• Aucun résultat trouvé

L’innovation sociale entre vogue et vague : une approche en termes d’objet-frontière

1. L’innovation sociale comme objet-frontière

On comprend aisément que l’ampleur de la crise actuelle et l’observation des multiples soubresauts du modèle économique depuis la fin des années 70 favorisent un regain d’intérêt pour l’innovation supposée à l’origine d’un nouveau régime de croissance. On perçoit aussi que la croyance dans le progrès technologique comme réponse aux situations de crise trouve ses limites. Dans ce contexte, l’innovation sociale apparaît comme la nouvelle solution, susceptible de favoriser non seulement la croissance mais aussi une forme de partage de ses fruits plus équitable et, dans certains cas, de redéfinir les politiques sociales (Moulaert et al., 2013). En bref, elle

139

est souvent présentée comme une façon de combiner l’aspiration au changement (une avancée vers une nouvelle modernité) et une forme de garantie d’équité et de justice sociale qui s’appuierait sur la créativité des acteurs et en particulier des acteurs privés. Le terme innovation sociale renvoie à un déplacement du regard, de la technologie ou de l’entreprise vers la société. Mais le terme, bien qu’utilisé de façon croissante tant par les acteurs sociaux et politiques que par les chercheurs, est polysémique et recouvre des définitions et des réalités diverses, selon les acteurs et les contextes considérés.

C’est pourquoi, il nous semble intéressant d’analyser les tentatives de stabilisation de cette notion à l’œuvre aujourd’hui à partir de la notion d’objet-frontière (Star et Griesemer, 1989 ; Trompette et Vinck, 2009 ; Abitbol, 2012). Cette théorie cherche tout d’abord à comprendre comment permettre la coopération entre des acteurs hétérogènes. Elle présente un intérêt pour notre objet en ce sens qu’elle met l’accent sur les processus, et particulièrement sur les processus collectifs et sur l’hétérogénéité des acteurs associés. Elle considère notamment qu’il peut exister plusieurs processus de traduction, à la différence de Callon et al. (2001). Ces auteurs remettent ainsi en cause la « lecture asymétrique des opérations de traduction », au sein desquelles l’innovateur chercherait l’adhésion et l’enrôlement des différents acteurs à l’aide de différents supports. Pour ces auteurs, l’enjeu est d’arriver à créer une cohérence d’ensemble entre les multiples processus de traduction (Trompette et Vinck, 2009, p. 8). Si la standardisation apparaît comme l’une des solutions pour faciliter l’intercompréhension, une autre d’entre elles peut être la mise au point d’un objet-frontière. « Ces objets-frontières maximisent à la fois l’autonomie de ces mondes sociaux et la communication entre eux … La notion est utilisée pour décrire comment les acteurs maintiennent leurs différences et leur coopération, comment ils gèrent et restreignent la variété, comment ils se coordonnent dans le temps et dans l’espace » (p . 9).

L’innovation sociale peut donc être analysée comme un objet-frontière à plusieurs titres. Tout d’abord, elle fait partie des notions qui ne font pas l’objet de connaissances stabilisées, d’où l’intérêt d’analyser les tentatives actuelles de stabilisation et d’intégration de savoirs multiples, experts et citoyens.

Ensuite, elle mobilise des acteurs hétérogènes (publics, privés commerciaux, de l’économie sociale et solidaire ou de la société civile en général), appartenant à différents mondes sociaux mais qui sont appelés à coopérer, sur des territoires notamment. Ces acteurs, même s’ils partagent une vision commune de l’innovation, cherchent à maintenir leur spécificités et poursuivent des objectifs différents, voire contradictoires. L’enjeu est d’arriver à une compréhension commune de l’innovation sociale, ce qui s’inscrit bien dans la notion d’objet-frontière dans sa dimension

140

d’interface et de traduction entre acteurs hétérogènes. Il s’agit d’assurer « un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes » (p. 8). A ce titre, nous considérons que l’innovation sociale constitue, aujourd’hui, un objet multiple, « un objet malléable qui peut être façonné par chacun ou un objet bibliothèque dont chacun peut extraire ce dont il a besoin » (p. 8). L’analyse porte donc sur les processus qui ont permis de construire ce minimum de signification partagée entre les acteurs concernés tout en conservant la diversité de leurs points de vue.

Enfin, la notion d’objet-frontière, dans sa conception d’origine, était utilisée non seulement pour analyser les dispositifs d’interface ou de traduction entre acteurs ou savoirs hétérogènes mais aussi afin de souligner que certains objets transportent, dans leurs interactions, « une infrastructure invisible, faite de standards, de catégories, de classifications et de conventions propres à un ou plusieurs mondes sociaux » (p.16). Quels sont les standards et conventions véhiculés par les différents acteurs à travers la notion d’innovation sociale ? Comment comprendre la multiplication actuelle des définitions et critères de l’innovation sociale ? Comment ces critères sont-ils négociés puis mobilisés, voire manipulés par les différents acteurs ?

Afin d’analyser l’innovation sociale en tant qu’objet-frontière, nous nous basons sur trois cas, qui, selon des processus diversifiés, ont produit une conception commune de l’innovation sociale, à partir de différents mécanismes de coordination entre acteurs hétérogènes. La mise en parallèle de ces trois dynamiques et de ces trois visions de l’innovation sociale fait ressortir des divergences intéressantes que nous cherchons à expliquer. Ces trois terrains se caractérisent par des diversités institutionnelles importantes (nature de l’initiative, place des pouvoirs publics, place des acteurs privés lucratifs et de l’ESS) qui peuvent déterminer la conception adoptée de l’innovation sociale et qui interrogent la place de l’ESS au sein de ces dynamiques d’innovation sociale. Ces terrains s’inscrivent tous dans le champ de l’ESS et permettent de voir comment des acteurs de l’ESS se saisissent de l’innovation sociale de manière diversifiée, en partageant toutefois la volonté de s’affranchir d’une image purement réparatrice.

Le premier terrain concerne le suivi de la mise en œuvre et du développement d’un incubateur d’innovation sociale en Languedoc-Roussillon et de son essaimage. Le deuxième porte sur les actions menées par un Pôle Régional d’Innovation et de Développement Solidaire (PRIDES) centré sur les services à la personne, sensibilisé à la question de l’innovation sociale. Le troisième est lié à un travail de spécification de l’innovation sociale mené dans le cadre d’un observatoire de l’ESS en Provence-

141

Alpes-Côte d’Azur. Ces trois terrains locaux ont fait l’objet d’une approche qualitative longitudinale dans le cadre d’observations participantes et d’entretiens en direction des principales parties prenantes, pour le premier dès 2008, pour le second et le troisième à partir de 2010.

Nous commençons par présenter les usages pluriels de l’innovation sociale en caractérisant trois acceptions différentes de l’innovation sociale. Puis à partir des trois études de cas, nous caractérisons les processus qui ont permis l’adoption d’une vision commune de l’innovation sociale et les conceptions dominantes de l’innovation sociale qui en sont issues. Nous concluons en identifiant deux enjeux pour l’ESS.

2. L’innovation sociale, une notion polysémique et controversée : en route