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Les plans que Sissi s’était fixés en quittant la maison de sa grand-mère décédée changent. En fait, tout change avec la mort de la grand-mère. Sissi se retrouve une nouvelle fois avec Éric dans une chambre d’hôtel (tout comme au chapitre un, trois ans auparavant). Pour la première fois, Sissi repousse l’homme pendant l’acte. Sa mère étant symboliquement morte depuis plusieurs années, et sa grand-mère venant tout juste de mourir, il n’est plus nécessaire pour la narratrice d’utiliser la sexualité comme échappatoire. La sexualité compulsive devient inutile. Elle quitte la chambre d’hôtel et se dirige vers le pont Jacques-Cartier. Au dernier moment, Sissi ne se suicide pas, comme si elle se rendait compte que la bonne distance ne peut se trouver dans sa propre mort. C’est plutôt le départ de la grand-mère (une mort qui est dans l’ordre naturel des choses) qui est une voie vers une distance convenable parce que c’est à ce moment que la grand-mère redevient humaine, vulnérable. Une femme qui possède une subjectivité propre. De son vivant, elle était présentée comme un monstre, une personne immense et envahissante. Il était impossible alors de s’en approcher et l’apprivoiser.

L’épilogue du roman permet de comprendre que Sissi cherche des moyens de vivre sans sa figure maternelle principale. Après un séjour à l’hôpital, Sissi rencontre un homme :

Les princes aussi, ça existe. Sauf qu’ils ne viennent pas nécessairement sur un beau cheval blanc volant, mais en autobus voyageur, comme l’ange sexuel aux ailes cassées que j’ai rencontré après ma sortie de l’hôpital. Ils n’ont pas non plus de vêtements brillants insalissables. Non. Ils peuvent porter des chandails de Pantera et oublier de se laver, mais ça n’enlève pas pour autant le charme. Et les yeux fermés, couchée nue dans un lit avec un prince, on ne fait plus la différence (Borderline : 157-158).

La mort de la grand-mère jumelée à l’absence de la mère permet de créer assez d’espace pour laisser entrer un tiers avec qui développer une relation saine. La sexualité, comme on le voit dans l’extrait présenté, semble en voie de devenir saine. C’est la première fois qu’un homme est qualifié par Sissi de prince. Éric était « gros et moche » (Borderline : 17) et elle « le haïssai[t] comme une folle » (Borderline : 26). Il y a aussi eu Olivier, son pseudo-chum comme elle l’appelait, qui ne semblait pas être important dans la vie de

Sissi (son surnom l’indique de prime abord). Dans le cas de la relation introduite en épilogue, on sent l’attention, l’affection, mais aussi le désir véritable de la relation.

En bref, dans le roman Borderline, les personnages luttent les uns avec les autres, et avec eux-mêmes, pour trouver une distance convenable. Bien qu’envahissante, la mère est trop loin émotivement. C’est ce que ressent Sissi enfant lorsqu’elle est en présence de sa mère. Cette femme n’agit ni ne parle. Ces non-gestes sont pourtant significatifs, dans la mesure où ils symbolisent parfaitement la figure de la mère morte aux yeux de l’enfant. Quand il y a un rapprochement, par exemple quand la mère va chercher sa fille pour l’amener au centre du lit où pleurent les deux femmes, le geste apparait révélateur : la mère participe à l’emprise. Il n’y a pas d’affection dans son geste, comme l’enfant le souhaiterait. Dans sa défaillance, c’est comme si la mère ne pouvait faire autrement que de se soumettre au désir de sa propre mère.

Le combat de la narratrice se poursuit avec la grand-mère : elles s’entredéchirent, parfois se réunissent un temps, mais ne réussissent jamais à se rejoindre et à trouver une distance saine. Les actes de langage et les gestes de la grand-mère démontrent bien sa volonté d’emprise, par exemple avec des menaces ou l’exclusion des tiers. En gardant la cellule familiale fermée sur elle-même, la grand-mère cherche à protéger sa famille, et plus particulièrement Sissi, mais cela aboutit chaque fois à une relation impossible. Plus tard, alors que Sissi tente de se défaire de l’emprise de sa grand-mère et de l’absence de sa mère avec une consommation d’alcool et des comportements sexuels compulsifs, les échanges avec la grand-mère semblent inéluctablement conduire à des impasses.

On remarque donc le jeu entre rapprochement et éloignement chez la mère et la grand- mère : Sissi ne saurait affirmer avec certitude si ces femmes sont trop près ou trop loin. L’ambivalence est très présente dans le discours intérieur de la narratrice, tant dans ses pensées sur la grand-mère que sur sa mère. Par contre, surtout quand Sissi est enfant, on remarque des comportements adaptatifs à l’environnement dans lequel elle évolue : à l’intérieur de la famille, elle souhaiterait s’éloigner, alors qu’à l’extérieur, elle défend sa mère et sa grand-mère et craint de devoir les quitter. Les émotions envers la grand-mère

sont souvent contradictoires et cela est manifeste au moment de la mort de la grand-mère : c’est avec la mort que Sissi parvient à identifier certains traits positifs de sa grand-mère, qu’elle comprend alors un peu mieux. Avant cela, la subjectivité de la grand-mère est à peu près passée sous silence et ne ressortent que ses côtés sombres. Les émotions sont aussi ambivalentes envers la mère : d’un côté, Sissi a peur de devenir comme elle, d’un autre côté, on sent toute la tristesse de la narratrice quand elle repense à la froideur et à l’immobilité de sa mère, à leurs gestes empêchés, ou au besoin qu’elle a de la défendre malgré la folie. Sissi ignore quoi penser de cette mère inanimée : haine ou nostalgie ? Les deux à la fois, mais toujours dans la douleur.

C’est avec la disparition des figures maternelles que Sissi finit par s’apaiser. Seule la mort peut réconcilier les femmes qui n’auront jamais réussi à se parler, à échanger, à partager leur subjectivité (comment y arriver si les figures maternelles n’ont pas de nom, comme c’est le cas dans ce roman ?), leurs pensées profondes, à se rejoindre, à entretenir une véritable relation où chacune est acceptée. Dans une relation fusionnelle, il n’y a aucun moyen pour que chacune s’individualise et qu’une véritable relation se noue entre elles. La mort, ici, soulage et aide Sissi à devenir un individu à part entière et à apprendre à entretenir des relations saines en dehors du trio grand-mère/mère/fille. Avec une emprise comme celle exercée par la grand-mère, il n’y a guère d’écart entre les femmes, et aucun espace possible pour un tiers, et il ne s’agit pas d’une proximité saine. Ici, aucune distance ne pourrait être la bonne. Doris-Louise Haineault aborde justement la bonne distance impossible à trouver dans le cas d’une relation nocive avec une Surmère :

Lorsque l’adhérence à l’autre va de pair avec un total déni de l’autre comme être séparé et autonome, le maintien des conflits devient la seule possibilité de lien à l’autre. Le « trop proche » et le « trop loin » ne se

fixent jamais, s’embrouillent et embrouillent toutes les communications (Haineault, 2006 : 98).

Au terme de mon étude, il importe cependant de préciser que si la relation avec la grand- mère se résout avec le décès de cette dernière, ce n’est pas le cas de la relation avec la mère. Le deuil de la mère, morte symboliquement, n’est jamais tout à fait réglé. Sissi parle constamment de sa mère, de ses souvenirs négatifs, mais le lecteur ou la lectrice ignore où elle se trouve une fois Sissi adulte. Le personnage de la mère est toujours

quelque part en arrière-plan, comme un fantôme qui hante la narratrice et qui reste inaccessible. Mais c’est l’absence simultanée des deux figures maternelles qui permet de créer assez d’espace pour laisser entrer un tiers avec qui développer des relations saines comme Sissi ne les a jamais connues.

Nous avons vu, dans le roman Borderline, que l’ouverture à l’autre était importante pour que les femmes se rejoignent et développent une véritable relation (ce qui n’est pas possible dans le roman de Marie-Sissi Labrèche). Qu’en est-il dans le texte pour le théâtre

Tout comme elle de Louise Dupré ? Comment se présente l’ambivalence, ainsi que le jeu

entre éloignement et rapprochement ? De quelle façon l’ouverture à l’autre viendra-t-elle modifier la relation entre les femmes dans cette œuvre ?

CHAPITRE 2

Douleur et subjectivité dans Tout comme elle de Louise Dupré

Tout comme elle est un texte pour le théâtre qui plonge au cœur de la relation mère-fille.

L’œuvre est divisée en quatre actes, chacun divisé en douze tableaux. Les deux premiers actes présentent le point de vue de la locutrice sur sa mère, donc en position de fille. Les deux derniers actes, à l’inverse, présentent le point de vue de cette locutrice sur sa fille, désormais en position de mère.

Quelques auteures se sont intéressées à cette œuvre, dont Nathalie Watteyne qui, dans son article « Tout comme elle : l’intime et le non-dit », aborde l’incommunicabilité entre les femmes, les non-dits, les gestes empêchés des personnages et la transmission de la douleur de mère en fille. C’est dans une perspective semblable que ce chapitre analysera les marques d’éloignement et de rapprochement entre mère et fille, afin de faire ressortir leur volonté de se rejoindre et de trouver une distance convenable. La distance entre les personnages n’empêche pas leur désir de préserver le lien. Les gestes empêchés des femmes seront donc abordés en tant que manifestations de la volonté de rejoindre l’autre, dans le but d’avoir un échange véritable. Je souhaite ainsi examiner l’ouverture à l’autre qui semble être l’élément de base pour que mère et fille se rejoignent et trouvent ensemble la distance qui leur convient. Comme dans le chapitre précédent, l’analyse suivra autant que possible le découpage du texte, en actes et en tableaux.

Afin de rendre compte de cette distance entre les femmes, le discours nous intéressera principalement : les paroles (empêchées ou prononcées) des personnages, mais surtout le discours intérieur de la locutrice. Les gestes seront également étudiés. Au terme de ce chapitre, j’espère faire ressortir comment les gestes et les paroles des femmes manifestent le désir de se séparer ou de se rapprocher, et comment ces éléments augmentent ou diminuent la distance entre elles.