• Aucun résultat trouvé

6. DISCUSSION

6.2 Locuteur et auditeur dans la co-construction du rapport de la consultation

6.2.1 L’autre

Jusqu’ici, nous avons exploré la mécanique de l’écoute pour décrire la manière dont s’exprime l’écoute en consultation publique. Or, il apparaît qu’au delà cette mécanique ou grammaire, la portée relationnelle ontologique que sous tend le processus et qui lui est endogène doit être explicitée par rapport à la dimension mécanique. Je veux parler ici de « l’écoute être » de l’individu autant que de « l’écoute être » dans la relation entre individus (Hyde, 1994), comme c’est expliqué dans la revue de littérature (p14).

Comme nous l’avons vu, Lipari (2010) détaille une ontologie de l’écoute qu’elle définit comme « écoute être », une écoute qu’elle situe au delà du langage. Cette

perspective est développée dans le sillage d’une conception phénoménologique de l’écoute, développée par Levinas et Buber. Le processus de l’écoute en consultation publique

s’articule entre les interlocuteurs, ce qui impliquerait une conscience de soi autant que de l’autre.

6.2.1.1 Conscience de l’autre, dédoublement interne et externe

Bavelas, Coates et Johnson (2000) évoquent le phénomène du « listener as a

speaker in waiting ». Le locuteur qui ne prend pas conscience de cette auto réflexivité et de celle de son interlocuteur, appauvrit son écoute et la portée de sa parole. Marc est

insensible à cette dynamique, comme nous l’avons montré, et son allocution le reflète. Il réduit l’écoute de son auditoire et le potentiel interactionnel qui suit. Lorsque le locuteur a conscience de ces positions, il agit en conséquence et cadre son interaction dans les balises adéquates sans quoi il « s’auto-mute », il mutile son intervention.

Pour souligner l’importance de l’auditeur comme locuteur en attente, Bavelas & al. (2000) citent une étude selon laquelle les auditeurs comprennent mieux lorsqu’ils peuvent apporter un retour aux paroles du locuteur. C’est précisément ce que font les commissaires avec la séance de questions/réponses. Cependant, le retour (feedback) des auditrices n’est pas simultané, mais décalé par rapport au discours. Toujours est-il que le locuteur doit être conscient de cette fenêtre d’interlocution et de sa valeur par rapport à la portée de son propre discours.

Au delà du constat de « listener as a speaker in waiting » existe le fait que chacun des individus présent est à la fois un être civique et un être social, pour reprendre les termes de Robert Hariman, « every one is a member of a res publica and a societas » (2007). En plus de se rendre compte de sa propre place dans cette fonction duelle, le locuteur doit découvrir que chacun des individus présents autour de lui partage cette dualité, et ne peut s’en extirper. Or, les interventions les plus heureuses de la consultation sont celles qui accueillent ce dédoublement interne et externe de tout membre de la séance.

Quand le participant ne voit les commissaires que comme des rapporteur(e)s de leurs propos et exclut les autres dimensions de leur humanité, il ne se met pas dans une position pour accueillir les propos de ces dernières et s’attend uniquement à être entendu. Pour Marc, son propos s’interrompt là où commence l’interaction, et le potentiel de passer d’une écoute attentive à une écoute engagée s’évanouit. Dans son esprit, sa prestation semble s’arrêter avec la fin de son discours quand il dit

MARC (…) C'est un gaspillage d’argent, c'est tout. Et j’aimerais que vous apportiez ce ce messageeuh(..) aux aux grand aux dirigeants de ce projet ((geste avec les bras)). (1; 259)

Il ne semble ainsi concevoir les « listeners as speakers in waiting » que comme des membres de la res publica, qui pourraient avoir mal compris (en tant qu’être humain ou membre de la res-publica) des détails de son discours.

Marc ne laisse pas entendre que son discours puisse être imparfait, avoir des failles ou des maladresses, il ne semble pas penser à la réception, à l’écouteur. Tout se passe comme si, dans son esprit, il suffisait de prononcer un discours et de le déposer pour qu’il soit entendu. Or les commissaires aimeraient en savoir plus et lui proposent de passer au delà de ce qu’il dit. Il reste cependant sourd à cette éventualité et termine sa prestation désorienté, perdu, et penaud devant le manque de précisions qu’il a pu apporter quand on lui en a demandé.

À l’inverse, Jean clôt son discours en marquant une certaine attention vis-à-vis des autres (il note qu’il n’a pas parlé trop longtemps) et se met officiellement à la disposition des commissaires pour écouter leurs commentaires ou questions.

JEAN =Puis de toutes les autres incidences là-dessus. Alors voilà. Je pense que je suis

rentré dans mon dix minutes.

PRES Oui. [On vous remercie beaucoup.

JEAN [Je suis disponible pour des questions, ça me fait plaisir. (1; 1062)

Le résultat est immédiat et les marques d’une écoute maïeutique vont surgir un peu plus loin dans la séance de questions réponses. En ce qui concerne Marc, les commissaires lui

offrent une écoute engagée qu’il n’est pas en mesure de soutenir, faute d’avoir peut-être pris conscience des autres comme « listener as speaker in waiting ». Il n’a pas anticipé qu’il serait amené à investir à son tour le rôle d’auditeur, après avoir été locuteur.

Autre cas de manque de conscience de l’autre ou des autres, Guy, qui ne parvient pas à comprendre que le projet de compostage est conçu pour le bien commun. Il ne voit que les retombées du projet concernant ses intérêts personnels (ou très locaux).

GUY (…) L’autre chose que je me demande, je me demande présentement à qui sert ce projet là?

(6.0)

GUY C’est ma question. (3.0)

GUY Tout le monde s’oppose au projet. PDTE: Oui.

GUY: Il n’y a pas personne qui est en accord avec ce projet-là. (2.0)

GUY À qui ça sert? (5.0)

GUY Donc (2.0)

GUY Euh::: c’est ça, c’est la question que j’ai ce soir. Je j’essaie de comprendre. (2; 1217)

Sans ouvertement nier toute implication bénéfique du centre de compostage, Guy remet en question la pertinence du projet, et en tout cas la pertinence du choix du site. Exaspéré de voir son quartier malmené encore une fois, il semble incapable de prendre du recul et d’apprécier la démarche dans son aspect citoyen, un aspect a priori éminemment nécessaire à toute agglomération moderne d’une certaine taille. Il refuse en bloc l’idée d’infrastructure urbaine, et la chaine écologique dans le milieu urbain. Face à ce refus en bloc du projet et du site, la présidente différenciera les deux préoccupations, et rappellera l’importance du projet en général et la prise en charge des déchets pour les citoyens.

L’individu doit avoir conscience de l’autre, mais aussi des autres et avoir

conscience du fait qu’il fait partie de ces « autres ». Guy, comme chacun des Montréalais, produit des ordures compostables, mais cette prise de conscience requiert une vision non

binaire (eux/moi) des enjeux. L’autre me fait exister en m’écoutant, je suis par l’autre (Lévinas, 1974).

Les propos suivants de Hariman (2007) sur la parole peuvent s’appliquer à l’écoute et l’alternance locution/écoute

There is a relationship between attentiveness and care, and to care about democracy is to care whether and how citizens speak. If they are careless with their speech, they are being careless with they citizenship (p. 224).

L’avantage de l’auditeur sur le locuteur est que sa position lui permet d’intégrer, dans sa perception de l’interaction, l’ambiance de la salle et les signes que lui fait parvenir le locuteur. L’attention du locuteur, quant à elle, est mobilisée par la recherche et le maintien de cohérence de ses propos. Il ne peut attribuer autant d’attention aux éléments indirects de l’interaction. L’auditeur se retrouve dans une meilleure position pour prendre conscience de l’autre. Il peut consacrer toute son attention sur le locuteur et l’environnement, comme nous le verrons dans la prochaine section.

6.2.2 Conscience et gestion des objectifs de l’interlocuteur

Il ne s’agit pas seulement d’avoir conscience de l’autre ou des autres, mais aussi de la raison de leur présence à la consultation. Jean sait ce qu’il a besoin de dire, tout comme Simon, ancien maire de Point aux Trembles et habitué des réunions citoyennes en tous genres. Aussi, ces participants vont droit au but de la consultation, à savoir

PDTE (…) Ils ont aussi le droit de faire valoir leur opinion dans le but d’éclairer, d’influencer les décisions des élus municipaux relativement à ces projets (1; 14)

Ils savent ce que les commissaires peuvent et doivent écouter. D’autres participants n’ont pas intégré ce critère et se lancent dans des discours dont une partie n’a rien à voir avec la consultation.

Certains l’avouent et les commissaires recadrent les autres, et n’hésitent pas à exprimer les limites de leur compétences en tant que commissaires.

GUY: Est-ce que la piste cyclable va être en lien avec le le centre de compostage? Je ne sais pas si c’est un projet qui est encore, qui est encore vivable, la la piste

cyclable? (2.0)

PDTE : Ecoutez, je ne saurais pas vous répondre. (2; 1232)

Ainsi, certains participants tentent d’engager les commissaires sur des tangentes. Si elles réagissent à l’écoute des discours qui les impliquent (comme on l’a vu, Simon cumule des références aux consultations précédentes de la présidente et lui rappelle qu’elle a signé le rapport précédent), ces réactions restent essentiellement non verbales. Elles n’engagent pas une discussion qui pourrait les distraire de leur objectif principal: recueillir un maximum d’informations et d’avis sur le projet afin d’en rédiger un rapport qui servira a priori aux conseillers de la municipalité à prendre des décisions.

Du côté des commissaires, cet impair n’est pas vraiment présent puisque les

commissaires posent des questions liées au discours qui les précède. Par ailleurs, pour elles, la finalité du discours d’un participant est a priori claire et énoncée dans son discours, plus ou moins explicitement.

Documents relatifs