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Partie 3 Commentaire sur la rationalisation du mythe dans le livre V

1. L‟inversion des valeurs

Le fabrique du personnage historique dans le livre V de Malalas ne se fait pas de manière linéaire mais très subtilement de manière progressive et, dans des cas très typiques, très subit de façon à choquer lecteur. Par exemple, Malalas annonce la venue d‟Achille tout à fait comme à l‟ordinaire, c‟est-à-dire avec beaucoup d‟hommages et de glorification, puis à mesure que l‟histoire évolue, ce dernier dévoile le comportement d‟un prince avaricieux et fort simple d‟esprit, jusqu‟à perdre tout dignité à quelque estime. Le caricature barbare du personnage d‟Achille laisse apparaitre clairement les procédés par lesquels Malalas entame une critique des personnages mythologiques qu‟il considère comme des modèles idéalisés. Alors dans un premier temps, Malalas introduit Achille avec beaucoup de suspens comme pour promettre l‟apparition d‟un acteur principal, pour ne pas dire le héros de l‟histoire. C‟est Agamemnon, par l‟intermédiaire de l‟astucieux et éloquent Ulysse lui-même, qui le réclame auprès de ses parents. Mais dès le début des hostilités entre les Grecs et les alliés des Troyens, le grand Achille va subit l‟humiliation d‟être sanctionné par l‟armée toute entière, chefs et soldats, pour n‟avoir pas mis la belle Briseïs parmi les butins collectifs244, mais l‟avait secrètement gardé

cachée sous sa tente après une razzia dans les environs de Troie. Gourmand et violent,

243 Le terme de critique, en général, n‟est pas tout à fait approprié à Malalas, dans ce sens où notre auteur n‟est pas disposé à faire une analyse critique des traditions anciennes. On parlerait plutôt d‟un parti pris. 244 M

ALALAS, O, 127, p. 101 : « Quand il a posé les yeux sur Briseïs, Achille tomba amoureux d‟elle et regretta ce qu‟il avait fait. Il la prit en cachette sous sa tente pour ne pas avoir à l‟emmener au milieu de l‟armée des Grecs. Cependant, il amena les richesses, la fille de Chrysès Astynomé ainsi que le reste du butin devant l‟armée et les rois. »

l‟Achille de Malalas, comme les autres chefs, n‟a d‟autres préoccupations que la violence et le profit. En parallèle à ce dénigrement du héros homérique, Malalas promeut des personnages souvent mis à l‟écart dans la tradition homérique en les comblant des atouts éclatants : Pâris- Alexandre est un petit prodige, jeune, beau, courageux, talentueux et plein de ressources, et ses frères comme Deiphobe joue un grand rôle dans l‟histoire.

De même, Malalas met le profit au centre même de l‟intérêt réel de la guerre de Troie. Rappelons que chez les anciens Grecs, l‟origine de la coalition des achéens provient d‟un serment que firent les chefs, serment qui stipule l‟obligation d‟une expédition punitive en commun contre celui qui intentera contre le mariage de celui qi épousera Hélène, la plus belle des mortelles245. Chez Malalas, l‟enlèvement d‟Hélène n‟est rien d‟autre qu‟une occasion, pour les cités grecques coalisées, d‟envahir et de piller la très opulente Asie246. c‟est ce que suggère l‟insistance de Malalas sur les pillages de contrées faits par les Grecs dès qu‟ils ont abordé la terre de la Troade, allant jusqu‟à faire des incursions dans les terres lointaines de la Thrace et de la Chersonèse247 et aussi le fait qu‟il parle finalement très peu de ce qui se fit sous Ilion lui- même. Les historiens des résumés, quant à eux, balbutient encore sur les raisons de la guerre et oscillent entre les apports mythologiques et des constructions rationnelles.

Voyons, par exemple, comment les historiens expliquent l‟un des énigmes de la légende troyenne : pourquoi les Troyens se sont acharnés à garder Hélène dans Troie au risque de monter toute la Grèce contre eux et comment en donner un rendu réaliste ? Dictys de Crète persiste à garder l‟argument selon lequel la noblesse troyenne s‟est laissée fléchir au caprice de Pâris qui veut absolument garder sa bien-aimée, elle était, entre autre, séduit par la beauté des dames d‟honneurs d‟Hélène et du trésor qu‟elle avait emmené avec elle. Darès de Phrygie montre encore plus clairement ce désire des causes rationnelles et convaincantes à la guerre de Troie, quitte à aller très loin dans les événements antérieurs248 pour formuler une cause cohérente et il tente de surmonter les arguments encore maladroits de Dictys qui fait état d‟une dissension d‟ordre social en présentant la garde d‟Hélène comme une stratégie diplomatique de la part du roi Priam. Ce dernier, en prenant Hélène comme une sorte d‟otage, selon Darès, voulut exercer une pression sur les Achéens afin de les forcer à réparer les torts que les Argonautes (DARES, 1) et Héraclès249 (DARES, 3) avaient fait subir à ses aïeuls et surtout à

rendre sa sœur Arsinoé, prise comme captive par les Achéens (DARES, 17). Darès de Phrygie fourni ainsi un prétexte logique et plus appuyé que Dictys de Crète ou Jean Malalas qui s‟en tient encore aussi à la version plus romancée de ce dernier, avec sa touche personnelle qui

245 Voir par exemple A

POLLODORE, Epitomé, III, 10, 9.

246 Nous ne devons pas aussi faire de ces récits des inventions de Jean Malalas, car ces petites expéditions de pillages existent effectivement dans le Cycle (dans les dernières parties des Chants Cypriens, voir Tout Homère, Hélène Monsacré éd., Les Belles Lettres, 2019, p.1027). Le début de l‟Iliade y fait allusion quand le prêtre d‟Apollon Chrysès vient supplier les Grecs de lui rendre sa fille bien-aimée contre une rançon qui n‟est pas la moindre. Chryséis, en effet, faisait partie de ces jeunes femmes capturées lors des razzias perpétrées par les Grecs sur les cités aux alentours de Troie. De ces razzias, il n‟est plus question par la suite dans l‟Iliade d‟Homère. Ces récits se trouvent aussi dans Dictys et Darès, mais bien moins détaillés, du moins dans les textes que nous avons. Ce sont d‟autres textes que l‟on appelle les Troika ou Iliaca qui racontaient ces expéditions de pillage faites par les Grecs autour d‟Ilion, et dont nous avons déjà parlé dans la première partie de notre travail.

247

MALALAS, V, O103, p.99 à O130, p. 103.

248 Darès de Phrygie remonte jusqu‟à l‟expédition des Argonautes. (DARES, 1, p. 241 – 248)

249 Héraclès avait déjà pris la cité réputée imprenable de Troie quelques dizaines d‟années avant la Guerre de Troie, avec quelques soldats et en quelques jours seulement, c‟est lui qui destitua Laomédon réinstalla Priam sur le trône. Voir par exemple le très beau récit qu‟en fait Isocrate dans Philippique 111-112.

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consiste en la fabrique d‟un lien de parenté entre Hélène et Priam. Nos auteurs s‟entendent donc que l‟amour interdit de Paris et d‟Hélène n‟est en rien l‟origine de la dissension des peuples, mais bien l‟espoir du profit ou d‟un avantage politique.

La méthode de l‟inversion touche de ce fait aussi bien les personnages que les motifs de la guerre. Par contre, elle touche plus les personnages grecs envers lesquels le chronographe se montre intransigeant alors que du coté troyen, nous constatons moins de transformation à leur égard, Malalas leur épargne leur intérêt pour les richesses en dépit de Dictys de Crète, et ne retient à leur compte qu‟un désir désintéressé à garder Hélène comme appartenant la famille royale de par ses ancêtres. Malalas met, par contre, le point sur l‟origine lucrative, et non véritablement punitive, de l‟expédition grecque, et de ce coté là, il est, certes, plus véhément que son modèle Dictys car, effectivement, ni Dictys de Crète ni Darès de Phrygie ne parlent avec autant de passion que Malalas de ces fameuses expéditions qui précèdent le siège d‟Ilion. Le schéma qui se dessine dans le livre V de la Chronique de Malalas montre alors une horde Grecs affamés d‟or et de sang attaquant un pays fort riche et plus civilisé, trace de son asiocentrisme.