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CHAPITRE 4 LA TRADUCTION LITTÉRAIRE DANS UN CONTEXTE

4.2 L’interculturalité dans un contexte canadien

La traduction littéraire du récit autochtone dans un contexte canadien peut notamment être mise en relation avec le contenu de « Who is Comparing What and Why? » (2013), de Walter D. Mignolo. À titre de comparatiste et d’universitaire à visée décoloniale, il remet en question la notion du « zero-point epistemology » (Mignolo 2013, p. 101). Il s’agirait d’une zone neutre, où les réflexions et interventions des comparatistes ne seraient pas biaisées par leurs cultures, leurs groupes ethniques, leurs genres / sexes ou leurs classes sociales.

D’après Mignolo, les comparatistes devraient se détacher de ce « zero-point epistemology », qui n’existerait que dans la tête de certains théoriciens et qui correspondrait à une zone inaccessible et idéalisée. Ces réflexions se transposent aisément aux questions et paradigmes traductologiques actuels. Ainsi le comparatiste ou la traductrice devraient exercer leur capacité d’autoréflexion, afin d’entretenir une perception de la réalité interculturelle du pays. Une autoréflexion qui soit introspective, qui garde dans son champ de vision le collectif, et où un élément comparatif s’immiscerait invariablement afin de rendre le processus complet, le facteur relationnel étant essentiel à la connaissance de soi et de l’autre.

Mignolo, tout en lui attribuant un rôle inspiré du contexte colonial, définit la comparaison comme suit : « Comparison was needed to build the imaginary of the European self in contradistinction with the non-European other. » (Mignolo 2013, p. 108) En effet, à l’époque de la Nouvelle-France, par exemple, les comparaisons étaient effectuées dans un contexte de nouveauté et de grand contraste, où les communications entre cultures et peuples semblaient limitées, voire impossibles. Aujourd’hui, la situation diffère complètement, et imaginer l’Autre sans se renseigner ou entrer en communication implique de la mauvaise foi, de l’ignorance ou un sentiment de supériorité, tous inacceptables dans un contexte décolonial.

Le concept de comparaison culturelle a aussi été analysé par R. Radhakrishnan (2013). Il conclut que souvent un groupe en juge un autre dans l’intention de s’approprier davantage de pouvoir. Presque systématiquement, cette assertion de pouvoir sera intentée par l’individu issu d’une culture / nation dite contemporaine et « avancée », ayant déjà joué le rôle du colonisateur, par rapport à une autre culture / nation en « voie de développement » ou en cours de réappropriation de sa voix, une culture qui serait toujours dans une situation de résistance postcoloniale.

Bien sûr, un lien direct peut être ici fait avec les nations d’établissement canadiennes face aux Premières Nations et au peuple métis du Canada. La comparaison « non-relationnelle » et la classification hiérarchique ne sont point étrangères aux pratiques canadiennes, et les minorités font preuve de moins en moins de tolérance. Les analyses sociétales, culturelles et anthropologiques superficielles et non inclusives sont désormais dénoncées par les minorités, de même que toute généralisation identitaire de l’Autochtone.

Un faux pas supplémentaire, commis par l’individu issu de la nation d’établissement, risque aussi d’être remarqué s’il est associé à une temporalité fixe, un élément qui contribue à des généralisations hâtives. Homi K. Bhabha, dans Les lieux de la culture, une théorie postcoloniale, explique les incidences négatives qu’une observation ou une conclusion fixée dans le temps par les nations d’établissement peut avoir sur l’évolution des minorités.

L’un des caractères marquants du discours colonial est sa dépendance au concept de « fixité » dans la conception idéologique de l’altérité. La fixité, en tant que signe de la différence culturelle/historique/raciale dans le discours du colonialisme, est un modèle paradoxal de représentation : elle connote la rigidité et un ordre immuable aussi bien que le désordre, la dégénérescence et la répétition démonique. (Bhabha 2007, traduction de Françoise Bouillot, p. 121)

En effet, une anthropologue, une comparatiste ou un traducteur peuvent noter un trait caractéristique chez un Autochtone à un moment ou à un lieu donné. Par contre, cette notation ne peut être justifiée pour tous les Autochtones habitant le territoire canadien. En agissant de la sorte, les Allochtones procèdent à une archéologisation des Autochtones, comme l’affirme si bien Joëlle Papillon.

Selon ce paradigme, toute manifestation autochtone contemporaine relèverait d’une chute, d’un métissage culturel conçu comme un appauvrissement ou une dilution d’une identité préétablie (donc figée, imperméable à tout changement). Les cultures amérindiennes, métisses et inuit se trouvent dès lors placées dans un cul-de-sac : si elles sont « contemporaines », elles sont « inauthentiques » et donc leurs propositions ne semblent pas valables; si elles sont « traditionnelles », elles sont « authentiques », mais leurs propositions se voient tout de même invalidées parce qu’elles sont jugées dépassées et inadaptées à l’époque actuelle. » (Papillon 2013, p. 3).

Tout change, et les études et observations s’effectuent idéalement sous le modèle du cas par cas : « Quel que soit le moment de l’expression-énoncé qu’on prend, il sera toujours déterminé par les conditions réelles de cette énonciation, et avant tout par la situation sociale la plus proche. La

communication verbale ne pourra jamais être comprise ou expliquée en dehors ce de lien avec la situation concrète » (Todorov 1981, p. 69) Cependant, l’étude ou la reconnaissance de la situation

d’interaction concrète se tiendra dans un espace et avec des paradigmes extérieurs aux « catégories conceptuelles et organisationnelles primaires » (Bhabha 2007, p. 30) telles la classe et le genre en

tant qu’éléments de reconnaissance identitaire. Homi K. Bhabha propose en fait des lieux de reconnaissance culturelle et identitaire autres, qu’il qualifie d’interstitiels, comme le groupe ethnique, le sexe, la génération, le lieu géopolitique et l’orientation sexuelle (Bhabha 2007, p. 30). Voilà les catégorisations de l’identité contemporaine qui permettent de mieux situer l’individu dans un espace d’intersubjectivité nationale ou culturelle. Tous ces éléments agiraient en tant que variables. Selon Bhabha, « ces espaces interstitiels offrent un terrain à l’élaboration de ces stratégies du soi ⎯singulier ou commun ⎯ qui initient de nouveaux signes d’identité, et des sites innovants de collaboration et de contestation dans l’acte même de définir l’idée de société. » (Bhabha 2007, traduction de Françoise Bouillot, p. 30)

Cette approche post-structuraliste, où la hiérarchie implicite des composantes binaires perd de son importance, permet une hybridité culturelle (Bhabha 2007, p. 33) qui, une fois déconstruite, met inévitablement l’accent sur l’individualité du sujet, sur ses particularités, sur sa différence par rapport au groupe. Aussi ce passage interstitiel entre les identifications fixes ouvre-t-il la possibilité d’une hybridité culturelle qui entretienne la différence en l’absence d’une hiérarchie assumée ou imposée. (Bhabha 2007, p. 33) Ainsi, les dualités du type Noir / Blanc, Soi / Autre se dépolarisent pour faire place à un mouvement temporel et à un flux dynamique « empêchant les identités situées à chaque bout de s’installer dans des polarités primordiales ». (Bhabha 2007, traduction de Françoise Bouillot, p. 33) C’est donc dire qu’il faille des études de cas du point de vue individuel et aller bien au-delà d’une identité assumée, autochtone ou non, pour éviter l’essentialisation et l’archéologisation. Comme Bhabha le mentionne, de nombreux aspects sont à prendre en considération lorsqu’il est question de cerner l’identité d’un individu, et cela tient également pour le processus traductif de la littérature autochtone.

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