.com/twerk/>.

ordinateur pour me le montrer. Il ajoutait souvent ce commentaire : « cepatchest pas mal » (· =patch¨¾ Zhe ge patch bu cuo). Par cette affirmation, il désignait le fait qu’il avait utilisé précédemment l’objet technique en question, et qu’il avait apprécié sa structure, sa convivialité, ou les résultats sonores qu’il avait obtenus en le manipulant.

Bien que je n’aie pas été présent au moment de la plupart de ses essais, je crois, sur la base de ses récits et de mes observations à mon retour à Pékin en 2003, que chacune de ses séances d’essai d’un nouveau patch avait lieu de la même manière. Face à la vue impressionnante de la fenêtre ci-dessus par exemple (l’original rempli l’ensemble de l’écran de l’ordinateur), il se mettait simplement à jouer par le biais d’un mélange de clics et glissements de souris, de choix réfléchis pour les icônes qu’il connaissait pour les avoir déjà

« jouées » dans des téléchargements antérieurs, et au hasard dans le cas les icônes qu’il ne connaissait pas.

Cette méthode de travail, « jouer et regarder (ou écouter) ce qui se passe », était particulière à Lao Dong. Elle différait, par exemple, de la mienne, – je commence personnellement toujours par jeter un oeil sur la documentation qui accompagne souvent lespatchs, ou par les textes qui se trouvent sur les sites de téléchargement –, ou de celle de Xiao Deng, qui souhaitait généralement comprendre un peu de quoi de retournaient les logiciels avant de les utiliser (par exemple en posant la question à d’autres musiciens). Aucun de nous deux, ni aucun autre musicien parmi la dizaine de musiciens que j’ai eu l’occasion de côtoyer à Pékin ne téléchargeait de cette manière d’énormes quantités de logiciels pour les tester.[1]

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Renseignements pris auprès d’un chargé de cours de la Faculté de psychologie de l’Université de Genève, cette spécificité de Lao Dong relève des questions de typologie psychologique, qui sont bien trop complexes pour être discutées ici. Je considère donc simplement ces aspects comme « une facette » de sa personnalité.