INSTITUTIONNALISTE POUR EXPLIQUER LES FORMES DE LA COORDINATION ET DE SON EFFICACITÉ
L ’ INSTITUTIONNALISME EN ÉCONOMIE
Pour chacun des courants, nous exposons tour à tour l’ontologie, la problématique, la
visée et les principes de méthode. Dans l’ordre, nous traitons de l’institutionnalisme
historique (II.1), sociologique (II.2), évolutionniste (II.3) et rationnel (II.4).
II.1 L’
INSTITUTIONNALISME HISTORIQUE:
UNE ANALYSE DE COMPROMIS INSTITUTIONNALISÉS À PARTIR DE RELATIONS CONFLICTUELLESLa perception ontologique de l’institutionnalisme historique se compose de la
définition des institutions, des comportements et de la vision d’ensemble du mouvement sociétal. La théorie de la régulation offre une illustration française de l’institutionnalisme
historique en économie. La théorie de la régulation émerge au début de la décennie 1970 afin de critiquer le paradigme néoclassique considérant le capitalisme comme un système autorégulé par les marchés (Boyer, 2002). Dans ce contexte de fin des Trente glorieuses, elle propose une vision holiste structuraliste du capitalisme afin de comprendre la transformation
179
et la stabilité des modes de production. De ce fait, l’approche possède un fort ancrage
macroéconomique et les notions de crise, comme de conflit, sont centrales. Les institutions apparaissent alors comme un moyen de régulation de ces conflits et sont principalement
formelles, ou issues d’organisations l’étant. Plus largement, l’institutionnalisme historique défend que l’idée que les institutions impriment des trajectoires sociétales, cristallisant des
rapports de force passés et régulant ceux présents (Hall, Taylor, 1997). À l’image des droits
de propriété et des textes de loi, seules les institutions formelles sont prises en compte. Avec
les institutions, les comportements des individus constituent une notion clé de l’échafaudage
théorique. Ici, les institutions orientent les comportements et la formation de ces derniers
s’explique de manière endogène. La rationalité attribuée aux acteurs diffère de celle postulée par l’approche orthodoxe en économie. L’approche historique :
« reconnaît le caractère situé du principe de rationalité : chaque forme
institutionnelle est porteuse d’une certaine logique et façonne en conséquence le
comportement des acteurs. […] Il est possible de revisiter l’hypothèse de
rationalité substantielle et de lui substituer une rationalité institutionnellement située » (Boyer, 2003, p. 5, p. 11)
Certes, le calcul motive les choix mais il ne détermine pas tout. En effet, les individus insèrent
leurs calculs stratégiques au sein de leur perception du monde. Dans l’institutionnalisme historique, la rationalité animant les comportements se construit donc socialement et renvoie à des objets collectifs (Billaudot, 2004). La perception du monde propre aux individus borne la dimension stratégique des comportements, dès lors ceux-ci ne sont pas uniquement fonctionnalistes. En ce sens, les comportements émergent à la fois du calcul et de la culture.
La combinaison de ces conceptions de l’institution et des comportements confère à l’approche historique une démarche holiste structuraliste (Schéma 9). Le modèle théorique
traite des situations historiques contextualisées et spécifiques dans lesquelles s’enchaînent des
périodes de régimes et de révolutions (Hall, Taylor, 1997). Dans ce système, le pouvoir, et en particulier ses asymétries, occupe un rôle explicatif central. Les formes institutionnelles stabilisées agissent sur la rationalité et les comportements. En effet, elles établissent le cadre et les règles au sein desquels les individus peuvent construire leur choix et ces derniers fondent les phénomènes sociaux (Billaudot, 2004). Ainsi :
« un mode de régulation met en œuvre un ensemble de procédures et de
comportements individuels et collectifs qui doivent simultanément reproduire les rapports sociaux à travers la conjonction de formes institutionnelles
historiquement déterminées et soutenir le régime d’accumulation en vigueur »
180
Schéma 9 : Synopsis de l’approche institutionnaliste historique
Légende :
* Processus de sortie de crise : genèse des formes institutionnelles
** Formation de la rationalité située (dans l’histoire)
*** Actualisation des règles en vigueur par des pratiques conformes à ces règles **** Phénomènes en régime
Source : Billaudot, 2004, p. 33.
À partir de cet échafaudage, l’institutionnalisme historique identifie une série de questions à laquelle il tente de répondre. La problématique de l’institutionnalisme historique se situe dans l’appréhension des compromis sociaux, i.e. les phénomènes sociaux dans le
schéma précédent. La question centrale interroge la manière dont « l’État et les institutions
structurent et arbitrent les conflits entre des groupes aux intérêts distincts » (Nielsen, 2001,
p. 506). Il s’agit donc de comprendre l’émergence d’un compromis social contextualisé, de
savoir dans quelle mesure il reflète l’état des asymétries de pouvoir à l’œuvre et comment
celles antérieures construisent les équilibres actuels. Pour illustration, B. Zuindeau décline
cette problématique au cas de l’environnement. Il étudie l’évolution de la relation
environnement-économie en fonction des différentes périodes ou régimes d’accumulation
capitalistes (Zuindeau, 2007). Cela le conduit ensuite à interroger la diversité nationale des politiques environnementales (Lardé, Zuindeau, 2010).
Pour mettre en avant les objectifs descriptifs, prescriptifs et prédictifs la des différents
institutionnalismes, nous revenons aux critères de l’analyse comparative menée par P. Hall et R. Taylor (1997). Les auteurs observent la façon dont la TR, l’EC et la NEI rendent compte de la relation entre les institutions et les comportements, d’une part, et traitent la genèse et l’évolution des institutions, d’autre part. Pour les institutionnalistes historiques, les
institutions exercent des contraintes en amont des comportements et orientent ceux-ci en
** * Formes institutionnelles stabilisées Rationalité Comportements des individus Phénomènes sociaux **** *** Anciennes formes institutionnelles en crise
181
imposant un cadre formel, légal ou non. De plus, elles cristallisent une lutte de pouvoir.
Cependant, la relation n’est pas univoque et une interaction existe entre les institutions et les
comportements, c’est «un processus de production de règles de comportements par l’action
collective » (Billaudot, 2004, p. 31). Cette conceptualisation résulte de l’axiome selon lequel
la rationalité est à la fois calculatrice et culturelle. Les individus décident des stratégies calculées en fonction de leurs intérêts et du caractère normatif des institutions. Cependant,
comme nous l’avons vu, une dimension culturelle se référant à des perceptions de la réalité
restreint le calcul stratégique et les institutions s’adaptent à ces perceptions. La centralité des conflits et le caractère historique des institutions révèlent cette interaction. L’institution crée de l’ordre mais se meut en réaction aux équilibres de pouvoir, eux-mêmes changeant durant les processus de crise et opposant différentes perceptions de la réalité. Il s’agit de la vision la
plus large des relations entre institutions et comportements. Par contre, à cause des nombreuses interactions considérées, elle peine à finement identifier la façon dont les institutions influencent les comportements.
L’explication de la genèse des institutions se trouve dans les anciennes règles et la
rationalité des individus. Les anciennes formes institutionnelles impriment des trajectoires et
de l’inertie, tandis que la rationalité justifie les nouveaux compromis institutionnels (Schéma 10). De plus, la notion de pouvoir s’avère déterminante :
« Les relations de pouvoir inscrites dans les institutions existantes confèrent à
certains acteurs ou intérêts davantage de pouvoir qu’à d’autres concernant la
création de nouvelles institutions » (Hall, Taylor, 1997, p. 491).
Ainsi, une dépendance au sentier imprime le changement institutionnel qui prend la
forme d’une alternance entre périodes de crise et périodes de régime stabilisé. En vertu de la
relation complexe entre institution et comportement, les auteurs insistent sur le caractère
182
Schéma 10 : La formation des règles dans l’institutionnalisme historique
Légende :
* Processus de sortie de crise : genèse des formes institutionnelles
** Formation de la rationalité située (dans l’histoire)
*** Justification a posteriori
Source : Billaudot, 2004, p. 33.
La méthode d’analyse mise en œuvre dans le cadre de cette approche est à la fois
holiste et inductive. La démarche holiste découle directement de la vision ontologique
partagée par ce courant. L’intérêt pour l’enchaînement entre crise et régime poussent les chercheurs à comprendre le comportement des acteurs historiques. Pour ce faire, ils fouillent les archives historiques et partent des objets collectifs pour ensuite passer par les individus (Billaudot, 2004, 2009). Pour illustration, A. Buchs (2012) procède d’une analyse historiographique de la normalisation de l’eau au Maroc et à Almeria, sur le long terme, afin
de comprendre la pénurie en eau en tant que phénomène social contingent. Cette démarche inductive offre l’avantage de saisir les spécificités des objets étudiés et, par conséquent,
associe un fort réalisme aux analyses ainsi produites. Cependant la généralisation des résultats pose problème puisque chaque cas est contingent.
L’architecture générale de l’approche institutionnaliste historique vient d’être présentée. L’exercice descriptif est à présent reproduit à propos de l’institutionnalisme
sociologique. *** Anciennes règles (formes institutionnelles) en crise Règles (formes institutionnelles) stabilisées Rationalité * **
183
II.2 L’
INSTITUTIONNALISME SOCIOLOGIQUE:
UNE ANALYSE CONSTRUCTIVISTE DE LA COORDINATION À PARTIR DES CONVENTIONSL’institutionnalisme sociologique, auquel appartient l’économie des conventions91
,
s’arrime à la théorie des organisations et, comme la théorie de la régulation, elle apparaît dans les années 1970. Considérant que l’efficacité ne suffit pas à expliquer les formes
institutionnelles, l’institutionnalisme sociologique développe une approche culturelle des
institutions (Hall, Taylor, 1997). Dans cette acception, les règles, procédures, etc. participent et reflètent des pratiques culturelles. Cette approche propose la définition la plus englobante des institutions. En plus des règles formelles, les règles informelles, comme les symboles ou
les modèles moraux, constituent des institutions. L’institutionnalisme sociologique établit
alors une synonymie entre institution et convention. Cette dernière notion se définit comme : « une forme d’accord non explicite. Elle prescrit le comportement à adopter sans avoir la forme d’un règlement écrit objectif auquel on peut toujours se référer »
(Batifoulier, Larquier, 2001, p. 11)92.
En somme, l’institutionnalisme sociologique rompt la dichotomie classique entre institution et
culture, et donne le même sens à institution et culture. Il opère de la sorte un tournant
cognitiviste au sein de l’institutionnalisme en économie.
Avec les institutions informelles, l’origine cognitive et culturelle des comportements participe de la vision ontologique de l’approche. L’origine organisationnelle de l’institutionnalisme sociologique imprègne la conception de la rationalité et des
comportements attribués aux individus. S’appuyant sur les travaux de H. Simon et J. March
(1958), les conventionnalistes défendent à travers le concept d’homo conventionalis une
acception originale de la rationalité :
« Deux propositions peuvent résumer la théorie de la rationalité de l’homo conventionalis : la rationalité est limitée, située, interprétative et argumentative ;
ces quatre propriétés s’emboîtent, chacune conduisant naturellement (sinon
mathématiquement) à la suivante. Cette seconde proposition postule que la critique de la théorie du choix rationnel formulée par Simon, Kahneman et Tversky doit être poursuivie et enrichie par des propriétés positives. […] Le
passage d’une propriété à la suivante dote ainsi l’homo conventionalis d’un
91 Le numéro spécial « L’économie des conventions » de la Revue économique de mars 1989 marque,
dans la littérature, l’apparition de l’économie des conventions. L’introduction présente la visée programmatique
du courant tandis que les articles en exposent les différentes facettes.
92
Distinguons deux approches de la convention. La première, stratégique, définit les conventions comme des règles et attribue aux individus une rationalité substantielle ; elle s’affilie aux travaux de Lewis. La seconde, interprétative, définit les conventions comme des règles et des principes normatifs et la rationalité devient procédurale ; cette branche s’inscrit dans la poursuite des travaux de Keynes (Batifoulier, Larquier,
184
ensemble de compétences tel que la dimension sociale de son identité constitue sa ressource fondamentale pour se coordonner avec les autres » (Bessis et al., 2006,
pp. 186-187).
Les individus décident dans un contexte d’incertitude radicale et construisent leurs choix de
manière séquentielle, notamment en anticipant les réactions d’autrui. C’est un processus
cognitif dont le déroulement, et pas uniquement le résultat, intéresse le chercheur. Il est
postulé que les modèles rationnels d’action sont socialement construits. De ce fait, la culture substitue le calcul stratégique dans la détermination des choix. Dès lors, les comportements
sont endogènes au système et variables d’un individu à l’autre (Di Maggio, 1998). En
définitive, les institutions jouent un rôle essentiel dans la formation des choix puisqu’elles correspondent aux modèles mentaux orientant l’action individuelle.
Troisième élément de l’échafaudage conventionnaliste, la construction des phénomènes sociétaux procède de l’individualisme méthodologique sous une forme élargie
(Théret, 2000). En vertu de l’hypothèse de rationalité procédurale, les individus sont poussés
à anticiper les actions de chacun et à ajuster leur comportement en fonction de celui des
autres. En cela, l’individualisme caractérise l’ontologie de l’institutionnalisme sociologique.
Néanmoins, le recours perpétuel à des objets collectifs lors de la procédure décisionnelle justifie le qualificatif « élargi » à cette forme d’individualisme. En effet, les institutions et la
rationalité façonnent les comportements dont l’interaction et l’agrégation produisent les
phénomènes sociaux ; ce qui découle de l’hypothèse d’une rationalité socialement construite
(Schéma 11).
Schéma 11 : Synopsis de l’approche institutionnaliste sociologique
Légende :
* Institutions, arrangements institutionnels, organisationnels ou contractuels Source : Billaudot, 2004, p. 29. Règles* Rationalité Comportements des individus Phénomènes sociaux
185
Puisque les conventions sont partagées et « en amont » des individus, le conflit ne ressort pas des analyses conventionnalistes. Ainsi, la problématique de ce courant ne gravite
pas autour de l’appréhension d’un compromis social émergeant de rapports de force, comme dans l’institutionnalisme historique. L’échafaudage de cette approche conduit à s’interroger sur les mécanismes de coordination de la société que produisent les institutions. Dans cette voie, la problématique adoptée consiste à savoir dans quelle mesure les institutions offrent des solutions à des problèmes de coordination et comment elles légitiment les arrangements
institutionnels en vigueur. Pour illustration, dans le cas de l’eau cette problématique peut conduire à requestionner l’échec de la libéralisation de l’eau en Bolivie au regard de la représentation de l’eau, en tant que ressource gratuite et publique, que partagent les
populations locales. Plus généralement, l’EC est efficace pour traiter de l’acception de la
ressource par les acteurs (Colon, Guerin-Schneider, 2013). La libéralisation devient un mécanisme de coordination non issu des conventions des individus locaux et ne pourrait alors
pas résoudre les problèmes d’action collective à l’œuvre.
Afin de traiter ces problématiques, l’institutionnalisme sociologique considère que les
institutions opèrent en amont des comportements et que leurs interactions sont avant tout
fonctionnelles. Les individus évoluent dans un contexte d’incertitude radicale entravant la
prise de décision. Ils mobilisent les institutions afin de remédier à cette indécision. Celles-ci orientent alors les choix en proposant des conventions, schémas et modèles mentaux facilitant
l’interprétation du monde et le choix de l’action (Hall, Taylor, 1997). Ce support fourni par
les institutions agit sur les préférences les plus fondamentales des acteurs, et pas uniquement sur les calculs stratégiques. Et puisque la rationalité est endogène, une forte interaction existe
entre le comportement individuel et les institutions. En effet, lorsqu’un individu adhère à une
convention, il la renforce et, dès lors, la capacité incitative de cette dernière augmente. Il existe donc une relation circulaire entre rationalité et règles (Schéma 12). En résumé, l’individu mobilise des institutions qu’il façonne afin de dépasser son problème d’incertitude radicale