• Aucun résultat trouvé

C. La traduction mésopotamienne et la transmission du savoir

C.2 L’objectif du présent travail

Le présent travail se propose d’aborder la traduction littéraire en Mésopotamie à travers l’étude des textes bilingues suméro-akkadiens du premier millénaire avant J.-C., copiés et rédigés dans les grandes bibliothèques royales et de temples. Il s’agit de textes mythologiques et religieux portant, sur la même tablette, le sumérien, présenté comme texte

43

La question de la langue à partir de laquelle la traduction est établie est complexe ; au Ier millénaire avant J.-C. il est fréquent que la version sumérienne soit en réalité une traduction a posteriori, élaborée à partir de l’akkadien, mais notée en premier, en raison de son statut de langue du savoir et de la religion.

original, et le texte traduit en akkadien44. Les deux textes sont présentés sous forme interlinéaire, la ligne sumérienne précédant la ligne akkadienne. Les processus de traduction ont été abordés à partir de l’étude des textes eux-mêmes, qui mettent en évidence les particularités des techniques de traduction employées par les scribes. Mais la traduction et sa mise en pratique permettent de poser un certain nombre de questions connexes. En effet, l’activité de traduction s’inscrit dans le cadre de la transmission du savoir ; en Mésopotamie, cette transmission passe nécessairement par l’écrit, et traduction et transmission du savoir sont en fait indissociables, dans un contexte toujours multilingue, quels que soient l’époque et le lieu.

Ainsi, la traduction doit également être examinée du point de vue linguistique, sociolinguistique, herméneutique et plus généralement culturel, car elle a un rôle fondamental dans la formation de la culture mésopotamienne, dès les débuts de son histoire. Mon approche sera donc multiple. Dans un premier temps il sera nécessaire de poser le cadre culturel et linguistique dans lequel les textes bilingues du premier millénaire avant J.-C. ont pu se développer (1.1). J’aborderai ensuite la question de la transmission du sumérien (1.2) et des textes bilingues attestés à cette époque (1.3), en montrant comment et pourquoi le sumérien a continué d’être copié si longtemps après son extinction comme langue de la communication. En effet, le contexte linguistique dans lequel se diffuse la production textuelle mésopotamienne est fondamental, et il sera nécessaire d’en montrer la complexité et les différentes manifestations (1.3 et 1.4).

Il sera ensuite nécessaire de différencier l’approche des textes religieux (1.3.4) de celle des textes littéraires bilingues (1.3.5), car ces deux genres n’ont pas la même raison d’être et

44

Comme nous le verrons au chapitre 2, il est fort probable qu’une composante akkadienne (ou proto- akkadienne) ait existé en Mésopotamie dès les premiers témoignages textuels ; dans ce cas, la notion d’original et de langue de départ pour les traductions doit être remise en question, et il faut envisager une situation linguistique et culturelle plus complexe, dans laquelle le sumérien serait devenu la langue de référence culturelle et littéraire.

les méthodes de traductions sont donc différentes. En effet, si les traductions des hymnes en dialecte emesal servaient peut-être à la formation des futurs-prêtres (1.3.4.1), il ne peut en être ainsi des traductions littéraires, qui requièrent un niveau et une connaissance de la langue et de la culture sumérienne plus poussés. La question de la finalité de ces textes somme toute assez peu nombreux est fondamentale (1.3.5.1.i), car il s’agit plus de textes à portée herméneutique que de véritables traductions littéraires dont le but aurait été de transmettre un savoir ancestral45. Outre l’étude des textes eux-mêmes et des caractéristiques de la traduction, il est nécessaire de poser la question des outils de traduction et du vocabulaire désignant celle- ci, car ces aspects sont fondamentaux pour comprendre le cadre dans lequel celle-ci a été pratiquée (1.3.5.3). Enfin, un certain nombre d’observations, basées sur les textes eux-mêmes, permettra de mettre en évidence la portée idéologique de ces traductions littéraires, et de montrer comment certains éléments, tels que la nature polysémique de l’écriture cunéiforme, permettent de créer un texte qui est non plus une traduction fidèle, mais une véritable interprétation herméneutique (1.3.5.4).

Cette étude me permettra de revenir en arrière dans le temps, et de montrer comment le bilinguisme et le multilinguisme, qui caractérisent toute l’histoire de la Mésopotamie depuis l’apparition des premiers textes a forgé les mentalités et la production textuelle mésopotamienne (2.2). Sans revenir dessus dans les détails, car ces éléments ont déjà été considérablement étudiés par le passé, il est toutefois nécessaire de montrer comment la traduction caractérise et forge les langues, les mentalités et les textes mésopotamiens. L’utilisation de telle ou telle langue, le recours à la traduction, les textes que l’on choisit (ou non) de traduire, tous ces éléments reflètent l’importance de l’écrit et du langage dans cette société, et en particulier l’importance de la langue sumérienne ; il sera donc nécessaire de

45

La question des rapports entre herméneutique et traduction est fondamentale et sera également abordée dans la dernière partie du travail, consacrée à la traductologie et ses liens avec la linguistique, la sociolinguistique et l’herméneutique. Voir 4.4.2.

revenir rapidement sur la question de l’extinction du sumérien et de son utilisation aux époques ultérieures (2.3). Le second millénaire avant J.-C. témoigne du développement de l’akkadien comme langue de la communication et de la littérature (2.4). Dans ce cadre, le sumérien conserve une place particulière, en étant enseigné dans le cadre scolaire (2.4.1 ; 2.4.2). Par ailleurs, de nombreux textes issus du cadre scolaire reflètent l’importance accordée au sumérien et au maniement des langues, et c’est à partir de cette époque qu’on peut voir, à travers les textes, un véritable intérêt pour la philologie et les langues (2.4.3). Ainsi, un certain nombre de textes, rédigés en sumérien ou en akkadien, témoignent de l’importance de l’écriture et du langage, de la conscience qu’on avait du multilinguisme et de la nécessité de surmonter l’obstacle que représentait l’incompréhension entre différentes langues, et du rôle central de la traduction dans un tel cadre.

J’aborderai ensuite la question des périodes médio-babylonienne et médio-assyrienne, qui témoignent d’un cadre nouveau pour le développement des textes tant akkadiens que bilingues (2.5 et 2.6). C’est à cette période que l’akkadien, alors lingua franca du Proche-Orient, est utilisé pour noter une variété de textes, y compris de textes littéraires, qui sont transmis dans le cadre scolaire. Tous les sites dits de la périphérie adoptent l’écriture cunéiforme, et les apprentis-scribes de ces régions apprennent donc à manier le sumérien et l’akkadien (2.5.3). Ils adoptent ainsi certains textes, et créent de nouveaux textes multilingues. La deuxième moitié du IIe millénaire avant J.-C. témoigne par ailleurs du développement de la littérature akkadienne, que ce soit en Babylonie (2.5.4), ou en Assyrie (2.6.2), où celle-ci est adoptée puis adaptée pour servir l’idéologie royale assyrienne. Par ailleurs, on voit se développer les véritables traductions interlinéaires. Peu nombreuses, elles sont copiées pour être archivées dans les premières grandes bibliothèques royales et se développeront au premier millénaire avant J.-C. (2.6.3).

Ayant observé la permanence du multilinguisme en Mésopotamie à toutes les périodes de son histoire, il sera ensuite nécessaire de revenir sur les textes témoignant d’un intérêt pour le langage, l’écrit et par extension le bilinguisme et la traduction. Ce sera l’objet du chapitre 3, dans lequel j’aborderai d’abord les différents types de textes témoignant d’un intérêt pour ces aspect (3.2), avant de me pencher plus précisément sur un texte fondamental, à savoir l’incantation de Nudimmud (3.3), un texte sumérien de l’époque paléo-babylonienne qui aborde la question de la diversité linguistique en Mésopotamie. Je reviendrai ensuite sur le vocabulaire désignant la traduction (3.4), et aborderai la question des liens entre la traduction, les commentaires et la divination (3.5). J’évoquerai également dans cette partie les personnes concernées par le multilinguisme et la traduction, à savoir les scribes, les traducteurs, et les interprètes (3.6) ; je décrirai leurs rôles respectifs dans les différentes manifestations de traduction mésopotamienne.

Enfin, je montrerai en quoi la traductologie a servi de cadre pour cette étude (chapitre 4). Une fois définie la traduction (4.2.1), il sera nécessaire de mentionner les liens entre traduction et linguistique (4.2.2), avec une approche particulièrement importante lorsqu’on s’intéresse au multilinguisme mésopotamien : la théorie tétraglossique d’H. Gobard (4.2.3), ainsi que les théories fondamentales de R. Jakobson, N. Chomsky, E. Nida (4.2.4) ou encore G. Mounin (4.2.5). J’aborderai ensuite les questions de traduction comme acte social (4.2.6) et les liens entre traduction et sémiotique (4.2.7). Dans un second temps, je tenterai de montrer que la traduction ne peut être limitée à ces approches ; en effet, il faut tenir compte du fait que la traduction est un moyen de communication (4.3.1) et qu’elle est établie afin de toucher un certain nombre de destinataires (4.3.2 ; 4.3.3 ; 4.3.4).

Enfin, il sera nécessaire de montrer en quoi tous ces aspects sont importants pour une meilleure compréhension de l’activité de traduction en Mésopotamie (4.5), en insistant particulièrement sur les notions d’universaux de langage, d’universaux culturels, et sur la

convergence des langues et cultures en Mésopotamie. Je conclurai en abordant les deux aspects fondamentaux de la traduction que sont la philologie et l’herméneutique (4.5.5 et 4.5.6). Il est en effet important de toujours avoir à l’esprit que la traduction mésopotamienne n’est jamais établie pour elle-même ; elle sert avant tout à mettre en avant l’importance du savoir, de l’écriture, et du rapport au monde, qu’il soit humain ou divin.

Figure 1 - Carte des sites du Ier millénaire avant J.-C; où des archives et bibliothèques ont été trouvées (Source : O. Pedersén, 1998, 128).

Documents relatifs