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Chapitre 2 – Un monde inconnu, immense et imprévisible

C. L’ INCERTITUDE FACE AU LENDEMAIN

Les acteurs de la découverte et de la conquête de l’Amérique sont métaphoriquement des équipiers entrés en cours de partie dans un jeu de domination des territoires. Mais les règles et les autres joueurs sont des données inconnues pour les nouveaux arrivants. Alliances, influences, pouvoirs, retournement de situations, tout se déroule comme une avancée qui mise sur la chance des dés. Car en effet, les informations détenues sur l’Amérique sont très faibles et incomplètes, il en ressort que personne ne peut définir ce qui va lui arriver, ce qui peut lui arriver. L’incertitude est un des sentiments les plus forts des acteurs en présence. Ils sont comme happés dans un gigantesque plateau où

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les règles sont à découvrir et à comprendre rapidement pour gagner la partie, c'est-à-dire conquérir et dominer, mais surtout ne pas perdre, c'est-à-dire survivre et ne pas terminer dévoré par des indiens anthropophages.

1. Des réseaux mouvants et instables

Les Européens qui débarquent dans les Antilles puis sur la Terre Ferme n’ont pas entre leurs mains les savoirs essentiels à toute lutte pour la domination et pour une entreprise de conquête : des informations sur les acteurs en présence. Dès leur arrivée, les Espagnols doivent faire montre de qualités d’adaptation exceptionnelles car tout ou presque leur est inconnu. Appréhender, puis plus tard comprendre l’environnement et les personnages que rencontrent les conquistadores est une tâche de tous les jours. Savoir quels villages peuvent devenir alliés, ceux qui se sont engagés dans des conflits, comprendre les intentions pacifiques des actes de provocation et de guerres… En dehors de la gestion des relations qui se mettent en place entre les villages puis les Empires et les Espagnols, les conquistadores doivent aussi prendre en compte les relations entre les différentes tribus, entre les différents caciques, les multiples alliances… Pour continuer d’avancer, les Européens doivent jauger au jour le jour ces réseaux mouvants et instables. La peur d’une rébellion, un bluff improvisé, l’incertitude de pouvoir accorder sa confiance, l’idée d’être trahi, que la situation devienne hors contrôle, toutes ces impressions sont présentes à chaque rencontre.

« Nous connaissions en effet le pays et désormais nous pouvions nous diriger, quoique nous ne fussions pas certains de retrouver des amis dans les habitants. Nous pouvions croire qu’en nous voyant en si misérable état ils n’en profitassent pour nous anéantir et recouvrer leur ancienne liberté ; et ces doutes nous jetaient dans une affliction égale à celle qui nous accablait dans nos combats avec les Mexicains. »72

2. L’imprévisibilité des évènements

De l’inconnu nait l’imprévu. Sans savoir il est difficile d’anticiper. Ainsi, livrés à eux même dans cet environnement nouveau, les conquistadores vont devoir faire face à des évènements impromptus, parfois favorables mais aussi parfois néfastes. Tout d’abord il est

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important de mentionner que les règles de la nature n’obéissent pas aux mêmes phénomènes d’un hémisphère à un autre. Les Espagnols rencontrent des volcans, des marécages, des forêts inconnues… Toutes ces complications arrivent souvent à brule pour point. Une expédition devant prendre seulement quelques jours peut durer des mois. Une reconnaissance apparemment sans problème peut vite devenir un véritable mouroir pour les Européens. Les explorateurs doivent apprendre à faire face à ces imprévus de l’environnement, qui ne peuvent être planifiés à l’avance et qui se découvrent au fil des pas et des avancées.

« Les tremblements de terre sont fréquents à l’époque des orages et des pluies, quoique, à la vérité, il pleuve très rarement dans ce pays. Ce ne sont pas de légères secousses, mais de véritables tremblements de terre, très forts et très longs. Pendant mon séjour dans cette ville, j’en ai vu de si violents, que nous étions obligés d’abandonner les maisons, dans la crainte d’être écrasés par leur chute, et de nous réfugier dans les rues et dans les places. J’ai compté jusqu’à soixante et quelques secousses dans les vingt-quatre heures, et cela durait souvent plusieurs jours. »73

Mais la donnée primordiale concernant le sort de l’avenir est que « rien ne peut être tenu pour acquis ». Les changements de fortune, les revers, les défaites, les victoires, tout ne tient qu’à un fil. Chaque étape vers la domination est une partie d’un château de carte qui peut s’écrouler à tout moment. Ce constat est présent dans l’esprit des conquistadores.

« C’était la première défaite que nous éprouvions depuis notre entrée dans la Nouvelle Espagne. Que les curieux lecteurs veuillent bien considérer à quel point la fortune est changeant ! Nous être vus entrer triomphants dans la capitale au milieu d’une réception solennelle, nager dans la richesse grâce aux grands présents que Montezuma nous faisait chaque jour, avoir entrevu la salle pleine d’or dont j’ai parlé, avoir été tenus pour teules, c'est- à-dire pour des êtres égaux à des divinités, avoir vaincu jusque là dans toutes les batailles… et maintenant nous vois atteints de ce malheur inattendu d’où venait résulter que notre réputation ne serait plus respectée parmi nos ennemis, que nous passerions pour des hommes susceptibles d’être vaincus et que tous les Mexicains commenceraient à perdre envers nous toute retenue ! »

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73 Gonzalo Fernandez de Oviedo, Op. cit. p 146. 74

Et l’idée de tout perdre en quelques secondes effraie au plus au point les participants à la conquête. Tant de labeurs, tant d’efforts pour n’être sur de rien, pas même de rester en vie. Les révoltes, les butins amassés, les efforts de diplomatie peuvent s’embraser en quelques jours, sans prévenir, avec cette impression que le contrôle échappe aux Espagnols qui ne peuvent se sentir maitre de leur destin. La tension que peut ressentir les hommes en charge tels que Hernan Cortes ou Christophe Colomb sous le poids des responsabilités et des décisions est palpable.

« Ce courrier me revenait douze jours après, m’apportant des lettres de mes alcades me disant que les Indiens révoltés assiégeaient notre quartier de toutes parts, qu’ils y avaient mis le feu et creusé des mines ; que mes gens s’étaient vus dans le plus grand péril et qu’ils seraient massacrés, si Muteczuma n’avait ordonné la suspension des hostilités ; que, néanmoins, ils étaient cernés et qu’on ne laissait personne sortir de notre palais. (…). Voyant les terribles circonstances où se trouvaient mes Espagnols, jugeant que, si je ne les secourais pas aussitôt, non seulement on me les tuerait, mais on me prendrait l’or, l’argent et les bijoux que nous avions amassés pour Votre Majesté aussi bien que nous perdrions la plus grande et la plus noble cité de ce monde nouvellement découvert, et qu’en la perdant nous perdions tout, puisqu’elle était la capitale et commandait cet univers. »75

Pour les conquistadores, l’Amérique définit l’Ailleurs tout comme l’Espagne, et à une échelle supérieure l’Europe, définit la norme. Les repères, le quotidien, les règles et les modes de vie ne sont plus les mêmes. En arrivant dans ces contrées, les explorateurs doivent s’adapter, comprendre, essayer d’anticiper. Tout est une question de survie. Face à eux se dresse une immensité inconnue formée d’îles, de terres infinies, de populations indigènes disparates et d’Empires puissants. Pour continuer d’avancer la lutte se dispute à chaque information. La méconnaissance de leur environnement joue contre les Européens qui sont alors défavorisés. L’enjeu des premières expéditions et des premiers contacts est d’appréhender rapidement les situations dans leur ensemble afin de ne pas commettre d’erreurs irréparables. Continuer d’avancer, ne pas mourir, glaner des informations sur la localisation des richesses, tel est le leitmotiv des Espagnols. Mais les connaissances restent sommaires dans ces premières années de présence. La vision des nouveaux territoires est partielle, floue, imprécise. Or pour ne pas sombrer dans la folie, l’homme a besoin de comprendre son environnement afin de pouvoir exercer un contrôle à la fois sur ce qui l’entoure mais aussi sur lui-même, sur ces émotions et ces comportements. Les habitudes

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étant bouleversées, un nouveau rapport avec le temps et l’espace se met en place. Les conquistadores perdent leurs principaux repères fournis par les réseaux ecclésiastiques et seigneuriaux. Ils ne peuvent se raccrocher à ce qu’ils ont connu, ce qui permet à l’homme en société de se sentir en sécurité, la répétition de journées, des mois et des années rythmée par des cérémonies religieuses et communautaires. Pour les aider dans leur quête de compréhension, les hommes se servent de leurs connaissances antérieures et de leurs expériences. Se servir du passé pour appréhender l’avenir. Les histoires des héros antiques peuplent l’univers des conquistadores. A cela s’ajoute les connaissances d’ordre scientifique au sujet des territoires du monde. Et enfin évidemment les expériences personnelles des découvreurs qui doivent se servir chaque jour de leur savoir marin, guerrier, conquérant. Ces paramètres, à la fois imaginaires, folkloriques et scientifiques sont la base qui soutient les expéditions et permettent aux hommes de ressentir un certain contrôle sur ce qui leur arrive.

Pourtant la plupart du temps c’est le sentiment inverse qui domine : l’imprévu. Même le plus fort des guerriers ne peut savoir indubitablement l’issue d’un combat. Malgré toute l’expérience possible, l’Amérique est un Nouveau Monde à explorer, un monde dont les Européens ne connaissent les secrets, les réseaux, les alliances, les particularités. Ainsi même préparés aux pires situations, la surprise reste présente car rien ni personne ne peut affirmer de quoi demain sera fait.

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