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La musique a toujours eu cet objet : des individuations sans identité, qui constitue les ‘êtres musicaux’.

Gilles Deleuze, 2003, p.276

Prenant racine dans le questionnement aristotélicien sur l’hylémorphisme à travers lequel « […] toute réalité y est décrite comme le rapport d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) » (Debaise, 2004, p.104), l’article de Christian Béthune L’improvisation comme processus

d’individuation (2009) problématise l’improvisation comme un concept permettant de s’extirper

de cette dualité hylémorphique ; dualité considérée comme philosophiquement irréconciliable jusqu’au développement de la philosophie postmoderne. En effet, selon l’auteur : « […] l’improvisation continue de faire ontologiquement cohabiter ce que la philosophie voulait initialement penser à l’état séparé » (Béthune, 2009, p.2). La prémisse de l’auteur est que l’improvisation fait simultanément intervenir expression et action, performance et création, geste et intention ; simultanéité largement mise de côté et négligée dans la musique écrite où « l’œuvre » précède sa réalisation et sa performance (ibid.). Ce que cette prémisse suggère comme piste de réflexion, c’est de s’interroger sur la manière dont les « […] individual contributions feed into the intricacies of the whole » (Watson, 2004, p.156) et d’interroger comment ces contributions peuvent à la fois transformer les individus en présence et, collectivement, transformer le groupe auquel chacun prend part.

Dans le texte de Béthune, la sous-section qui m’intéresse plus précisément dans le cadre de cette recherche est celle nommée « L’individuation collective ». Dans cette portion du texte, Béthune remet en question la notion d’auteur ; notion qui semble s’effacer dans un contexte d’improvisation

individus par simple imitation, mais qu’il s’agisse davantage d’un mimétisme entendu au sens employé par Citton où l’imitation (ou mimétisme) est conçue comme potentiel générateur de singularité (l’individu improvisateur étant la somme singulière, sans pour autant se déployer comme une totalisation définitive, de l’agencement de multiples influences) et, similairement, le collectif d’improvisation étant une somme singulière et dynamique des individus interagissant ensemble. Béthune clarifie cette approche individuante (et aussi particulièrement transindividuante), ouvertement simondonienne, de l’improvisation collective en soutenant que :

[…] l’acte d’improviser ne concerne pas la création d’une forme globalement maîtrisée par un sujet isolé qui assumerait la responsabilité esthétique et morale de l’œuvre en s’adjugeant le titre d’auteur, mais elle engage le groupe tout entier, groupe sans lequel l’improvisation, faute de résonance, ne serait pas en mesure d’actualiser une quelconque signification (2009, p.6).

La notion d’auteur s’effaçant dans l’improvisation collective, tous les membres deviennent

engagés dans l’émergence de ce que Béthune nomme le groupe, ou ce que je nommerais, dans le

cadre de ce mémoire, le collectif. Peut-être serait-ce à débattre, mais je ferai une adéquation entre les termes groupe et collectif dans la mesure où je les conçois de manière similaire : comme un regroupement plus ou moins restreint d’individus. À ce qui a été proposé précédemment, l’auteur ajoute et spécifie :

Pour que l’individuation collective puisse se déployer, l’acte de musiquer doit laisser suffisamment d’ouverture pour accueillir l’autre et tout ce dont il est porteur. Or cette figure adventice de l’autre est par nature déroutante et composite : c’est à la fois le partenaire au sein de l’orchestre qui formule des questions et propose des réponses inattendues […] (ibid., p.7).

Cette idée d’altérité ou de « l’autre » qui serait adventice, participant à un tout dont il ne ferait pas partie a priori, peut sembler contradictoire en regard d’un processus d’individuation collective ; contradiction dans la mesure où si l’autre est considéré comme étant un ajout, une extériorité, comment distinguer l’émergence d’une entité collective ou d’une dynamique d’ensemble ? Ce que Béthune suggère est similaire à la conception de l’individuation que formule Paolo Virno lorsqu’il soutient que ce devenir individuel et collectif peut régresser et que certains paramètres de la relation peuvent favoriser et réaliser une désindividuation (Virno, 2001). Toutefois, tel que proposé par Marr et Bailey (1992), étant donné la propension de l’improvisation libre à favoriser les rencontres entre des musicien.ne.s n’ayant pas forcément de liens apparents, l’altérité peut être perçue comme une source favorisant l’individuation. L’altérité peut aussi être conçue comme ce

qui permet de réaliser et de négocier des particularités individuelles qui ne seraient pas nécessairement favorisées dans d’autres contextes et d’autres situations musicales. En somme, ce que Béthune encourage à considérer à travers un collectif d’improvisation libre relève de deux points m’apparaissant essentiels. D’une part cette ouverture nécessaire pour accueillir « l’autre » et considérer son apport comme étant bénéfique (à la fois pour les autres membres du collectif, individuellement, aussi bien que pour le collectif lui-même) ; et d’autre part, que « la nature déroutante et composite » de « l’autre » peut générer des questions et des réponses devenant potentiellement la base de modulations et de transformations de la relation, des individus et du collectif.

/// deuxième partie

La musique est pure présence, et réclame un élargissement de la perception jusqu’aux limites de l’univers.

Gilles Deleuze, 2003, p.276 Pour moi, créer, c’est faire tout ce que l’on fait comme pour la première fois. C’est ne jamais se satisfaire de la technique et de l’expérience que l’on a pu acquérir. Affronter chaque fois des problèmes si radicalement nouveaux que ton expérience se révèle – heureusement – incapable de les résoudre et qu’elle devient même un poids gênant pour toi, un frein que tu dois rompre.

Pierre Clémenti, 1973, p.100

Le « comment » est devenu la principale visée de ma réflexion méthodologique. J’ai été confronté à la nécessité d’élaborer une approche permettant d’explorer un questionnement philosophique de manière empirique, avec une certaine dimension pratique. Mon idée de départ, en réexaminant les principales conceptions de l’improvisation libre et en me référant à mon questionnement initial sur le rapport entre singulier et collectif, fut de créer un ensemble de musicien.ne.s improvisateurs.trices et de planifier des séances d’improvisation qui seraient potentiellement observables. L’observation, quelle soit en situation, directe ou participative, m’a vite semblé manquer de substance comme méthode pour explorer des concepts et une pratique mobilisant un large spectre de dynamiques et de subtilités. Comme le soutient Matthieu Saladin (2014), l’analyse d’une pratique (en l’occurrence l’improvisation libre) doit nécessairement prendre en compte ce qui est fait par le/la musicien.ne, mais aussi s’intéresser aux transformations que cette pratique génère. Analyser une pratique, c’est donc considérer les « […] processus d’individuation qu’elle engage » (p.24) et méthodologiquement, « une pratique ne saurait être abordée comme un objet fixe, mais nécessite une approche prenant en compte sa dynamique » (ibid.). Plus spécifiquement, je me suis interrogé sur comment explorer le concept de transindividuation par l’entremise de l’improvisation libre. À nouveau, l’observation, même au paroxysme du participatif, supposait toujours une distance face à l’objet d’étude ; distance qui semblait inadéquate pour examiner la transindividuation étant donné les relations et les transformations faisant partie de ces processus. Toujours enclin à regrouper des musicien.ne.s en

conçue comme ce qui produit des trans-formations chez des individus en relation, comment mettre en lumière ce processus chez quelqu’un d’autre via la pratique de l’improvisation musicale libre ? J’ai donc opté pour une double approche méthodologique en me référant d’une part à des traits propres à la recherche-création, cette récente méthodologie de recherche se trouvant « […] au carrefour des conventions de la recherche qualitative et des exigences de la création : complexité qui suggère une avancée vers l’hybridation d’outils et de démarches méthodologiques » (Bruneau & Burns, 2007, p.48 dans Bruneau & Villeneuve, 2007). Pour cette portion de la méthodologie, je m’appuierai plus spécifiquement sur la typologie et la définition de la recherche-création de Chapman et Sawchuk (2012). D’autre part, et en guise de complément méthodologique, j’aurai recours à l’adaptation faite par Sansom (2007) de la méthode de collecte de données Interpersonal

Process Recall (IPR) appliquée à l’improvisation musicale et s’appuyant sur l’enregistrement

vidéo de performances musicales improvisées. Les sections qui suivent s’attarderont principalement à définir ces deux approches, à justifier leur recours complémentaire en regard de mon objet d’étude, et à esquisser quelques questionnements sur les limites inhérentes à cette entreprise méthodologique.